vendredi 14 octobre 2011

Des métaphores pour éviter les extrêmes



"L'abstention de toute nuisance
L'accomplissement du bien
La purification de sa propre conscience
Tel est l'enseignement du Bouddha
."
(voir quatre versets essentiels)

Comment purifier sa propre conscience ? En développant la lucidité (S. prajñā), que la Bhikkhuni Dhammadinna[1] fait correspondre à la compréhension juste (P. diṭṭhi) et la
pensée/intention juste (P. saṅkappa) de l’octuple chemin. A commencer par une juste compréhension de ce que l’on est, de notre expérience individuelle. Celle-ci est constituée de diverses perceptions sensorielles et intelligibles. En s’identifiant avec elles ou en les appropriant, l’idée d’un noyau permanent et unique qui s’y identifie ou qui les approprie s’établie. Tant que cette identification ou appropriation a lieu, elle s’immiscera à tout le processus cognitif, dans toutes les perceptions sensorielles et intelligibles, comme un reflet, ou comme un ombre. En apparaissant constamment, l’idée de sa permanence et omniprésence se consolide.

« Imaginez à présent, mes sœurs, un grand arbre debout, solide. Ses racines sont temporaires et vont pourrir, son tronc est temporaire lui aussi et va se détériorer, sa ramure feuillue est provisoire et va dépérir, et son ombre est temporaire et va disparaître. Parlerait-on correctement en affirmant : « Les racines de ce grand arbre sont temporaires et vont pourrir, son tronc est temporaire et va se détériorer, sa ramure feuillue est provisoire et va dépérir, mais son ombre est éternelle, durable, permanente, immuable » ? » (MN 146 Nandakovāda sutta).
La purification de la conscience est donc le développement de la perspicacité en matière des perceptions sensorielles et intelligibles. En les éprouvant telles qu’elles sont, sans le reflet ou l’ombre causé par l’identification ou l’appropriation, la conscience est « purifiée ». L’habitude de la perception réfléchie est graduellement remplacée par la perception correcte, sans identification, ni appropriation.
La perception correcte se construit en analysant pour chaque élément de la perception sensorielle et intelligible s’il est temporaire et satisfaisant. Cela abouti à la conclusion que tous les éléments sont temporaires et insatisfaisants, et qu’il convient de ne pas s’y identifier ou de les approprier.

« Imaginez maintenant, mes sœurs, qu'un boucher chevronné ou son apprenti ait abattu une vache et la découpe avec un coutelas bien aiguisé. Sans endommager la masse des chairs à l'intérieur ni abîmer l'étendue de peau à l'extérieur, il tranche avec son couteau aigu tout ce qui est tendons, nerfs et ligaments entre les deux, il les coupe et les sectionne. Quand il a fini de les trancher, de les couper, de les sectionner et de retirer la peau, il recouvre les restes de la vache avec cette même peau en disant : « Cette vache est reconstituée grâce à sa peau ». En disant cela, parlerait-il juste ?— Certainement pas, Maître. Pourquoi ? Comment ce boucher chevronné ou son apprenti qui a abattu une vache… pourrait-il affirmer que cette vache est reconstituée grâce à sa peau alors que sous la peau elle est dépecée ?— J'ai composé cette image, mes sœurs, pour que vous compreniez bien le sens ainsi : La masse des chairs à l'intérieur représente les six portes sensorielles personnelles, l'étendue de peau à l'extérieur représente les six portes sensorielles externes, les tendons, nerfs et ligaments qui sont entre les deux symbolisent le plaisir et l'attachement, le couteau effilé représente la sagacité pure qui tranche, coupe et sectionne les chaînes et les liens formés par les souillures mentales entre (l'interne et l'externe). (MN 146 Nandakovāda sutta) »
Le mahāyāna dit du bouddhisme ancien qu’il ne s’abstient pas d’attribuer un soi ou une essence, aux choses, en d’autres termes qu’il les prend au premier degré. Cela s’appelle du réalisme naïf. Mais dans l’explication de Nandaka, il ne reste pas grand-chose aux éléments analysés puisqu’ils sont jugés impermanents et insatisfaisants. Quelle que soit la véritable nature des choses, puisqu’elles sont impermanentes et insatisfaisantes, on ne s’y attache pas, on ne s’y identifie pas. Le résultat ne pourra pas être totalement différent en les considérant comme vides d’essence…

