Sceau de Mohenjo Daro, 3000-1500 av. JC |
En mai 1986 nous recevions les instructions de Tenga Rinpoché sur la pratique quotidienne de Mahākāla Bernakchen (khaM yig ma). Après les trois jours d’instructions, il y avait la possibilité de poser des questions. Une des questions portait sur la « réalité » des divinités, notamment les divinités jñānasattva (tib. ye shes pa) qui étaient invitées de leurs paradis respectifs, pour venir se fondre dans les divinités visualisées samayasattva (tib. dam tshig pa) par l’adepte. La réponse fut vérifiée plusieurs fois, mais Tenga Rinpoché était très explicite sur le fait qu’il s’agissait d’une méditation, et qu’il n’y avait pas des paradis quelque part dans l’univers, d’où descendraient ces divinités et où elles remonteraient après le rituel.
Cela rejoint la notion de la divinité de méditation, ou « dieu des yogins » (īśvara) que l’on trouva au départ dans le Yoga, mais non dans le Sāṃkhya qui est « athée » (sct. nirīśvara), littéralement sans Seigneur suprême. Le Yoga est théiste (sct. seśvara). L’īśvara n’est pas un Dieu créateur. Son rôle est assez modeste et sert d’objet de concentration au yogi pour que celui-ci atteigne le samādhi[1]. Mais ce théisme modéré a pu prendre de la substance au cours des siècles suivants et subi sans doute des influences monistes, monothéistes ou monothéisantes.
Depuis son introduction en occident, le bouddhisme se présente plutôt comme une religion non-théiste. Chogyam Trungpa (1939-1987) aimait mettre en avant ce non-théisme[2] pour distinguer le bouddhisme des autres traditions.
« Le bouddhisme est sans doute la seule religion qui ne soit pas fondée sur la révélation de Dieu ni sur la foi ou la dévotion accordées à Dieu, ou à des dieux de n’importe quelle sorte. »[3]Il me semble que depuis ces déclarations de Trungpa, le bouddhisme tibétain a glissé vers un théisme plus prononcé et est en voie de devenir une religion proprement dite. Si on interrogeait maintenant les adeptes du bouddhisme tibétain, je pense qu’il y aurait un bon nombre de réponses positives quant à la « réalité » des divinités, des paradis etc. du type « au moins aussi réels que notre monde à nous »…
La spécificité principale d’un tantra est d’être la révélation d’une divinité ou d’un Bouddha primordiale (sct. adibuddha), qui définit les doctrines, les rituels, les pratiques et les préceptes associés au culte de cette divinité, qui a pour objectif de permettre à l’adepte de s’y identifier et d’obtenir des pouvoirs (sct. siddhi). Du point de vue bouddhiste, cette émulation et réintégration du cadre tantrique shivaïste ou pāñcarātra est présentée comme un expédient (sct. upāya) susceptible de conduire un adepte, incliné naturellement, ou par son conditionnement social, vers le théisme, à une réalisation de type non-dualiste, qui dépasserait à la fois le théisme et le non-théisme. Sans cet aspect upāya, le bouddhisme tantrique est évidemment une religion théiste.
Dans la légende des 84 mahāsiddhas, connus au Tibet par l’œuvre d’Abhayadatta traduite par le moine tangoute sMon grub shes rab à partir du XIIème siècle, on trouve l’histoire du mahasiddha Nāgabodhi, qui fut instruit par Nāgārjuna dans le Guhyasamāja-Tantra. Ce dernier lui demanda de visualiser une corne sur son front durant douze ans. En effet, au bout de douze ans Nāgabodhi était très gêné par l’énorme corne sur son front. Nāgārjuna lui fit alors prendre conscience de la nature vide de celui qui connaît et de l’objet de connaissance[4], et la corne disparut.
La teneur métaphorique de l’histoire semble évidente. On pourrait aussi voir Nāgārjuna comme un thérapeute pratiquant l’hypnose ericksonienne… Libre à chacun de croire que Nāgabodhi avait réussi à faire pousser une corne sur son front qui l’empêchait de sortir de chez lui. Méditation pour méditation et visualisation pour visualisation, il est probable que la corne sur le front de Nāgabodhi soit de même nature que la divinité de méditation que l’on pratique pendant les phases de création et d’achèvement. Ou de la corne du lièvre…
Lepus cornutus |
Toutes les instructions sur la façon de s’éveiller post-mortem, de renaître dans des Terres pures, de rejoindre un plérôme, d’éviter des mauvaises naissances et reprendre naissance volontairement sur la terre, le tout pris au premier degré ou presque, sont difficilement conciliables avec le concept de la divinité de méditation comme un expédient. Et sans ce concept, quel serait la différence entre ce bouddhisme ésotérique et des religions de résurrection de la sphère d’influence zoroastrienne ?
Cernunnos |
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[2] P.e. dans : The Heart of the Buddha p. 73 « So taking refuge is a landmark of becoming a Buddhist, a nontheist. You no longer have to make sacrifices in somebody else’s name, trying to get yourself saved or to earn redemption. You no longer have to push yourself overboard so that you will be smiled at by that guy who watches us, the old man with the beard. »
[3] Méditation et action, Chogyam Trungpa, p. 10
[4] kun brtags bsgoms pa'i rwa chen gyis//
bde ba thams cad 'joms pa ltar//
de bzhin dngos por mngon zhen pas//
sems can thams cad sdug bsngal lo//
chos rnams yang dag yod min te//
mkha' la sprin ni 'khrig pa bzhin//
skye ba gnas pa 'gag pa gsum//
gang la gang gi phan gnod 'byung*//
de bzhin sems nyid dag pa la//
ci zhig phan zhing ci zhig gnod//
gdod nas ma grub gzung 'dzin te//
rang rang ngo bo nyid kyis stong*//
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