Il y avait un courant yoguique parmi des maîtres rattachés à des écoles Kagyupa, qui se clamaient de Réchungpa, et à travers ce dernier, de Nāropa. D’autre part, il y avait une une lignée de l'exégèse (T. bshad brgyud) du Hevajra Tantra, qui remonterait à Marpa, par le biais du maître laïc rNgog (chos sku rdo rje 1036–1102). Ces deux courants sont des courants de yogis laïcs, et s’appuient surtout sur les tantras, notamment le Hevajra Tantra. Notons qu’une autre transmission exégétique (T. bshad brgyud) était possible et probable, mais celle-ci passa par l’école Sakya. Je veux parler de celle du "transfuge" Pamodroupa, qui après une carrière brillante au siège de Sakya, avait rejoint Gampopa, qui était alors à la fin de sa vie, avant de fondre sa propre lignée.
D’autre part, il y avait l’essor de l’école Sakyapa, avec initialement une tendance yoguique laïque forte, qui remonterait à Nāropa, par le biais de son disciple indien Gayadhara, la source principale de Dromi lotsāwa ('Brog mi lo tsā ba 992-1072), le traducteur à l’origine de l’école Sakya, . Après les conquêtes de Genghis Khan en 1227, ce dernier publia un édit qui exemptait les moines tibétains des impôts et du service militaire, en leur accordant des privilèges. Les différents sièges (Sakya-pa, Phagmodru-pa, Brigung-pa, Karma-pa…) envoyèrent des représentants à différents princes mongols, et reçurent des terres avec des ménages, qui tombaient dorénavant sous leur administration. Sakya Pandita Kunga Gyeltsen (1182–1251) fut le 4e des cinq Maîtres fondateurs de l’école Sakyapa et le 6ème détenteur du trône de Sakya (Sakya Trizin). À partir de 1247, il devint le conseiller bouddhiste du prince Godan, entamant une alliance entre Sakyapa et le pouvoir mongol, qui allait durer un siècle. En 1260, c’est le prince mongol Kublai, connu par Marco Polo, qui monta sur le trône. Kublai Khan (1215–1294) considérait le sakyapa ‘Phags pa (neveu de Sakya Pandita) comme son instructeur spirituel.
En résumé, à la moitié du 13ème siècle, il y a dans les lignées kagyupa un intérêt croissant pour Réchungpa, et les instructions qui lui sont attribuées, au détriment d’un Dozgchen/Mahāmudrā qui « nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis », l’école Sakyapa devient la puissance politique dominante sur le plan national, et Sakya Pandita lance des attaques contre les disciples de Gampopa, notamment contre leur enseignement phare très populaire, la Mahāmudrā. Et si le véritable enjeu avait aussi été politique ?
Sakya Pandita (1182-1251) écrit qu’elle est nuisible au Dharma et ajoute :
« Moi aussi, je pourrais rassembler davantage de disciples, si j’enseignais la panacée auto-suffisante à ceux qui n’avaient reçu que l’initiation-bénédiction de Vajravārāhī, si je leur enseignais (tib. ngo sprod) par la suite le sens 'qui ne s’atteint pas à travers l’effort', après avoir identifié une vague expérience contemplative comme le chemin de la vision. Je recevrais aussi davantage d’offrandes. Et puis les sots me considéreraient comme un Bouddha. »[1]Les attaques de Sakya Pandita portent donc un premier coup. Le courant des adeptes des instructions de Réchungpa se transforme plus tard en le mouvement militant des « Fous religieux » (tib. smyon pa) avec des leaders charismatiques comme gTsang smyon heruka (1452–1507). Les lacunes dans le matériel doctrinaire et dans les transmissions attribué à Nāropa sont comblées, et on n’en finit pas d’écrire des hagiographies des grands maîtres de la lignée de Nāropa. Notamment la Vie et les Chants de Milarepa, le yogi par excellence, que son auteur nous présente en permanence harcelé par des « amis spirituels », géshé, qui à l’époque de Milarépa n’étaient pas encore les membres de l’école Gélougpa, mais des Kadampas, parmi lesquels figuraient Gampopa et les siens. Il y avait des tensions entre les monastères (véritables zones administratifs) sur le plan politique, des tensions entre monastiques et yogis laïcs, et des tensions doctrinaires entre une approche Vinaya+sūtrayāna+tantra et une approche sūtrayāna avec des éléments yogatantriques très dominants.
Il ne faut pas non plus oublier la montée en puissance du Kālacakra Tantra avec son système haṭhayoguique en six branches (S. sadaṅga-yoga T. sbyor ba yan lag drug), notamment à partir du XIIIème siècle. Un autre facteur très influent sur le développement ultérieur du bouddhisme tibétain.
