jeudi 2 avril 2020

Lilith, La ténébreuse



Je vous conseille vivement d’écouter la conférence de Thomas Römer, Lilith : comment une démone devient la première femme d'Adam, au Collège de France le 24 mai 2019. Il fouille dans le passé de celle que l’on connaît maintenant surtout comme Lilith, la première femme d’Adam (et sans doute la mère de Seth, source privilégiée des gnostiques), par la tradition rabbinique au Moyen-Âge. Mais Lilith fut déjà connue au IIIème millénaire avant notre ère, au Mésopotamie. Elle créa le chaos dans l'arbre Huluppu de la déesse Inanna (Ishtar).
41 L'arbre devint (si) épais (que même) son écorce ne pouvait plus être fendue. À sa base, un serpent insensible aux charmes y bâtit (son) nid, à son faîte, l'oiseau Anzu y installa (ses) petits, en son centre, Demoiselle-des-souffles (Lilith) y édifia (sa) maison. 45 La jeune femme, (sinon) toujours riante et joyeuse, la splendide Innana, comme elle pleurait !” (traduction : Pascal Attinger)
Ishtar s’en plaint à son frère Utu, le Soleil, qui envoie Gilgamesh en mission pour abattre l’arbre. Lilith, signifierait “souffle du vent[1] et elle inflige des maux aux humains avec sa bande de démon(e)s “lié(e)s aux vents”. Elles “séduisent les hommes et les tuent notamment durant la nuit”.

Lamashtu montée sur sur un âne (posture héroïque

Par son action négative sur la sexualité, la gestation, la naissance, l’allaitement et les nouveaux-nés, Lilith est associée à Lamashtu, qui “tue des nouveau-nés en les allaitant avec du poison”. Elle tue les jeunes hommes, boit leur sang et mange leur chair. Lamashtu, dont la partie inférieure est celle d’un âne, chevauche un âne... Lilith et Lamashtu ont clairement des liens avec les “saisisseuses” (skt. grahī/grahaṇī), les Mères (skt. mātṝkā tib. ma mo), qui précèdent les ḍākinī et les yoginī. Elles jouent dans la même catégorie.

Lilith habite “dans des espaces représentant le chaos, voire l'effondrement de la civilisation, les ‘ruines’ ". A cause de ses activités nocturnes, l’étymologie populaire[2] établira un lien entre le nom de Lilîtu et lîliâtum, laylah « la nuit ». La tradition rabbinique l’appellera aussi “Spectre de la nuit”.

« Plaque Burney », d'une hauteur de 50 cm (British Museum) 

Il semble y avoir un lien ambivalent entre Inanna (Ishtar) et Lilith[3]. L’une pourrait être une manifestation de l’autre, l’une bienveillante (paisible), l’autre nuisible (courroucée). Lilith/Ishtar est belle et séduisante. Thomas Römer présente une reconstruction en couleur (ci-dessous).


Le corps de la nocturne Lilith/Ishtar est noir, mais, recouvert de sang, il paraît rouge. Elle a des ailes et sait voler dans le ciel (tib. mkha’ ‘gro ma). Elle se tient debout sur deux lions. Les deux chouettes symbolisent son activité nocturne, maléfique. Lilith/Ishtar a des pattes à plumes, comme un oiseau. Je ne vous cache pas que cette Lilith/Ishtar rouge me fait penser à Vajrayoginī, et Lamashtu à “Shri Devi” ou Palden Lhamo.

Palden Lhamo Dudsolma montée sur une mule, 
notez sa posture et la présence de loups

L’âne que chevauche Lamashtu est un “âne démoniaque”. L’entourage de Mères chevauche également des “centaures-ânes démoniaques” ou “onocentaures”. D’ailleurs, il y a eu dans le passé des cultes dânes, et dans la légende cananéenne “Asherat [l’ex de Yahweh] est montée sur un "ânon richement caparaçonné.”[4]




Shri Devi/Palden Lhamo a pour attribut un sac de maladies,
qu’elle répand sur la planète
.

Lamashtu à tête de loup, seins pendants,
en compagnie de deux loups, 

Museum of Fine Arts Boston
Mahābhārata, chapitre X, “l’holocauste” 
(incarné par Kali/Kālarātrī, "Nuit noire", à qui les victimes de la bataille sont offertes en oblation) 

Ils voient tous une femme noire, Kālī, au visage rouge et aux yeux rouges, ornée de guirlandes et d’onguents rouges, portant un vêtement rouge, solitaire, un lasso à la main.”[5]
"Alors Drauņi, remontant sur son char au bruit effrayant, l'arc à la main, en envoie d'autres avec des flèches chez Yama. Les meilleurs des hommes qui se relèvent encore, même de loin, et d'autres qui fuient, il les offre en oblation à Kālarātrī, les écrasant ainsi à la tête de son char; il avance en déversant diverses pluies de flèches sur les ennemis."

Kālarātrī au Naxal Bhagwati Bahal Temple, Kathmandou Népal
montée sur un âne

Pour conjurer l’influence maléfique de Lilith/Ishtar/Lamashtu etc., on fabrique des plaques protectrices et des amulettes, et on fait des sacrifices et des offrandes depuis le troisième millénaire avant notre ère. Il n'est pas facile de nos jours de défendre un "bouddhisme nirvanique" entre accusations d'orientalisme et popularité d'un bouddhisme réincarnationiste et apotropaïque.

"Certains, notamment Melford Spiro, distingue entre trois types de pratiques :
1. Bouddhisme “nirvanique” (nibbanique), la voie qui mène au nirvāṇa par la pratique de la morale bouddhique et de la méditation. En gros le triple entraînement.
2. Bouddhisme “karmique” (kammique), la voie conduisant à une vie future heureuse, principalement par la pratique du don, spécifiquement à la communauté des moines.
3. Bouddhisme apotropaïque, qui est un ensemble de pratiques de protection contre les dangers. Ces pratiques (rituels, amulettes, etc.) sont le plus souvent faites par les membres de la communauté des moines. Il arrive aussi que des laïcs indépendants (chamanes) élaborent des pratiques à partir de celles-ci en les déclinant
." (Bouddhisme nibbanique et kammique)

Plaque en bronze vers 911-609 avant J.-C., Musée du Louvre).



Détail thangka Maitrīpa






































***


[1] Terme sumérien pour Lilith : ki-sikil-lil-(2)-la(2) :« souffle de vent ».


[2] Cf. Talmud Pesachim 112b ; Eruvin 18b


[3] “Arguments pour une identification avec Lilith :

Ailes : capacité de voler ; chouettes : allusion à une activité nocturne.



Contre : une femme belle, pas effrayante.

Tiare cornue, sceptre : insignes divins (pas de démons) => Ishtar ?


Solution de compromis : Groneberg : lien étroit entre Lilith, voire Ardat-Lilî, et Ishtar.

Une manifestation possible de Lilith.”




[4] Lavs Asini. L'âne, le serpent, l'eau et l'immortalité, W. Deonna, Revue belge de Philologie et d'Histoire Année 1956 34-3 pp. 623-658




[5] Le Mahābhārata, Madeleine Biardeau, vol. II, pp. 461-462


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