Extrait de Questions de Milinda (Milinda-pañha)
20. Sensations de l’Arhat.
— Nâgasena, celui qui ne doit pas renaître éprouve-t-il des sensations douloureuses ?
— Il en est qu'il éprouve, d'autres qu'il n'éprouve pas.
— Lesquelles ?
— Il peut éprouver des souffrances physiques ; des souffrances mentales, non.
— Pourquoi ?
— Parce que la cause, l'occasion des souffrances physiques n'a pas disparu, tandis que celle des souffrances mentales a disparu.
— Le Bienheureux a dit : « Il ne peut éprouver qu'une sorte de sensation physique, mais non la sensation mentale. »
— S'il souffre, pourquoi n'achève-t-il pas son extinction par la mort ?
— Mahârâja, l'Arhat n'a ni penchant ni aversion. Les saints ne font pas tomber le fruit vert, ils le cueillent quand il est mûr. Il a été dit par le thera Sâriputta, Maréchal de la Loi :
Je ne désire pas la mort, je ne désire pas la vie.
« J'attends mon heure, comme le serviteur attend ses gages » (Theragâthâ, 606, 1.002).
De ce passage, il s’avère que la souffrance et la cessation de la souffrance visées par le bouddhisme concernent la souffrance mentale. L’arhat est celui qui a épuisé les causes de la souffrance mentale. Une lecture de Schopenhauer et plus précisément de livre IV du Monde comme volonté et représentation peut donner un bon éclairage sur ce que l'on comprend par la souffrance mentale.
« Cette faculté de délibérer de l'homme fait d'ailleurs également partie de]B ces choses qui rendent son existence largement plus douloureuse que celle de l'animal ; car généralement nos douleurs les plus grandes ne se situent pas dans le présent, en tant que représentations intuitives ou sentiments immédiats, mais dans la raison, en tant que concepts abstraits, pensées lancinantes, dont l'animal est entièrement exempt, lui qui vit dans le seul présent et donc dans une insouciance enviable.
B[C'est cette dépendance, exposée plus haut, de la faculté humaine de délibérer à l'égard du pouvoir de penser in abstracto, et donc également à l'égard du jugement et du raisonnement, qui semble avoir poussé tant Descartes que Spinoza à identifier les décisions de la volonté avec le pouvoir d'affirmer et de nier (faculté de juger).]B Descartes en déduisait que la volonté, qui chez lui est libre et indifférente, est également responsable de toutes les erreurs théoriques, alors que Spinoza en déduisait que la volonté est nécessairement déterminée par les motifs comme le jugement par les raisons, ce dernier point d'ailleurs n'étant pas sans vérité, B[bien qu'il se présente comme une conclusion vraie découlant de prémisses fausses.]B
La divergence, indiquée plus haut, entre l'animal et l'homme quant à la manière d'être mû par les motifs, étend très largement son influence sur l'essence des deux et contribue, pour la plus grande part, à la différence radicale et évidente entre les deux existences. Alors qu'en effet l'animal n'est toujours motivé que par une représentation intuitive, l'homme s'efforce d'exclure totalement ce mode de motivation et de se laisser déterminer uniquement par des représentations abstraites, par où il use de son privilège de la raison, si possible à son avantage, et, indépendamment du présent, ne poursuit ni ne fuit la joie ou la douleur éphémères, mais réfléchit sur les conséquences des deux. Dans la plupart des cas, exception faite des actions totalement insignifiantes, nous sommes déterminés par des motifs abstraits, pensés, et non par des impressions immédiates. C'est pourquoi, sur l'instant, toute privation nous est assez facile, mais tout renoncement terriblement difficile, car celle-là ne concerne que le présent fugace, alors que celui-ci touche à l'avenir, impliquant par conséquent d'innombrables privations, dont le renoncement est l'équivalent. La plupart du temps, B[la cause de]B nos douleurs comme de nos joies ne réside donc pas dans le présent réel, mais uniquement dans des pensées abstraites : ce sont bien elles qui nous sont souvent insupportables, créent un tourment par rapport auquel toutes les souffrances de l'animalité sont minimes, car même au degré supérieur, souvent nous ne ressentons pas notre propre douleur physique, B[et lorsque nous sommes frappé d'une douleur mentale véhémente, nous allons même parfois jusqu'à nous infliger une douleur physique dans le seul but de détourner l'attention de la première sur cette dernière. C'est la raison pour laquelle, lorsque l'esprit est extrêmement tourmenté, on s'arrache les cheveux, on se frappe la poitrine, on se déchire le visage, on se roule par terre : autant de moyens violents pour se distraire d'une pensée qui se présente comme insupportable. Parce que, justement, la douleur mentale, étant largement plus intense, rend insensible à la douleur physique, une personne désespérée, ou dévorée par une morosité maladive, recourt très facilement au suicide, alors même que dans un état antérieur d'apaisement, cette pensée lui était un objet d'effroi. De même,]B le souci et la passion, c'est-à-dire l'agitation des pensées, exténuent le corps plus souvent et davantage que les maux physiques. C'est pourquoi Épictète a raison de dire : Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements relatifs aux choses, de même Sénèque : Il y a plus de choses qui nous font peur que de choses qui nous font mal; c'est plus souvent l'opinion que la réalité qui nous met en peine. »[1]
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[1] (Schopenhauer, 2009), Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation I (trad. C. Sommer, V. Stanek et M.Dautrey), Gallimard Folio essais, pp. 569-571
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