jeudi 8 septembre 2016

La star des postures héroïques

Hercules constellation, 1603
Petite exploration rapide en guise de brainstorming.

Une image vaut mille mots. C’est un moyen très économe pour transmettre des idées et comme son langage est plus universel que celui des mots justement, il se prête davantage à la transmission d’idées. L’iconographie des dieux avec leurs attributs permet d’identifier grossièrement les dieux d’une civilisation avec ceux d’une autre. La lecture des sceaux-cylindre nous permet de remonter jusqu’à la période d'Uruk au IVème millénaire avant JC. Dans la ville d’Uruk c’est le grand complexe de l’Eanna, consacré à la déesse Inanna/Ishtar qui permet de déterminer la chronologie, grâce aux différents niveaux révélés par les fouilles. Un des rois semi-légendaires d’Uruk fut Gilgamesh (vers 2650 av. J.-C.), le héros de l’épopée du même nom. Gilgamesh était mi-homme, mi-dieu par sa mère. Pour faire cesser le règne tyrannique de Gilgamesh[1], les dieux créèrent Enkidu, mi-homme, mi-animal, homme-taureau[2], une force de la nature. Gilgamesh donne Shamat/ Shamhat (« La joyeuse »), la prêtresse de la déesse Inanna/Ishtar, prostituée sacrée, à Enkidu. Celle-ci l’initie aux rites sexuels/de fertilité[3]. Après avoir passé six jours et sept nuits avec elle, Enkidu veut retourner à ses animaux, mais ceux-ci sont désormais effrayés par lui. Il était devenu trop civilisé. La prêtresse Shamat aime le roi, mais pas sa conduite tyrannique. Enkidu pensa pouvoir s’opposer au roi, mais Shamat le prévient qu’il n’arrivera pas à le battre.

À l’occasion du mariage d’un berger, Enkidu apprend que le berger doit préparer un banquet pour le roi Gilgamesh et lui laisser sa femme pour la première nuit, comme de coutume. Enkidu bloque la chambre nuptiale. Les deux se battent à égalité. Enkidu raconte que, fils de dieu, sa conduite devrait être mieux que cela. Gilgamesh cède, les deux deviennent amis.

Les cieux étant seulement accessibles aux dieux, et la voie céleste étant bloquée par le démon Humbaba, protecteur de la forêt de cèdres/résineux, ils projettent de le tuer et ainsi de dégager la voie vers les cieux. La mère de Gilgamesh, la déesse Ninsun, leur assure qu’ils auraient le soutien du dieu soleil Shamash. Humbaba est tué, les arbres de la forêt sont abattus lors d’une bataille féroce. Avec le bois un temple à l’honneur d’Enlil, une porte céleste, est construit. Une autre partie sert à construire le radeau qui les conduira à Uruk en descendant la rivière Euphrate.



Gilgamesh et Enkidu abattent Humbabu
Le roi triomphant est bien accueilli et Inanna, la déesse de l’amour et de la guerre, sort de son temple pour qu’il la prenne pour femme en lui offrant un gigantesque chariot de lapis lazuli tiré par des mules. Elle lui propose de nombreux autres faveurs et pouvoirs. Gilgamesh la refuse à cause de ses histoires avec d’autres hommes…Inanna est furieuse et demande à son père, le dieu Anu, d’envoyer le taureau céleste pour détruire Gilgamesh. 

Gilgamesh et son double Enkidu (en homme-taureau) tuent le taureau céleste
Gilgamesh et Enkidu arrivent au bout de l’animal et sacrifient le cœur au dieu soleil Shamash. Inanna maudit Gilgamesh. Pour le meurtre d’Humbaba, le gardien de la forêt de cèdres, un des deux amis doit payer. Comme Gilgamesh est partiellement divin, c’est à Enkidu qu’Enlil envoie une maladie. Enkidu meurt et toute la flore et faune est en deuil. Gilgamesh lui rend les derniers honneurs et, se sachant partiellement humain et donc mortel, décide de rechercher l’immortalité. 

Il tue deux lions, leur prend les peaux et s’habille en homme sauvage. Il passe par une série d’épreuves, qui sont autant d’exploits ou « travaux ». Il apprend que seul Utnapishtim (« Noah ») pourra traverser la mer de la mort, pour trouver l’immortel. Gilgamesh convainc Urshanabi, le batelier d’Utnapishtim, de l’aider à traverser pour retrouver son ami Enkidu, mais c’est Gilgamesh lui-même qu’auparavant, dans sa rage, avait détruit les rochers permettant la traversée. Gilgamesh coupe alors 300 arbres, construit un navire, et avec les instructions d’Urshanabi traverse la mer de la mort. Il rencontre Utnapishtim, qui avait rejoint les dieux, sur l’autre rive. Utnapishtim raconte à Gilgamesh, l’histoire du déluge.

Utnapishtim ordonne Urshanabi d’enlever les peaux animales, de laver Gilgamesh, de le parfumer et de le revêtir de ses habits royaux, pour le renvoyer chez lui. Utnapishtim dit à Gilgamesh qu’à mi-chemin, il se trouva une île où poussa l’herbe de jouvence. Après avoir trouvé l’herbe, Gilgamesh poursuit son voyage. En se baignant pour se rafraîchir, ou en faisant une sieste selon les versions, un serpent, attiré par le parfum de l’herbe, la lui dérobe. Gilgamesh perd tout espoir, tous ses exploits n’ont servi à rien.

Héraclès tenant l'herbe de jouvence, derrière ou dans lequel on aperçoit un serpent (hydre). Attribut d'Esculape ?
Illustration XIXème siècle
En arrivant à Uruk, Gilgamesh fait des grands travaux dans la cité, et c’est ainsi qu’il laissera sa marque et deviendra « immortel ».