Dans le Soutra du Cœur, Avalokiteśvara procède de la même manière. Il prend toute l’expérience individuelle[2], la "regarde de haut en bas" et ne perçoit alors que cinq agrégats matériels et immatériels, vides d’essence. Non seulement, il ne voit pas de soi, mais seulement cinq agrégats, mais encore, dans les perceptions sensorielles et intelligibles, tout ce qui est perçu et « intelligé » (S. dharma) est vide d’essence. Etant vides d’essence, ces choses ne naissent pas et ne disparaissent pas « réellement ». L’idée de perception correcte devient alors obsolète. 
« La croyance à l’être (T. dngos po dag yod par smra ba) consiste à croire que, naissant de causes et de circonstances réelles, les choses sont nécessairement réelles, et que ces choses réelles nées de causes et de circonstances ne proviennent pas du néant. [En fait,] Mahāmati, ceux qui pensent de la sorte nient la causalité. »[3] « S’il n’y a pas de saisie d’objet, il y a forcément cessation. » (L’Entrée à Lankā)[4]
« Lorsqu’on sait que rien ne naîtEt que rien ne cesse,On voit que le monde est videSans plus croire à l’être et au néant. »(L’Entrée à Lankā)[5]

La liberté se situe dans la non production. La véritable purification a lieu par l’intuition de la non production. Maitrīpa avait développé une méthode où les métaphores jouent un rôle essentiel dans la « transmission ». Tant qu’il y a une dualité, une compréhension intellectuelle et même une intention l’intuition de la non-production, ou l’accès à celle-ci, est impossible. Pour combler ce hiatus impossible, Maitrīpa passe entre autres par l’utilisation des métaphores. En présentant des métaphores à un disciple, qui est dans un état non discursif, Maitrīpa a pensé pouvoir rendre possible cet accès. Cette théorie, dont il n’est pas forcément à l’origine, a été appliquée de diverses manières et a permis ou facilité l’intégration des pratiques tantriques.

C’est mon hypothèse que de nombreuses pratiques attribuées à Dampa ou appartenant à la lignée Zhi byed sont des travaux pratiques de cette théorie. On les retrouve chez Tshalpa Zhang. Et je pense que la pratique de l’enceinte vide de la syllabe A en est une autre.

C’est au fond la même méthode que les deux précédentes, mais en passant par des métaphores et en passant le relais d’une certaine façon, en faisant intervenir des éléments de médiation comme le maître (guru) et le mantra (« A »). C’est une pratique dite de purification, qui purifie l’expérience individuelle. Elle dissout l’unité apparente du soi et du corps en les agrégats matériels et immatériels et donne accès à la nature non produite des agrégats, des perceptions sensorielles et intelligibles.

La syllabe « A » symbolise la non production. La pyramide trigonale pointant vers le bas est « l’origine des phénomènes » (S. dharmodaya T. chos ‘byung ), ou plutôt la nature vide (tout ce qui naît et disparaît ne naît pas véritablement) par laquelle tous les phénomènes sont scellés. En récitant A, en demeurant dans la non production, toutes les perceptions sensorielles et représentations sont scellées, reconnues comme la non production. Tantriquement, « l’origine des phénomènes » est le Spontané (S. sahaja T. lhan cig skyes pa), symbolisée par Vajravarāhī. Mais dans cette pratique, la visualisation est métaphorique mais de façon assez schématique. Le mot « nectar » (S. amṛta T. bdud rtsi) signifie le « sans-mort ». Non production équivaut non destruction. La non production, symbolisée par la syllabe A, est donc le nectar « d’immortalité ». Tous les phénomènes potentiels (passé, présent et futur), symbolisés par la pyramide trigonale, sont remplis par le nectar et le dharmodaya rempli, ce nectar purifie même les fruits de la mauvaise perception et de de la non-reconnaissance (S. avidya), présents en ce que nous concevons comme notre corps matériel, nos actes, obnubilations etc. Ce qui reste n’est ni être ni non être, mais non production.

