lundi 24 mai 2010

Le mouvement non-sectaire


Le mouvement non-sectaire au Tibet (XIXème)
« On ne devrait pas honorer seulement sa propre religion et condamner les religions des autres, mais on devrait honorer les religions des autres pour cette raison-ci ou pour cette raison-là. En agissant ainsi on aide à grandir sa propre religion et on rend aussi service à celles des autres. En agissant autrement, on creuse la tombe de sa propre religion et on fait aussi du mal aux religions des autres. Quiconque honore sa propre religion et condamne les religions des autres, le fait bien entendu par dévotion a sa propre religion, en pensant « je glorifierai ma propre religion ». Mais, au contraire, en agissant ainsi, il nuit gravement à sa propre religion. Ainsi la concorde est bonne : que tous écoutent et veuillent bien écouter les doctrines des autres religions". » Rock Edict XII Asoka[1]
« Ris » ou « phyog ris » en tibétain signifie unilatérale, partisan, sectaire et « med » non ou sans. "Rimé" signifie donc mouvement « non partisan » ou « non-sectaire ». Ce mouvement est apparu au 19ème siècle au Tibet à l’initiative de Jamgön Kongtrül Lodreu Thayé (‘jam mgon kong sprul blo gros mtha' yas) (1813-1899), le sakyapa Khyentsé Wangpo (mkyen brtse’i dbang po) (1820-1892), l’inventeur d’enseignements cachés (T. gter ma) Chokgyur Lingpa (mchog gyur gling pa) (1829-1870), le kagyupa Situ Nyingjé Wang po (snying rje dbang po) (1774-1853), qui faisait converger la vue Shentong (T. gzhan stong) avec la Mahāmudrā[2], les nyingmapas Mipam Gyatso (mi pham rgya mtsho) (1846-1912) et Dza peltrül (rdza dpal sprul) (1808-1887) etc.

Kongtrül était né dans une famille Bön et avait reçu une éducation Bön avant de s’engager dans des études auprès de divers maîtres bouddhistes de différentes lignées. Pendant sa jeunesse il était sans cesse confronté à des troubles d'ordre religieux et politique et à des attitudes sectaires.

La production littéraire de Kongtrül reflète ses aspirations éclectiques non sectaires. Il est l’auteur des Cinq trésors (T. mdzod lnga) qui témoignent de la volonté de faire l’inventaire de tout ce existe en matière d’enseignements bouddhistes disponibles au Tibet :
1. shes bya kun khyab ou shes bya mdzod, l’exposé des chemins complets des sūtra et des mantras
2. bka’ brgyud sngag mdzod, une collection des doctrines ésotériques de l’école kagyupa.
3. rin chen gter mdzod, une collection d’enseignements redécouverts (T. gter ma)
4. gdams ngag mdzod, une collection contenant les instructions principales des huit écoles bouddhistes principales du Tibet (T. shing rta brgyad)
5. thun mong ma yin pa’i mdzod, une collection des écrits de ‘jam mgon ne rentrant pas dans les autres catégories, y compris les enseignements redécouverts de Kongtrul lui-même. Le cinquième volume (CA) de cette collection contient un texte intitulé « ris med chos kyi ‘byung gnas mdo tsam smos pa blo gsal mgrin pa’i mdzes rgyan » et est un compte rendu des différentes traditions religieuses tout en soulignant leur unité essentielle. Dans cet œuvre, ‘jam mgon préconise la vue "gzhan stong" comme concept unificateur.
En écrivant son œuvre, Kongtrül a tenté de répertorier et de sauver tous les enseignements, instructions et rituels de toutes les lignées, y compris des plus petites. En acceptant que tous ces enseignements se rattachent ultimement au bouddha, il fallait les traiter tous avec la même attention et les sauvegarder pour les générations futures.

Les « partisans » du mouvement Rimé avaient chacun leur propre histoire et passé et étaient plus ou moins ancrés dans un lignée spécifique, dont ils suivaient scrupuleusement l’enseignement. Seulement, au lieu de polémiquer avec les autres transmissions, ils admettaient que ceux-ci aussi avaient accès à des enseignements authentiques. En effet, de la même façon qu’un médecin donne différents médicaments à ses patients en fonction de leurs maladies[3], le bouddha avait enseigné différentes méthodes pour différents types d’individus, pour atteindre le même ( ?) objectif, la cessation de la souffrance, ou dans le mahāyāna la cessation de la souffrance par l’accès à la nature ultime ou dharmatā.