Ceci n’est qu’un bref résumé. L’épopée est vraiment très riche en images de toutes sortes et son influence fut immense. Il aurait notamment servi de modèle à la légende d’Héraclès, si ce n'est que la légende d'Héraclès a éclipsé celle de Gilgamesh. Après la mort d’Enkidu, Gilgamesh semble avoir intégré la part sauvage de son ami comme un double, ce qui ressort de son aspect extérieur. À partir de là, son aspect fut sans doute semblable à celui d’Héraclès. Les deux sont des héros solaires qui ont la faveur du dieu soleil. Leur parcours se reflète dans le ciel, ou plutôt, leur parcours céleste se reflète dans leurs légendes. Ne connaissant pas grand-chose à l’astrologie, je laisserais cet aspect de côté.

Quand on regarde les sceaux-cylindre représentant des scènes de l’épopée de Gilgamesh, on remarque entre autres la fréquence de la position semi-agenouillé des héros.

Différentes scènes où l'on voit Gilgamesh semi-agenouillé

Cette position se retrouve dans la constellation que les grecs appellent « l’agenouillé » (Ἐγγόνασιν), et qui représente Héraclès. Héraclès est représenté souvent dans une position semi-agenouillée caractéristique.

La constellation d'Hercule
Sur une représentation de la constellation d’Hercule, on le voit semi-agenouillé, tenant une massue de la main droite et tenant dans la main gauche un herbe (de jouvence ?) et des serpents ou un serpent à multiples têtes (voir plus haut). Il est tentant d’y voir l’illustration de l’épisode de l’herbe de jouvence de l’épopée de Gilgamesh. Tout comme le Gilgamesh en deuil, il porte un peau de lion.

Orion

D’autres semblent penser que c’est la constellation du chasseur Orion qui correspondrait à Gilgamesh. Et en effet, celui-ci est représenté quelquefois opposé au « taureau céleste », tué par Gilgamesh et Enkidu. L’épopée raconte comment Enkidu lance l’arrière du taureau à la tête d’Inanna et Gilgamesh accroche les cornes au lit de son père défunt. Peut-être des indications sur la position céleste de la constellation du taureau céleste après sa « mise à mort ». Quoi qu’il en soit, il semblerait qu’Orion aussi soit quelquefois représenté dans la position semi-agenouillée caractéristique du héros.

Rois achéménides avant Darius représentés en posture de héros

Il est probable que Gilgamesh/Héraclès ait servi d'inspiration aux représentations gréco-bouddhistes de Vajrapāṇi et peut-être aussi, directement ou indirectement, à celles d’Acalanātha.

Vajrapāṇi (l'autre genou tourné vers l'extérieur)

Acala (tib. mi g.yo ba) (image Erwan Temple)
Acala est encore appelé Caṇḍroṣaṇa, Caṇḍramahāroṣaṇa ou Mahācaṇḍroṣaṇa.

Mahācaṇḍroṣaṇa dans les caves de Panhāle-Kāji

Acala yab-yum
La posture d'Acala est décrite diversement dans les textes qui lui sont consacrés : jambe pliée, jambe étendue (zhabs gnyis brkyang bskum bgegs chen du ma gzigs/, dans un louange composé par Atiśa, khro bo'i rgyal po 'phags pa mi g.yo ba la bstod pa). Dans un autre, intitulé rdzogs pa chen po sems nyid ngal gso'i gnas gsum dge ba gsum gyi don khrid byang chub lam bzang bzhugs so, rattaché à la pratique du Repos en la nature de l'esprit que l'on trouve dans la collection (tardive) gDams ngag mdzod, le genou droit d'Acala est planté dans le soleil, tandis que le talon du pied gauche écrase la lune (zhabs g.yas kyi pus mos nyi ma la btsugs shing*/_g.yon pa'i mthil gyis zla ba mnan pa/). Ce contrôle simultané du soleil et de la lune est sans doute une explication de type haṭhayoguique de l'immobilité de cette posture.

Chez de nombreux yakṣa (dieux anciens) on retrouve la position semi-agenouillée caractéristique du héros.

yakṣa
Les yakṣa sont sans doute un équivalent des dēws ou Druj des Perses, les dieux de cultes anciens (daeva), relégués dans une catégorie inférieure par des réformes religieuses. Dans le cas des yakṣa, ils étaient remis sur le devant de la scène avec l’apparition des tantras. Une sorte de néo-paganisme.

La posture d'Acala a un nom : acalāsana (tib. mi g.yo ba'i 'dug stangs), posture d'Acala ou d'immobilité, pour affronter des taureaux célestes ou d'autres obstacles, en contrôlant le soleil et la lune ? Il y a un autre symbole d'immobilité (tib. g.yung drung) célèbre, le svastika, qui rappelle un peu la posture d'immobilité de la constellation d'Hercule, si on la stylisait. Un hasard ?

***

[1] Il fit travailler les hommes et coucha avec toutes les femmes. Il s’attribua une sorte de droit de cuissage, en couchant avec les mariées avant que leurs maris aient accès à elles.

[2] Son côté animal/sauvage est représenté par un être mi-homme mi-taureau, ou mi-singe. Quelquefois il est aussi représenté comme un être humain ordinaire. Peut-être il s’agit de différents stades de civilisation au fur et à mesure que le récit progresse, ou simplement de différentes représentations iconographiques à différentes époques etc.

[3] C’est une des interprétations. Il est aussi possible que Gilgamesh voulait l’amadouer par le sexe, ou l’épuiser.

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