mardi 18 mai 2010

La transmission chez Maitripa


La Mahāmudrā de Maitrīpa n'est pas transmise par les consécrations tantriques et les pratiques afférentes, ni même est-elle accessible par aucune méditation, qu'elle soit tantrique ou pas. La transmission, telle qu'elle transparait de son commentaire sur les distiques de Saraha, s'apparente en effet davantage à la pratique de l'introduction (T. ngo sprod), dont on trouve des exemples dans les Chants de Milarepa. Par exemple les rencontres de Milarepa avec un jeune berger ou un moine scolastique.
Chez Maitrīpa, l'introduction ou la révélation a simplement pour but de révéler au disciple la méditation "continue", "sans effort" et "naturellement présente" en lui. Le rôle du guide "indirecte" se limite à cette introduction et après celle-ci, c'est le guide "direct" qui prend la relève et qui continuera "l'enseignement" à travers des symboles mentaux[1]. Cette introduction à la nature de l'esprit est exposée dans le commentaire du Dohākośagīti de Saraha par Advaya Avadhūta[2], mais l'historien 'gos lotsāwa (1392-1481) le résume brièvement dans son commentaire sur le Ratnagotravibhāga, un traité attribué à Maitreya et retrouvé et diffusé par Maitrīpa. C'est par le biais d'Atiśa qu'il était introduit au Tibet, où il devint " le texte fondamental de notre doctrine de la Mahāmudrā"[3]. Le commentaire de 'Gos a été traduit en anglais et annoté par Dr. Klaus-Dieter Mathes.


Voici ce qu'écrit 'Gos lotsāwa au sujet de la méthode de Maitrīpa et de ses disciples :

Les synonymes [de la vacuité énumérée dans le Madhyāntavibhāga[4]] devraient aussi être appliqués aux deux types de vacuité, que sont la "négation n'impliquant aucune affirmation" et la "vacuité de la présence immédiate" (T. rig pa'i stong pa nyid). Les propriétaires de cette instruction[5] (dharma) sont Maitrīpa et ses disciples qui ont nommé "Voie du milieu intermédiaire" (S. madhyama-madhyama) " la vacuité enseignée dans le Madhyamakāvatāra. La "vacuité de la présence immédiate" était aussi appelée "Voie du Milieu suprême" (S. madhyama-uttama[6]).

Ceux qui suivent la Voie du milieu (S. madhyamika) déterminent d'abord la vacuité par inférence, puis se familiarisent avec elle. C'est comme lorsqu'on produit du feu par la friction de bouts de bois et que le feu consume ensuite ces mêmes bouts de bois. De la même façon, en se familiarisant avec ce qui a été établi par inférence on contrarie par là même les constructions mentales et l'on développe une perception directe[7] (S. pratyakṣa). Est-ce qu'il s'agit de la vacuité de la présence immédiate, enseignée pendant le dernier tour de la roue, qui surgit puisqu'elle n'en est plus empêchée [par les constructions mentales] ?

Cette connaissance valide[8] (S. prāmāna) qui recherchait [une perception directe] est-elle réelle ou non ? Et si elle est réelle, comment est-elle ?

Dans la tradition de ceux qui suivent les instructions [S. amanasikārāmnāyaṁ T. yid la mi byed pa'i man ngag], certains sont instruits ainsi : "Cherchez bien jour et nuit comment est votre conscience." Il y a donc en premier une recherche conceptuelle[9]. D'autres s'abstiennent (T. dor) des remémorations (S. smṛti) du passé, du présent et du futur et ainsi leur fixation (P. patti) est dotée des caractéristiques (S. lakṣana) de la perception directe. Cela produit ce qui est appelé " l'absorption en un point" (S. ekāgra) . Quand celle-ci est produite, [on leur] instruit ainsi : "Contemplez la conscience qui cultive en retournant la perception directe vers l'intérieur." Ils s'engagent ainsi uniquement (T. 'ba' zhig du) dans la pure (T. tsam) contemplation (T. lta ba).

C'est par exemple comme lorsqu'on examine (T. rtog pa) de l'eau pour voir si elle comporte des insectes[10] ; on force alors uniquement le regard. Il s'agit d'une façon de recherche par la perception directe, sans l'intervention de la conceptualisation (T. rtog pa). A travers [la perception directe] on verra toutes les qualités (S. dharmā) sans essence (S. ātman). Dans ce cas, l'organe visuel qui inspecte l'eau est l'inspiration (S. adhimukta T. mos pa) par et l'admiration pour le guide qui voit la vérité (T. bden pa). La perception visuelle est la perception directe qui est tournée vers l'intérieur. De cette façon, puisque l'être propre de la conscience est la Lumière et son reflet (T. 'od gsal ba), les affections (S. kleśa) sont perçues comme étant sans essence (T. ngo bo).