Ringu Tulku (diplomé en tibétologie, NIT, Acharya, Ph.D) a écrit dans son article « The Rimé movement of Jamgon the Great », à l’occasion de la 7ème conférence de International Association for Tibetan Studies en juin 1995, que ce mouvement n’a pas pour but d’unifier les différentes écoles et lignées en se fixant sur leurs similitudes, mais de reconnaître et admettre leurs différences mutuelles. Quand Kongtrül fait la louange de son ami Kyentsé, c’est sa connaissance et son aptitude d’enseigner chaque point de vue dans les termes même d’un point de vue spécifique qu’il vise plus particulièrement. Il ne fait pas de prosélytisme, puisque de toute façon dans l’optique non-sectaire chaque lignée vise la nature ultime. Chaque tradition enseigne que celle-ci n’est pas un objet mental et ne peut être accédé à travers les concepts, qu’elle transcende le domaine du langage et de tout ce qui peut s’exprimer. La similitude réelle que puissent avoir les différentes lignées se situe au niveau de cet objectif commun et il convient selon Kongtrül de ne pas mélanger les termes et les systèmes pour y parvenir, de peur de se perdre et de se rendre ridicule aux yeux des érudits de ces autres systèmes à cause d’une connaissance incomplète et hybride.

Dans son article Ringu Tulku cite le maître Nyingma Rongzom Chökyi Zangpo (rong zom chos kyi bzang po) (1012-1088), qui écrivit longtemps avant la fondation du mouvement non-sectaire :
« Tous les enseignements (gzhung du grub pa) du bouddha ont une saveur identique et une méthode (tshul) unique et conduisent tous au Réel (S. tathatā T. de bzhin nyid). Bien qu’il y ait des différences de progression en les vues (T. lta ba), les vues les plus évoluées (gong ma) ne font que retrancher (T. gcod/bcad/chod) les méprises (T. spros pa S. prapañcā) des vues moins évoluées mais ne les rejettent pas (T. bog mi ‘don phyir mi ldog go). Elles retranchent les méprises qui n’ont pas encore été retranchées et qu’ils convient (T. rigs) de retrancher. Mais même en les retranchant, elles ne contredisent pas le fond (T. gzhi) [de ces vues]. Tous les dharmas enseignés par le bouddha ont donc une saveur identique et une seule méthode (t. tshul) : c’est uniquement (t. sha stag) de rechercher (t. rjes su bzhol ba) le Réel (S. tathatā T. de bzhin nyid) et de le rejoindre (T. thog tu ‘bab pa). »[4]
Le mouvement non-sectaire lancé au Tibet par un petit groupe de lamas au 19ème siècle ne peut cependant être qu'un début s’il s’agit de combattre le sectarisme. Ce qu’un membre de la société postmoderne peut rapprocher à la citation de Rongzom et à certains principes du mouvement non-sectaire, c’est qu’ils partent du point de vue d’une réalité ultime, qui peut être atteinte et qui aurait été atteinte par certains qui ont développé ensuite des vues et des méthodes susceptible d’y conduire infailliblement ceux qui les suivent.

Cela suggère l’image linéaire d’une ascension très concrète vers une réalité ultime bien définie et presque tangible ou « localisée ». Certaines vues et méthodes sont plus près du « sommet » que d’autres. Tout en cheminant, on retranche les erreurs progressivement. Le mouvement sectaire interdit de faire des jugements de valeur sur les différentes vues et méthodes, mais elle maintient l’idée de la progression et croit savoir lesquelles sont plus ou moins éloignées du sommet. Ainsi, il est généralement admis dans le bouddhisme tibétain, Rimé ou non, que le vajrayāna est supérieur par rapport au mahāyāna et au "hinayāna". Si le chemin est unique, il consiste cependant en plusieurs étapes. Et pour arriver au sommet ceux qui commencent tout en bas passeront un moment donné par les étapes du mahāyāna et de "l’hinayāna". Dans la vision de nombreux bouddhistes tibétains, la plupart des bodhisattvas entreront le mantrayāna en arrivant au premier niveau (S. bhūmi) des bodhisattvas. Et si ce n’était pas le cas, on entrera de fait dans le mantrayāna par le chemin de l’initiation (T. dbang gi lam) en arrivant au huitième niveau (S. bhūmi).[5]

Rappelons que Maitreya, connu comme le bouddha de l’avenir dans toutes les formes du bouddhisme, était dit être consacré (S. abhiṣikta) dans des sūtra tel le Karuṇāpuṇḍarīka (Lotus blanc de la compassion), l’Avataṃsaka, le Laṅkāvatara etc. Il y a clairement un parallèle entre le prince héritier lors de son investiture et le bodhisattva de la dixième bhūmi au moment où il devient «Roi du dharma».[6] Le tantrisme est centré sur les rites de consécration (T. dbang, S. abiṣeka) des bodhisattva en voie de devenir de véritables bouddhas. L’excellent livre de Ronald Davidson Indian Esoteric Buddhism explique comment les rites de consécration dans le bouddhisme indien sont calqués sur les rites de la consécration royale.

