De quoi l’expérience individuelle est-elle faite ? Le Bouddha la décompose en 5 groupes de constituants. En premier, l’expérience physique (S. rūpa). Appartient-elle au soi, le soi contrôle-t-il l'expérience physique ? Le soi contrôle-t-il les cinq organes sensoriels, les yeux, les oreilles, le nez, la langue et le corps ? Non, car les cinq organes sensoriels sont impermanents. Puisqu’ils sont impermanents (P. annitya), ils ne sont pas satisfaisants (P. dukkha). Les cinq organes sensoriels sont les instruments physiques des facultés sensorielles internes permettant de percevoir les qualités sensorielles à l’extérieur. Les objets que nous distinguons à l’extérieur sont des ensembles de données sensorielles perçues par les facultés sensorielles et traités par le mental. Le mental est comme un sixième organe, « interne », qui coordonne les informations sensorielles et qui les transforme en image mentale. Ainsi le champ de l’expérience sensorielle est constitué de 6 groupes de 3 facteurs, soit 18 facteurs. Les organes sensoriels, les qualités sensorielles ou mentales qu’ils détectent et l’instant de contact entre les organes et les qualités sensorielles, qui est celui de leur perception (S. vijñāna). Le dernier groupe de 3 facteurs étant le mental, les images mentales et la perception mentale. Ainsi, l’expérience sensorielle a deux pans, un extérieur et un intérieur. Le pan extérieur, ce sont les six portes sensorielles, incluant le mental. Le pan intérieur ce sont les six perceptions ou consciences (S. vijñāna) correspondantes.
L’ensemble des 18 facteurs de l’expérience sensorielle est temporaire et insatisfaisant. Ce qui est temporaire, insatisfaisant et sujet à changement, ne peut pas être considéré comme étant sous le contrôle du soi, comme appartenant au soi, voire comme le soi. L'expérience physique possède donc trois caractéristiques (S. lakṣaṇa) qui l’empêchent de pouvoir être qualifié comme étant sous le contrôle d’un soi, comme appartenant au soi et qui l’empêchent d’être lui-même être considéré comme un soi (P. anatta) permanent, satisfaisant et immuable.
Le même raisonnement est suivi pour les quatre autres constituants (S. skandha) de l’expérience individuelle, à savoir les sensations (S. vedanā), agréables, désagréables ou neutres, et causées par le contact entre les facultés sensorielles et les données sensorielles. Ces sensations ne dépendent pas du soi, n’appartiennent pas au soi et ne sont pas le soi, car elles sont impermanentes, insatisfaisantes et ne sont pas sous le contrôle du soi (P. anatta). Les qualités sensorielles (la couleur, la forme d’un objet visuel, la tonalité d’un son…) laissent une impression, qui peut provoquer une certaine interprétation en fonction des expériences passées. Le terme sañña en pāli, saṃjñā en sanscrit, ‘du shes en tibétain indique qu’il s’agit déjà d’une connaissance (-jñā) construite (saṃ-, ‘du). La qualité sensorielle reçue est influencée par l’expérience passée. Ce terme est souvent traduit en français par perception, mais c’est alors une perception discriminante qui reconnaît les objets physiques ou mentaux et qui peut y ajouter du contenu. Les composants volitionnels de la construction mentale, sont les réactions ou les intentions (P. cetanā) par rapport aux informations sensorielles interprétées. Ils sont les conditions pour les actes. Dans le bouddhisme, c’est l’intention de l’acte qui est créateur de karma. Ces cinq facteurs participent à toute expérience individuelle de la réalité. Tous sont impermanents et par là insatisfaisants. Tous sont sujet à changement et ne peuvent pas être appropriés ni contrôlés.
S’il y a un soi, il n’est pas ce qui contrôle ou ce qui possède tous les facteurs qui constituent l’expérience individuelle. Il est donc impossible d’affirmer que le soi est l’expérience individuelle. Ce n’est pas non plus l’ensemble de ces facteurs qui constituent le soi, car il ne serait pas unique, ni indépendant, ni satisfaisant car impermanent.
« Imaginez, mes sœurs, une lampe à huile allumée. L'huile ne dure qu'un temps, elle va s'épuiser. La mèche ne dure qu'un temps elle aussi, elle va se consumer. La flamme est temporaire, elle va s'éteindre. Et la lumière aussi est temporaire, elle va disparaître. Parlerait-on correctement en affirmant : « L'huile de cette lampe allumée ne dure qu'un temps et va s'épuiser, la mèche ne dure qu'un temps et va se consumer, la flamme est temporaire et va s'éteindre, mais la lumière, elle, est éternelle, durable, permanente, immuable » ? »
« Imaginez à présent, mes sœurs, un grand arbre debout, solide. Ses racines sont temporaires et vont pourrir, son tronc est temporaire lui aussi et va se détériorer, sa ramure feuillue est provisoire et va dépérir, et son ombre est temporaire et va disparaître. Parlerait-on correctement en affirmant : « Les racines de ce grand arbre sont temporaires et vont pourrir, son tronc est temporaire et va se détériorer, sa ramure feuillue est provisoire et va dépérir, mais son ombre est éternelle, durable, permanente, immuable » ? » (MN 146 Nandakovāda sutta)Le bouddhisme affirme par conséquent qu’il n’y a pas de soi dans l’expérience individuelle et que l’individu n’a pas de soi, qu’il compare à la lumière d’une lampe et de l’ombre d’un arbre. Tout comme la lumière est dépendante de la lampe et l’ombre de l’arbre, le soi est dépendant des cinq facteurs de l’expérience individuelle. Dans le Soutra du Cœur (S. Bhagavatī-prajñāparamitā-hṛdaya), Avalokiteśvara, voit que l’expérience individuelle est vide d’un soi. Il explique à Śāriputra et aux autres qui sont présents, que celui qui veut développer la lucidité (S. prajna) doit voir que la nature de l’expérience individuelle est vide d’un soi et authentique. Et donc chacun des facteurs partage cette même nature et on la trouve dans chacun des facteurs. Elle est immanente en toute l’expérience individuelle. Les cinq facteurs de l’expérience individuelle sont vides d’un soi, y compris, et ici Avalokiteśvara s’adresse particulièrement à Śāriputra, grand spécialiste de l’abidhamma, les images mentales, les objets mentaux, les phénomènes, les qualités, les attributs ou quel que soit le terme par lequel on veut rendre les « dharma », qui sont ce que perçoit le mental[1].
