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samedi 4 novembre 2017

Au-delàs intégrés et intégrables

Fond d'écran, artiste inconnu
En ce qui concerne l’au-delà, la Bible enseigne dans le Livre de Job (3,3-19) que tous les morts disparaissent dans l’obscurité (sheol), au mieux le lieu des morts, au pire un puits d’oubli. C’est « le rendez-vous de tous les êtres vivants » (Job, 30,23). C’est la destruction du second temple qui semble avoir été à l’origine d’un au-delà meilleur, l’anti-chambre du « monde à venir » (Pirkei Avot 4:21), et que si l’on souffre dans ce monde-ci, la récompense n’en sera que plus grande dans l’autre monde (Leviticus Rabbah 27:1).

Dans l’évangile de Luc, Jésus dit à l’un des malfaiteurs crucifiés en même temps que lui « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » (Luc, 24,43). Le Paradis ou le Royaume, qui n’est pas de ce monde, où l’on rejoint « Notre Père qui êtes aux cieux ». L’idée judaïque du « monde à venir » au prix des souffrances ici-bas a sans doute contribué au culte des martyrs aux débuts du christianisme, et qui a précédé le culte des saints. Aux débuts du christianisme, il y avait deux destinations après la mort : les Cieux, le Paradis, ou encore le Royaume, ou bien  l’Obscurité et l’Oubli. Mais comme l’idée de récompense appelle l’idée de son contraire, la punition, le puits de l’oubli, où selon le Livre de Job, « je suis couché maintenant, je serais tranquille, Je dormirais, je reposerais » (Job 3,13), et où « je n'existerais pas, je serais comme un avorton caché, Comme des enfants qui n'ont pas vu la lumière. » (Job 3,16), allait se remplir de toutes sortes de souffrances.

Ceux qui suivaient le Christ, en témoignant (mártys) de sa résurrection (Actes 1,22), allaient au Paradis après leur mort, les autres se retrouvaient dans le Hadès. Ceux qui mourraient à cause de leur témoignage pendant les persécutions devenaient officiellement des martyres.
« Le culte des martyrs prenait déjà une place si considérable, que les païens et juifs en faisaient une objection, soutenant que les chrétiens révéraient plus les martyrs que le Christ lui-même. On les ensevelissait en vue de la résurrection, et on y mettait des raffinements de luxe qui contrastaient avec la simplicité des moeurs chrétiennes; on adorait presque leurs os. À l'anniversaire de leur mort, on se rendait à leur tombeau: on lisait le récit de leur martyre; on célébrait le mystère eucharistique en souvenir d'eux. » (Ernest Renan, Le culte des martyrs).
Le culte des martyrs et le culte associé des reliques deviendra le culte des saints. Dès le IVe siècle, les Églises orientales célèbrent leur fête le dimanche après la Pentecôte. Au Vème siècle, l’église de Rome suivra, en le célébrant le même jour. A partir du VIIIème siècle, la Toussaint est célébrée au 1er novembre par l’église de Rome, et vers 835-837, le pape Grégoire IV ordonna que cette fête soit célébrée dans le monde entier.[1] L’idée d’un troisième au-delà entre les Cieux et l’Enfer se développa, un entre-deux, où séjournaient les morts en attendant le Jugement dernier. Tout n’était pas perdu, il était possible de prier pour le salut des morts dans le Purgatoire, bien que ce terme ne soit pas encore connu.[2] Saint Odilon de Cluny (962-1048) instaura en 998 la commémoration liturgique des morts, célébrée au lendemain de la fête de la Toussaint, le 2 novembre. A la fin du XIIe siècle, le Purgatoire devient un lieu proprement dit. Il fera l'objet des solutions les plus créatives et lucratives pour sauver les âmes des morts, mais qui seront refusées par la Réforme amorcée au XVIe siècle. Si ce n’est pas la fin de l’idéal du martyr, « témoin », ce sera la fin théorique des cultes associés et du Purgatoire. Les voies plus mystiques (mystique Rhénane, etc.) avaient préparé le terrain.