Ces tensions furent résolues en accordant une place plus importante au matériel yogatantrique apporté par les adeptes de la transmission de Réchungpa, en admettant que la véritable bénédiction (siddhi) de la lignée était celle qui remonta à Nāropa, et que les instructions de Gampopa n'étaient qu'un moyen habile destiné au grand public. En même temps, il fallait sauver l’intégrité de la transmission, en sauvant ceux qui en étaient les grands acteurs. Cette nouvelle transmission n’avait pas pu passer par Milérapa et Gampopa, son disciple principal, et il fallait donc trouver des éléments hagiographiques, qui comblaient les lacunes. L’histoire des trois hommes de Kham est une de ses tentatives.
Puis, il y a l’aspect politique. Les détenteurs de sièges Sakyapa et Kagyupa (Drikhoung, Pamodroupa, Karma…) entretenaient des relations féodales avec la cour impériale. Ils étaient à la fois des conseillers spirituels (mandarins) auprès de la cour et les administrateurs des lots de terre gérés pour le compte de l'empereur. Dans leur rôle de conseiller spirituel, ce qui était recherché par la cour était surtout leurs connaissances en matière de tantrisme, de rituels et de cérémonies, qui devenait désormais leur grande spécialité. C'est quand la succession des détenteurs des centres religieux et administratifs ainsi constitués posait un problème dans un cadre monastique (techniquement, les abbés avaient des voeux de moine), que le système des lamas réincarnés (tulkou) est apparu.
Tous ces développements ont contribué au déclassement du système de la Mahāmudrā, de sorte que le VIIIème Karmapa Mi kyod rdo rje (1507-1554) pouvait écrire, en s’alignant sur les critiques de Sakya Pandita, que la grâce de la véritable Mahāmudrā était associée aux quatre consécrations :
“Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, qui est présent dans les intuitions analogique et réelle (dpe don gyi ye shes) authentiques, qui ne sont pas manifestes (ngon sum) avant les trois initiations supérieures des quatre initiations (mchog dbang gong ma gsum) mais ce sont le Parāmitāyāna causal de nos jours et la tradition des instructions communes de Samātha-Vipassana qui viennent d’Atisha et font partie du chemin graduel de l’éveil, enseignés par Gampopa et Pamodroupa (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l'ont appelés pour cette raison la mahāmudrā intégrée naturellement (phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant l'initiation, ce qui est appelé la Tradition commune du Sūtrayāna et du Mantrayāna."Dagpo Tashi Namgyal (dwags po bkra shis mam rgyal, 1513-1587)[2] était un contemporain du VIIIème Karmapa, et deviendrait plus tard le détenteur du trône de Gampopa à Dakla (T. Dvags bla sgam po), le siège de l’école Dakpo Kagyu. Il est possible qu’en tant que représentant du siège de Gampopa, il ait ressenti l’obligation de réhabiliter le système de Gampopa.
« M’apercevant que la plupart de ceux qui l’étudient et y réfléchissent (thos bsam pa) de nos jours, sans avoir fait l’expérience de la méthode (tshul), n’ont quelques vagues notions des points cruciaux de la méditation, je vais l’expliquer dans l’intérêt de ceux qui me font confiance. Comme la plupart [des textes] sont pleins de termes conventionnels et approximatifs (T. tha snyad S. vyavahāra) et de rhétorique (sdeb sbyor), je vais les expliquer d’une manière plus facile à comprendre.[3]Il a donc composé une trilogie (T. 'od zer skor gsum[4]), qui deviendra représentative de la triple approche de la Mahāmudrā chez les Kagyupa, dans laquelle la Mahāmudrā de Gampopa, comme une voie à part et en dehors des sūtra et des tantra, est réhabilitée. Il prend néanmoins en compte la nouvelle situation, et accepte qu’elle soit intégrée dans un cursus encadré par le sūtrayāna et le mantrayāna. Désormais, pour avoir accès aux instructions de la Mahāmudrā, il fallait passer par des pratiques préliminaires et par des consécrations.