« Les phénomènes, [en tant que tels], sont vides d’un soi, parce qu’ils sont sans caractéristiques (S. alakṣaṇam), ils ne sont ni produits ni détruits, ils sont sans souillures et sans absence de souillures, ils ne décroissent, ni n’accroissent. »C’est cette double absence d’un soi, ou d’une essence, permanente et autonome, qui est appelée « vacuité ». Le bouddhisme des auditeurs avait vidé l’expérience individuelle d’un sujet, les sūtra du prajñāparamitā, Nāgārjuna et le bouddhisme mahāyāna, vont la vider également d’un objet. Cette double absence d’un soi, dans l'individu et dans les phénomènes, est appelée « vacuité », et l’absence d’un sujet et d’un objet « non-dualité ».
Avalokiteśvara, tout en continuant de s’adresser à Śāriputra, dit : « Voilà, pourquoi au sein de la vacuité il n’y a pas… » les cinq facteurs de l’expérience individuelle, ni les six organes, ni les six objets de ces organes, donc y compris les phénomènes mentaux (S. dharmā). Avalokiteśvara continue à énumérer des phénomènes spécifiques susceptibles de choquer l’oreille d’un bouddhiste :
« il n’y a pas d’ignorance, pas de fin d’ignorance, etc. pas de vieillesse-et-mort ni fin de la vieillesse-et-mort. De même, il n’y a ni souffrance, ni origine de la souffrance, ni cessation de la souffrance, ni voie. Il n’y a ni sagesse, ni réalisation, ni non-réalisation. » (trad. Padmakara, Dalaï Lama NANTES 2008 TEXTES ET PRIÈRES p133-139)Il continue la liste et termine par dire que tous les bouddhas du passé, du présent et du futur atteignent la bouddhéité absolue en s’appuyant sur la lucidité transcendante (S. prajñā). Comment agit la lucidité transcendante, qui est souvent représentée par une épée ? Elle tranche, mais ne détruit pas l’expérience individuelle. Elle la laisse même intacte. Que tranche-t-elle alors ? Retour chez le vénérable Nandaka enseignant les moniales.
« Imaginez maintenant, mes sœurs, qu'un boucher chevronné ou son apprenti ait abattu une vache et la découpe avec un coutelas bien aiguisé. Sans endommager la masse des chairs à l'intérieur ni abîmer l'étendue de peau à l'extérieur, il tranche avec son couteau aigu tout ce qui est tendons, nerfs et ligaments entre les deux, il les coupe et les sectionne. Quand il a fini de les trancher, de les couper, de les sectionner et de retirer la peau, il recouvre les restes de la vache avec cette même peau en disant : « Cette vache est reconstituée grâce à sa peau ». En disant cela, parlerait-il juste ?De la double lecture du Soutra du Cœur et de l'instruction de Nandaka, on peut déduire que l’expérience individuelle est vide de soi, authentique et que la lucidité ne détruit pas l’expérience individuelle (à l’image de la vache), mais se limite à retrancher les souillures mentales (S. kleśa) et à couper les liens.
— Certainement pas, Maître. Pourquoi ? Comment ce boucher chevronné ou son apprenti qui a abattu une vache… pourrait-il affirmer que cette vache est reconstituée grâce à sa peau alors que sous la peau elle est dépecée ?
— J'ai composé cette image, mes sœurs, pour que vous compreniez bien le sens ainsi : La masse des chairs à l'intérieur représente les six portes sensorielles internes [les sens], l'étendue de peau à l'extérieur représente les six portes sensorielles externes [les objets sensoriels], les tendons, nerfs et ligaments qui sont entre les deux symbolisent le plaisir et l'attachement, le couteau effilé représente la sagacité pure (S. prajñā) qui tranche, coupe et sectionne les souillures mentales (S. kleśa ), les liens (P. saṅyoyana ) et les attachements entre (l'interne et l'externe)[2]. »
Version anglaise du sutta de Bhikkhu Bodhi, version anglaise de Thanissaro Bhikkhu.
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[1] Selon l’opinion du bouddhisme mahāyāna, le bouddhisme des auditeurs, n’affirmait pas le le non-soi dans les phénomènes (S. dharmā), à la différence du mahāyāna. Les dharmā y étaient considérés, notamment dans l'école sarvāstivāda ("tout existe") comme des unités indivisibles à tous les niveaux de la réalité, matériel, mental et temporel (Aux origines de la philosophie indienne, Johannes Bronkhorst, p. 65). Walpola Rahula écrit cependant :
"d'après l'enseignement du Theravāda, […] il n'y a pas de Soi, ni dans l'individu (P. puggala), ni dans les dhamma. La philosophie bouddhiste du Mahāyāna soutient exactement sur ce point la même position sans la moindre différence, mettant l'accent sur dharma-nairātmya aussi bien que sur pudgala-nairātmya." (L'Enseignement du Bouddha, Walpola Rahula, p. 83)
[2] Bhikkhu Bodhi : inner defilements, fetters, and bonds. Thanissaro Bhikkhu : « Defilements, fetters, & attachments in between. »
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