Le troisième niveau entre Ciel et Terre, avec ses cultes associés, est souvent un champ de bataille entre différentes croyances au sein même d’une religion. Si l’on admet la dualité corps-esprit, et si la mort est la séparation du corps (mortel) et de l’esprit (immortel), il faut bien que l’esprit du défunt séjourne quelque part. Dans la religion védique aussi, il n’y avait que le ciel et la terre (et le puits de ténèbres après la mort), jusqu’à la découverte du monde des mânes (pitṛloka) par Yama, qui l’aménagea pour eux en attendant leur passage au ciel de Brahma. L’au-delà n’allait pas de soi. Une fois qu’il y a un monde bien déterminé pour les mânes, les survivants peuvent s’y tourner pour les remémorer, voire essayer de les sauver en accélérant leur passage au monde de Brahma.

Jusqu’au XIIème siècle environ, quand le bouddhisme tibétain recevait l’apport du bouddhisme indien (Atiśa etc.), la « voie de la connaissance » et ses méthodes contemplatives prédominaient, ainsi que la vue que les phénomènes n’avaient aucun fondement (S. (sarvadharma)-apratiṣṭhānavāda T. chos thams cad rab tu mi gnas pa), un courant de l’école Mādhyamaka. Le manque de l’importance du culte des dieux et démons et des siddhis associés fut noté par l’hagiographe Gyadangpa (env. 1258-66). Réchungpa était celui qui allait les réhabiliter pour les écoles Kagyupa. Pour l’école Nyingmapa, dont le Dzogchen « appauvri » manquait également de moyens, c’est Karma Lingpa (1326–1386) avec son Cycle des Bardo (bar do drug gi khrid yig), qui introduira un troisième niveau, un état intermédiaire spécifique appelé l’état intermédiaire du dharmatā (tib. chos nyid bar do) et qui révèle que le corps subtil est le maṇḍala de 100 divinités paisibles et courroucées (tib. zhi khro), où les âmes des morts peuvent trouver le salut, et où leurs proches peuvent les aider à passer le cap, grâce aux cultes des saints et aux cultes des morts, rendus possibles par ce niveau. Ces pratiques seront l’objet d’un deuxième volet du Dzogchen, appelé le « Franchissement du Pic » (tib. thod brgal). La pratique Dzogchen qui inclue les pratiques du « troisième niveau » sera appelé « holistique » par Sam van Schaik dans l’article Holistic or Radical Dzogchen, et celle qui ne les inclue pas « appauvri ».

Comment le christianisme et le bouddhisme (tibétain) « appauvris » se sont-ils « enrichis » au moyen-âge ? Le christianisme européen s’est « enrichi » en puisant dans la culture celtique. Le samain/samhain[3] « est la première des quatre grandes fêtes religieuses de l’année celtique protohistorique, fêtée aux environs de notre 1er novembre ». « C’est une fête de transition — le passage d’une année à l'autre — et d’ouverture vers l’Autre Monde, celui des dieux. ».
« Pour les Celtes, cette période est entre parenthèses dans l’année : elle n’appartient ni à celle qui s’achève ni à celle qui va commencer ; c’est une durée autonome, hors du temps, « un intervalle de non-temps ». C’est le passage de la saison claire à la saison sombre, qui marque une rupture dans la vie quotidienne : la fin des combats pour les guerriers et la fin des travaux agraires pour les agriculteurs-éleveurs, par exemple. » (wikipedia)
Des hommes exceptionnels peuvent se rendre dans l’Autre Monde, la résidence des dieux (le Sidh, Evans-Wentz s'y intéressa), généralement à l’invitation d’une Bansidh, une « messagère de la mort ». Le passage pendant cette période n’était pas à sens unique : les morts pouvaient descendre pour visiter la terre. Aussi, pendant la fête des morts Samain, on plaçait devant sa porte des nourritures destinées aux morts (« trick or treat »), pour les empêcher de faire du mal. On portait des costumes autour d’un feu rituel. Les cendres étaient remportés à la maison dans des navets creusés. La création de la commémoration liturgique des morts, au lendemain de la Toussaint, permettait donc d’intégrer des coutumes celtiques récalcitrantes dans le culte chrétien. Le premier jour était chrétien (« appauvri »), le jour suivant celtique (« enrichi »). Actuellement, le 1er novembre est le jour de Halloween (« Alholowmesse » en anglais moyen.