La vision des trois tours de la roue (dharmacakra) ou celle plus tardive des «trois yānas» progressifs où le dernier «véhicule» intègre, corrige et complète les deux précédents, rend impossible un traitement «non-sectaire» des écoles bouddhistes, où des véhicules considérés inférieurs sont classées parmi les véhicules «inférieurs» par les véhicules « supérieurs » et selon les critères de ces derniers. Cela change aussi la portée de l’idée que le Bouddha avait adapté ses instructions aux besoins des types d’individu qu’il trouvait en face de lui. En effet, selon le point de vue sectaire, les besoins différents ne résultent plus de particularités individuelles, mais de la mesure de progrès de cet individu suivant le modèle de progression de leur vision exclusive.

Au sein du Tibet, où toutes les lignées enseignent le vajrayāna et considèrent ces enseignements comme supérieurs et ultimes, le mouvement non-sectaire, tel qu’il est défini, peut avoir des effets bénéfiques et laisser toutes les parties dans leur valeur. Maintenant que le bouddhisme tibétain s’est exporté et se trouve en compagnie de formes de bouddhisme, où les enseignements tantriques font défaut, et qu’il classe par conséquent parmi les formes « inférieures » par rapport aux critères de progression qu’il pratique lui-même, le mouvement non-sectaire Rimé doit faire un effort supplémentaire en décrétant que les autres formes de bouddhisme sont des chemins complets à part entière et qu’ils n’ont pas besoin d’être ultimement complété par l’engagement dans des pratiques du vajrayāna.

Dans sa conférence adressée à l’Association internationale pour études tibétaines, Ringu Tulku raconte comment lors d’une rencontre avec les quatre chefs des écoles tibétaines, il leur demandait s’ils croyaient si les autres écoles enseignaient une voie qui menait à l’état de Bouddha. Les quatre chefs étaient tellement offusqués par la question qu’ils refusaient initialement d’y répondre.[7]

Si le mouvement non-sectaire veut avoir un sens, maintenant qu’il est « globalisé », il faudra qu’il se redéfinisse en acceptant que les autres formes du bouddhisme sont des chemins à part entière, qui amènent à une réalisation complète. Voire même les autres traditions, puisque Rongzom écrivait :
« Tous les dharmas enseignés par le bouddha ont donc une saveur identique et une seule méthode : c’est uniquement de rechercher le Réel et de le rejoindre. »
***

[1] Walpola Rahula p. 21
[2] Gene Smith
[3] Catuhśataka VIII.20
Āryadeva. yod dang med dang yod med dang*// gnyis ka min zhes kyang bstan te//
nad kyi dbang gis thams cad kyang*// sman zhes bya bar 'gyur min nam// "On a enseigné l'être, le non-être, l'être et le non-être, ni l'être ni le non-être. En fonction de la maladie [à guérir], ne peut-on pas dire qu'ils peuvent tous être des médicaments ?"

[4] Extrait du lta ba’i brjed byang, volume 10. Traduit d’après les notes en tibétain de l’article de Ringu Tulku. Petit à côté : Rong zom chos kyi bzang po (1012-1088) précède les temps de Gampopa (1079-1135), son choix du terme subitiste « thog ‘bab » (très contesté par la suite) est intéressant. On y reviendra.
[5] rGya nag hwa shang gi byung tshul grub mtha’i phyogs snga bcas sa bon tsam smos pa: Collected Works, vol.V pp419-450 de Katog Tsewang Norbu (1698-1755), maître nyingmapa, qui échangeait des enseignements avec le 12ème Karmapa Jangchub Dorjé (byang chub rdo rje) (1703-1732). Du “Rimé” avant la lettre. Il faut préciser qu'au XI-XIIème siècle, il n'y avait pas de différences tranchées entre les lignées, il y avait peut-être même pas de lignées...
[6] Mantras et mandarins, Michael Strickmann, p.85
[7] The Rimé movement of Jamgon Kongtrul the Great


La reproduction qui représente Jamgön Kongtrül vient du site www.dharmadownload.net

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