C'est en les termes suivants que [le RGV][11] expose "l'absorption en un point" (S. ekāgra).
"...devant ceux qui ont parfaitement pénétré la fine pointe du non-soi de tous les êtres [comme étant] pacification..."
Tandis que c'est en les termes suivants que "la pénétration directe du non-soi" est exposée,
["dont le regard perçoit la non-substantialité des souillures grâce au rayonnement naturel de la pensée de ces êtres ;"][12]
à laquelle on a donnée le nom "réintégration de l'absence de jugement" (S. aprapañca-yoga). L'absence de jugement (S. aprapañca) n'est pas seulement une négation n'impliquant aucune affirmation, elle n'est pas non plus avérée par aucune caractéristique comme une qualité de l'Intelligence (T. rig pa'i chos).Le doigt de la Mahāmudrā pointe vers l'instant d'Intelligence qui ne se perd ni du côté des apparences, ni de celui de la vacuité. Voilà ce qu'en disent ceux qui connaissent les instructions[13] (T. man ngag rig pa dag).

Bien que cette tradition appartienne au système des pāramitā, on lui a donnée le nom "Mahāmudrā ", comme il s'avère du commentaire sur les "Dix versets sur le Réel" (S. tattva-daśaka-ṭīkā) composé par Sahajavajra. Cela est exposé également dans le texte racine et le commentaire de "L'entrée dans le Réel" (S. tattvāvatāra), composé par Jñānakīrti.
"Le véritable chemin de la libération est la réintégration de la Mahāmudrā, l'Intelligence vide [d'essence]. Elle n'est pas atteinte par la culture de la vacuité, établie à travers une analyse rationnelle. Vous avez beau cultiver pendant des millénaires la vacuité établie rationnellement, vous n'arriverez pas à vous défaire de ces liens en or."
Voilà ce qu'en dit le glorieux Phag mo gru pa (1110-1170). Et ses meilleurs disciples précisent :
"La condition externe est le guide authentique Celui-ci nous fait mûrir, mais Tout comme le soleil et son rayonnement Et le fait qu'un fruit soit conforme à sa graine Cela se produit par une relation profonde [entre causes et effets] La relation entre les conditions et les effets de l'inspiration et de l'admiration est merveilleuse C'est proportionnellement à l'inspiration et à l'admiration investies Que sera la réalisation Si l'inspiration et l'admiration sont insuffisantes C'est la connaissance analytique développée par l'étude et la réflexion qui aboutira à la vacuité à travers un travail intellectuel Notre guide appelait cela "la vacuité par la raison" Les expériences et les qualités de l'expérience directe, Les propos profonds du Vainqueur, Les chants des siddha du passé, Ainsi que les écrits sur les quatre réintégrations (yoga) Peuvent être compris de façon intellectuelle Par des personnes où l'inspiration et l'admiration font défaut, Cela se produit facilement, mais Ceux qui ne s'abstiennent pas des affections et des constructions mentales Comment traverseront-ils l'océan de l'existence ? Ne connaissant pas l'absence de jugement (S. aprapañca) Comment s'abstenir des caractères des jugements ? Sans accéder à la Lumière et le rayonnement de la non-production, Comment interrompre le courant des productions ?"
Ils ont par ailleurs beaucoup écrit sur le même sujet.

***

Fin de la citation. Dans cette dernière citation, on remarquera par ailleurs l'importance croissante, au fil du temps, du rôle de l'inspiration et de l'admiration (T. mos gus) pour le guide indirecte, la condition externe. J'y reviendrai une autre fois. Les deux types de vacuité ainsi que l'absence de jugement (S. aprapañca) feront aussi l'objet de blogs futurs.

[1] "Après que le guide spirituel indirect l'ait révélé à l'aide de symboles , le guide direct le fera à l'aide de symboles mentaux (T. yid kyi brdas). N'ayez pas de doute à ce sujet." P. 255
[2] N° 3120 dohākoṣa hṛdayārtha gītā ṭīkā, composé par/attribué à Advaya Avadhūta
[3] Gampopa à Phag mo gru pa
[4] Autre traité attribué à Maitreya
[5] selon Mathes le Ratnagotravibhāga
[6] Il existe aussi trois types de siddha selon l'Essence des tantra (Tantrasāra) d'Abhinavagupta : uttama, madhyama et adhama
[7] L'immédiat, ce qui se présente tel quel. Un des 4 moyens de connaissance légitimes [pramāṇa].
[8] moyen de connaissance légitime. L'école de logique indienne Nyāya en reconnaît quatre, selon leur instrument (karaṇa) de connaissance: la constatation directe par perception (pratyakṣa) des matérialistes (cārvākās), l'inférence (anumāna) des logiciens, l'analogie (upamāna) et l'autorité de la parole (śabda) révélée (śruti) ou transmise par un locuteur digne de foi (āptopadeśa).
[9]Voir Milarepa et le berger
[10] Les moines bouddhistes ont huit possessions (Thaï : borikharn), parmi lesquelles un filtre à eau pour enlever les insectes de l'eau
[11] RGV I.13 Le message du futur Bouddha, François Chénique, Dervy, p. 72
[12] RGV I.13 Chénique p. 72
[13] S. amanasikārāmnāyaṁ T. yid la mi byed pa'i man ngag, principalement, les 25 textes de l'Advayavajrasaṃgraha TG n° 2229-2252


Le texte tibétain correspondant au passage ci-dessus peut être téléchargé ici.
L'image de 'Gos Lotsawa provient du site www.himalayanart.org

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