Pour « enrichir » le bouddhisme tibétain du XIIème siècle qui manquait de siddhis, les tibétains ont fait appel à des croyances et des cultes prébouddhiques ou non-bouddhistes, qu’ils ont intégré dans le cursus bouddhiste tibétain « holistique ».

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Voir le billet Un roi qui fait la pluie et le beau temps pour un exemple indien d'une fête comme le samain celte, où les limites entre les divers mondes sont temporairement suspendues, et où les dieux, les démons/esprits et les humains peuvent se rencontrer. Dans le Manimékhalaï, traduit en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer, on rencontre le même type de phénomène.

[1] Wikipedia Toussaint

[2] « Pour Augustin, seuls certains chrétiens, déjà acceptés au paradis, sont soumis à la purgation comme épreuve de purification, entre le jugement individuel se situant à la mort et le Jugement dernier, collectif15. Il souligne que les peines y sont très pénibles. Augustin fait la distinction entre un « enfer inférieur » et un « enfer supérieur » (ce qui perdurera entre le vie et le xiie siècle), ce qui se transformera en une « localisation » du Purgatoire en un lieu « au-dessus » ou « proche » de l’Enfer, avec des peines qui y ressemblent beaucoup, ce qui deviendra à la fin du xiie siècle, le Purgatoire proprement dit. » Wikipedia Purgatoire

[3] « On la retrouve en Gaule sous la mention Tri nox Samoni (les trois nuits de Samain), durant le mois de Samonios (approximativement le mois de novembre), sur le calendrier de Coligny. »

dimanche 4 septembre 2016

La corne du bouddhiste (buddhistus cornutus) ?


Sceau de Mohenjo Daro, 3000-1500 av. JC

En mai 1986 nous recevions les instructions de Tenga Rinpoché sur la pratique quotidienne de Mahākāla Bernakchen (khaM yig ma). Après les trois jours d’instructions, il y avait la possibilité de poser des questions. Une des questions portait sur la « réalité » des divinités, notamment les divinités jñānasattva (tib. ye shes pa) qui étaient invitées de leurs paradis respectifs, pour venir se fondre dans les divinités visualisées samayasattva (tib. dam tshig pa) par l’adepte. La réponse fut vérifiée plusieurs fois, mais Tenga Rinpoché était très explicite sur le fait qu’il s’agissait d’une méditation, et qu’il n’y avait pas des paradis quelque part dans l’univers, d’où descendraient ces divinités et où elles remonteraient après le rituel.

Cela rejoint la notion de la divinité de méditation, ou « dieu des yogins » (īśvara) que l’on trouva au départ dans le Yoga, mais non dans le Sāṃkhya qui est « athée » (sct. nirīśvara), littéralement sans Seigneur suprême. Le Yoga est théiste (sct. seśvara). L’īśvara n’est pas un Dieu créateur. Son rôle est assez modeste et sert d’objet de concentration au yogi pour que celui-ci atteigne le samādhi[1]. Mais ce théisme modéré a pu prendre de la substance au cours des siècles suivants et subi sans doute des influences monistes, monothéistes ou monothéisantes.

Depuis son introduction en occident, le bouddhisme se présente plutôt comme une religion non-théiste. Chogyam Trungpa (1939-1987) aimait mettre en avant ce non-théisme[2] pour distinguer le bouddhisme des autres traditions.
« Le bouddhisme est sans doute la seule religion qui ne soit pas fondée sur la révélation de Dieu ni sur la foi ou la dévotion accordées à Dieu, ou à des dieux de n’importe quelle sorte. »[3]
Il me semble que depuis ces déclarations de Trungpa, le bouddhisme tibétain a glissé vers un théisme plus prononcé et est en voie de devenir une religion proprement dite. Si on interrogeait maintenant les adeptes du bouddhisme tibétain, je pense qu’il y aurait un bon nombre de réponses positives quant à la « réalité » des divinités, des paradis etc. du type « au moins aussi réels que notre monde à nous »…