Au lieu de rester au niveau d’une analyse ou d’un raisonnement intellectuel continu, la visualisation servira de fil rouge, permettant quelquefois l’analyse, le raisonnement, mais aussi un état non-discursif, qui est alors incorporé dans la pratique. Le travail tantôt au niveau discursif et tantôt au niveau non discursif avec la visualisation métaphorique comme fil rouge permettra une approche double ou triple, si on inclue l’approche métaphorique.

Ce fil rouge, l’approche métaphorique, utilise en fait un dynamisme, appelé « la loi de l'effort converti » par la nouvelle école de Nancy, qui permet une sorte d’acte unique et continu, inconscient. Mais la métaphore fait le lien entre deux éléments et pour qu’elle fonctionne proprement, il faut que les deux éléments et ce qui fait lien entre eux soient connus par le pratiquant. Il ne suffit pas de suivre la procédure métaphorique à la lettre, de visualiser les symboles, de réciter les formules prescrites sans connaître le lien avec l’analyse, le raisonnement dont ils sont le prolongement métaphorique afin de permettre de passer au niveau supra/infra/trans ou extra (rayer la mention inutile) intellectuel. Ce serait tomber dans une approche magique. La seule approche intellectuelle ne suffit pas pour aboutir à l’intuition de la non production et pour l’assimiler. L’approche métaphorique est donc comme un pont entre la non discursivité (non être) et la discursivité (être) et en même temps un dépassement des deux.

Elle est toujours un certain art de l’équilibre, car on a toujours tendance de se situer dans l’un des extrêmes, être ou non être. Sans équilibre, on sera dans un des extrêmes.

Cette approche métaphorique est un expédient (S. upāya T. thabs), comme tous les autres expédients. Ici, la visualisation se limite au stricte minimum, mais le principe est le même que dans une pratique de purification impliquant une divinité comme Vajrasattva. Là aussi, pour que la purification puisse fonctionner pleinement, il convient de connaître le symbolisme pour éviter de tomber dans une approche magique. Toutes les pratiques de divinité nous le rappellent : "akāro mukhaṃ sarvadharmāṇāṃ ādyanutpannatvāt (āḥ hūṁ phaṭ svāhā)" « La lettre A est la porte à tous les phénomènes, qui sont non produits. »



Photo : Geste de Dampa Sangyé.

Mise à jour : Jayarava vient de publier un billet sur la lettre A sur son blog (en anglais), souvent très intéressant.

[1] "Ensemble bref de questions-réponses" MN 44
[2] Dans certaines versions, comme dans la traduction d’Edward Conze, Avalokiteśvara regarde de haut en bas, ne voit que cinq agrégats et voit qu’ils sont vides d’essence. « He looked down from on high ; he beheld but five heaps ; and he saw that in their own being they were empty. » Buddhist texts through the ages p.152
[3] (Carré, 2006), p. 165 Wylie : 'di lta ste, yod pa la gnas pa dang, med pa la gnas te skye ba dang, mi skye bar mos pa'i lta bar ltung ba 'byung ba ma yin pa la 'byung ba'i blo'o, ,de la, blo gros chen po, ji ltar na 'jig rten yod pa la gnas she na, 'di lta ste, 'jig rten na rgyu dang, rkyen rnams yod pas skye'i, med pas ma yin no, ,yod pa skye ba skye ste, med pa ni ma yin no, ,blo gros chen po, de skad du dngos po dag yod par smra na rgyu dang rkyen rnams dang, 'jig rten gyi rgyu yod pa las med par smra ba yin no, ,
[4] (Carré, 2006) p. 166 Wylie: yul la 'dzin pa med pa'i phyir//'gog pa med pa ma yin te//
[5] (Carré, 2006), p. 167 Wylie : gang rnams cung zad mi skye ba//cung zad 'gog par mi 'gyur te//'jig rten dben par mthong bas na//yod dang med par de mi 'dzin, ,

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