« Plus tard[5], les adeptes de la lignée de pratique (sgrub brgyud pa)[6], afin de se conformer à la fois aux sūtra et aux tantra, ont [avancé] la nécessité d’une consécration pour préparer (smin byed du) l’adepte et ont initié (sbyang bar snang bas) de nombreuses pratiques dans le cadre du chemin des sūtra et des tantra, tels le cycle des pratiques préliminaires, des méthodes pour renforcer les expériences spirituelles. Il n’est donc pas contradictoire de faire une voie profonde qui soit commune aux sūtra et aux tantra et qui bénéficie à la fois aux personnes de capacités supérieures qu’inférieures[7]. »Tashi Namgyal fera donc très attention à l’exposition de la méthode « assainie » de la Mahāmudrā. dans son livre "Rayons de lune". Pour parer aux critiques d’un quiétisme à la Hvashang, il se basera sur la méthode progressive (du système des sūtra) de Kamalaśīla approuvée par tous. Et pour être conforme à la réintégration de la Mahāmudrā dans la voie des tantra, il exposera les pratiques préliminaires. Ainsi, il a sauvé la méthode de Gampopa, mais en l’intégrant dans une voie sūtra-tantrique afin d’avoir accès aux siddhi (ordinaires), dont les dieux et démons des maṇḍala des divinités étaient dépositaires. Comme vu précédemment, les maṇḍala peuvent être complétés par des dieux locaux, dont les cultes seront intégrés. La solution de Dakpo Tashi Namgyal était approuvée, car continuée, par le neuvième Karmapa Ouangtchoug dordjé (1556 - 1603), auteur de plusieurs oeuvres importants sur la nouvelle Mahāmudrā.
Actuellement, Ringu Tulku enseigne la Mahāmudrā de Gampopa (en suivant Tashi Namgyal) tout en conseillant de réciter quelques mantras de divinités, afin de recevoir leurs bénédictions. Mais le "heruskisme" fait toujours des adeptes de nos jours.
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Illustration : Gampopa, détail d'une thangka du neuvième Karmapa (Himalayan Art)
[1] David Jackson, Enlightenment by a single means, p. 168 ‘di las bzlog pa byung gyur na// bstan la gnod par shes par gyis// bdag kyang rdo rje phag mo yi// byin rlabs tsam re byas pa la// dkar po chig thub bstan nas kyang*// myong ba cung zad skyes pa la// mthong lam du ni no sprad nad nas// rtsol bsgrub med pa’i don bstan na// tshogs pa’ang ‘di mang ba ‘dul// longs spyod ‘bul ba’ang mang bar ‘gyur// blun po rnams kyi bsam pa la’ang*// sangs rgyas lta bur mos pa skye//
[2] Une courte biographie se trouve dans le volume 29341-5275 du site TBRC. Mnyam med sgam po pa chen po’i rnam rol khams gsum chos kyi rgyal po dwags po bkra shis rnam par rgyal ba’i rnam thar mdor bdsud pa (pp III-XXXIV).
[3] Deng sang gi thos bsam pa phal cher nyams len gyi tshul la mi byang zhing*/ nyam len pa ‘ga’ zhig kyang sgom rim gyi gnad la blo rtsing ba ltar mthong bas/ rang la yid rton pa dag la phan par bya ba’i lhag bsam gyis kun nas bslangs te ‘chad cing*/ de yang tha snyad kyi brda dang sdeb sbyor gtso bor byas na phal gyis cung zad go dka’ bar dogs pas go bde’i tshul du bshad par bya’o/ p. 38 pétcha Mahamudra: The Moonlight -- Quintessence of Mind and Meditation, de Bkra-śis-rnam-rgyal (Dwags-po Paṇ-chen),Dakpo Tashi Namgyal p. 112
[4] Sens général du système du Vajrayāna (gsang sngags rdo rje theg pa’i spyi don mdor bsdus pa legs bshad nor bu’i ‘od zer), Commentaire détaillé du Hevajra Tantra (kye rdo rje zhes bya ba’i rgyud kyi rgyal po’i ‘grel pa legs bshad nyi ma’i ‘od zer) et L’exposé du système contemplatif de la Mahāmudrā (nges don phyag rgya chen po’i sgom rim gsal bar byed pa legs bshad zla ba’i ‘od zer).
[5] Il est possible que Tashi Namgyal fasse référence aux développements récents et aux choix de Mikyeu Dordjé
[6] Au contraire des adeptes de l’exégèse (bshad sgrub, qui est la lignée de Hevajra)
[7] Phyis kyi sgrub brgyud pa dag gis/ mdo sngags gnyis ka dang sgo bstun pa’i dbang du byas nas/ smin byed du dbang dgos pa dang sngon ‘gro’i skor dang bogs ‘don gyi skabs ci rigs su mdo sngags kyi nyams len mang po sbyang bar snang bas/ de ltar na mdo sngags thun mong pa’i zab lam du byas kyang blo mchog dman mang po la mkho zhing ‘gal ba med pa yin no/ (p. 258/ 112)
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