mardi 13 mars 2012

La vision et les vues



La vision peut être sensorielle : « la perception par l'œil de la lumière, des couleurs, des formes; ensemble des mécanismes physiologiques par lesquels les radiations lumineuses reçues par l'œil déterminent des impressions sensorielles de nature variée ». (Atilf)
Elle peut être psychologique : « Action, fait de percevoir, de se représenter en esprit une réalité concrète ou abstraite. »
Elle peut-être le résultat, involontaire, du reflux de l’inconscient : « Représentation mentale imaginaire, souvent pathologique. Synon. fantasme, mirage, hallucination. »
Elle peut être spirituelle voire mystique : « Vision ou vision intuitive. Synon. de intuition. », «  Vision directe de l'esprit par l'esprit » « vision qui se distingue à peine de l'objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence (BERGSON, La Pensée et le mouvant, 1922 ds FOULQ.-ST-JEAN 1969).


Quand Milarepa dit au jeune berger[1] que l’on peut voir la conscience par la non-vision, il s’agit de la vision spirituelle, la vision non dualiste, sans sujet ni objet. Nagarjuna écrit dans les Stances du Milieu (chapitre 3.5) :
« La vision ne voit pas, l'absence de vision non plus." et (3.6) "Solidaire ou non de la vision, le sujet voyant n'existe pas. S'il n'y a personne pour voir, comment pourrait-il y avoir visible et vision. »  
Mais l’expérience proprement dite n’est pas intellectuelle, elle est spirituelle et mystique, dans le sens de non-dualiste.

La vision directe, qui est en fait non vision, est l’accès direct (T. rtogs) et non dualiste/mystique à l’esprit.
Les « vues » sont les visions intellectuelles, les visions imaginaires, les paroles intérieures, bref les expériences spirituelles (T. nyams). Les visions intellectuelles ne sont pas sensibles, même si elles peuvent s’accompagner de représentations sensorielles. Elles ne sont pas proprement mystiques, car elles sont duelles et comportent une notion de sujet et d’objet. Les expériences spirituelles (T. nyams) sont passagères, et c’est quand il n’y en a plus[2] que l’accès direct (T. rtogs) et continu est dit se produire. Pour un exemple, voir la rencontre entre Milarepa et son élève principal Gampopa, qui soumet toutes ses expériences au jugement de son maître, qui le renvoie à chaque fois à sa pratique. Quand Gampopa lui fit part de sa vision des cinq Bouddhas dans les cinq directions, Milarepa répondit qu’elle était équivalent à celle d’un homme qui presse les deux yeux de ses mains et voit apparaître deux lunes devant lui.

Sur ce point, les mystiques chrétiens diffèrent des mystiques bouddhistes. Alvarez de Paz dit « La vision intellectuelle est une certaine manifestation des choses divines et célestes, manifestation qui ne se traduit pas par les sens, mais s'adresse directement à l’intelligence » (1540, col. 1445-E et 1446-A). C’est une interprétation théologique. D’autres interprétations sont possibles. Une interprétation psychologique, comme celle d’Henri Delacroix pour qui en cas de l’effacement de la conscience du moi, peut se produire un état théopathique, une sorte de somnambulisme divin, un automatisme général[3]. Si l’expérience consciente est constamment remplie d’images et d’injonctions, il est très probable que celles-ci rejaillissent dans des états de passivité. Ce n’est pas pour rien que le Bouddha des auditeurs recommande de toujours garder les portes sensorielles et de faire attention à ce que l’on y laisse entrer.

Pour ses Exercices spirituels, Ignace de Loyola, a choisi pour un véritable bombardement à tapis « carpet bombing » d’images, un « impérialisme radical de l’image » écrit Roland Barthes,[4] qui a pour but « la privation d’images », une exténuation d’images pour occuper le terrain du mental.
« L’image est la matière constante des Exercices : les vues, les représentations, les allégories, les mystères (ou anecdotes évangéliques », suscités continûment par les sens imaginaires, sont les unités constitutives de la méditation. »[5] Ce qui chez Sainte Thérèse d’Avila, qui en avait fait sa pratique, produisait en effet des visions et des expériences spirituelles.
Cette approche est également connue par les Kadampas : des actes quotidiens peuvent être pris pour des actes symboliques. P.e. fermer une porte, c’est fermer la porte des réincarnations etc. Un autre exemple d'imitation/identification est la pratique des divinités tutélaires (yidam).
« Le développement même de la retraite [de l'exercitant], au long des trois dernières semaines, suit l'histoire du Christ : il naît avec lui, voyage avec lui, mange avec lui, s'engage avec lui dans la Passion. L'exercitant est sans cesse requis d'imiter deux fois, d'imiter ce qu'il imagine : penser au Christ " comme si on le voyait manger avec ses Apôtres, sa façon de boire, de regarder, de parler ; et tâcher de l'imiter. »[6] 
Choisir une approche imagée et intellectuelle est aussi choisir pour l’orthodoxie et peut être par conséquent un choix politique, pour contrer les approches mystiques, souvent plus subversives ou moins faciles à contrôler.
« Constituer le champ de l’image en système linguistique, c’est en effet, se prémunir contre les marges suspectes de l’expérience mystique : le langage est le garant de la foi orthodoxe, parce que, sans doute (entre autres raisons), il authentifie la spécificité de la confession chrétienne. Le langage – dans sa nature expressément articulé – c’est précisément ce que Bossuet oppose à l’hérésie quiétiste (dont on sait les rapports historiques avec Jean de la Croix) : contre Mme Guyon qui définit l’oraison vide comme « un profond recueillement sans acte ni discours », Bossuet édicte que « l’acte de foi doit se manifester de manière discursive, l’âme doit demander explicitement son salut » : en un mot, il n’y a de prière qu’articulée. L’articulation est en effet ce qu’Ignace apporte à l’image, la voie dont il se sert pour lui donner un être linguistique, et partant une orthodoxie. »[7]
L’acte de foi ne peut, de toute façon, que se manifester de manière discursive, y compris pour les quiétistes, qui n’étaient pas moins bavards et qui l'ont payé très cher quelquefois. Ce n’était pas là l‘enjeu, c’était l’orthodoxie. Et quel est le but de l’orthodoxie ? Peut-être la soumission à l'Église (voir la fin des Exercices spirituels[8]) ? Serions-nous asservis par les images ?

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[1] nga bdag tu 'dzin pa'i rnam shes 'di// bltas pas mthong bar ngas ma go// sgom phyag rgya chen po bsgom nus na// mthong med tshul gyis mthong ba yod// Cette conscience qui appréhende un je et une essence /Je n'ai pas compris qu'on la voit quand on la regarde/ Mais si on peut cultiver la Mahāmudrā en méditation/ On peut la voir par la non-vision
[2] Āryadeva le brahmane, (T. 'phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag S. Ārya-prajñāpāramitopadeśa) « Le déracinement a réussi (chod tshad) quand il n’y a plus d’expériences spirituelles » (gcod ni chod tshad nyams dang bral/)
[3] Henri Delacroix
[4] Sade, Fourier, Loyola p. 71
[5] Sade, Fourier, Loyola p. 71
[6] Sade, Fourier, Loyola p. 68
[7] Sade, Fourier, Loyola p. 72
[8] "Renoncer à tout jugement propre et se tenir prêt à obéir promptement à la véritable Épouse de Jésus-Christ, notre Seigneur, c'est-à-dire à la sainte Église hiérarchique, notre Mère."

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