La spécificité principale d’un tantra est d’être la révélation d’une divinité ou d’un Bouddha primordiale (sct. adibuddha), qui définit les doctrines, les rituels, les pratiques et les préceptes associés au culte de cette divinité, qui a pour objectif de permettre à l’adepte de s’y identifier et d’obtenir des pouvoirs (sct. siddhi). Du point de vue bouddhiste, cette émulation et réintégration du cadre tantrique shivaïste ou pāñcarātra est présentée comme un expédient (sct. upāya) susceptible de conduire un adepte, incliné naturellement, ou par son conditionnement social, vers le théisme, à une réalisation de type non-dualiste, qui dépasserait à la fois le théisme et le non-théisme. Sans cet aspect upāya, le bouddhisme tantrique est évidemment une religion théiste.

Dans la légende des 84 mahāsiddhas, connus au Tibet par l’œuvre d’Abhayadatta traduite par le moine tangoute sMon grub shes rab à partir du XIIème siècle, on trouve l’histoire du mahasiddha Nāgabodhi, qui fut instruit par Nāgārjuna dans le Guhyasamāja-Tantra. Ce dernier lui demanda de visualiser une corne sur son front durant douze ans. En effet, au bout de douze ans Nāgabodhi était très gêné par l’énorme corne sur son front. Nāgārjuna lui fit alors prendre conscience de la nature vide de celui qui connaît et de l’objet de connaissance[4], et la corne disparut.

La teneur métaphorique de l’histoire semble évidente. On pourrait aussi voir Nāgārjuna comme un thérapeute pratiquant l’hypnose ericksonienne… Libre à chacun de croire que Nāgabodhi avait réussi à faire pousser une corne sur son front qui l’empêchait de sortir de chez lui. Méditation pour méditation et visualisation pour visualisation, il est probable que la corne sur le front de Nāgabodhi soit de même nature que la divinité de méditation que l’on pratique pendant les phases de création et d’achèvement. Ou de la corne du lièvre

Lepus cornutus
Voilà pour le côté face. Maintenant du côté pile. Qu’en est-il des oracles tibétains ? Pour rappel, les oracles d’état sont des médiums capables de canaliser les dieux gardiens du Tibet, par exemple Pehor et Tashi Tsheringma, domptés respectivement par Padmasambhava, et par Padmasambhava et Milarepa. Ces dieux, initialement des dieux mondains et depuis leur conversion des divinités de sagesse, expriment très concrètement leur volonté à travers les oracles. Mais quelle est l’origine de la volonté exprimée ? Si l’oracle est censé exprimer la volonté du clergé tibétain, il y a sans doute d’autres moyens, plus modernes, pour y donner voix.

Toutes les instructions sur la façon de s’éveiller post-mortem, de renaître dans des Terres pures, de rejoindre un plérôme, d’éviter des mauvaises naissances et reprendre naissance volontairement sur la terre, le tout pris au premier degré ou presque, sont difficilement conciliables avec le concept de la divinité de méditation comme un expédient. Et sans ce concept, quel serait la différence entre ce bouddhisme ésotérique et des religions de résurrection de la sphère d’influence zoroastrienne ?

Cernunnos


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[1] Le Yoga, Immortalité et liberté, Micréa Eliade, p. 83

[2] P.e. dans : The Heart of the Buddha p. 73 « So taking refuge is a landmark of becoming a Buddhist, a nontheist. You no longer have to make sacrifices in somebody else’s name, trying to get yourself saved or to earn redemption. You no longer have to push yourself overboard so that you will be smiled at by that guy who watches us, the old man with the beard. »

[3] Méditation et action, Chogyam Trungpa, p. 10

[4] kun brtags bsgoms pa'i rwa chen gyis//
bde ba thams cad 'joms pa ltar//
de bzhin dngos por mngon zhen pas//
sems can thams cad sdug bsngal lo//
chos rnams yang dag yod min te//
mkha' la sprin ni 'khrig pa bzhin//
skye ba gnas pa 'gag pa gsum//
gang la gang gi phan gnod 'byung*//
de bzhin sems nyid dag pa la//
ci zhig phan zhing ci zhig gnod//
gdod nas ma grub gzung 'dzin te//
rang rang ngo bo nyid kyis stong*//