dimanche 16 février 2014

Des utopies dans le passé



Le pays légendaire Oḍḍiyāna ou Uḍḍiyāna, ou encore Udyāna (pinyin : wu chang, n° 30 sur la carte ci-dessus), au nord de Peshawar, serait à l’origine de la forme de bouddhisme ésotérique appelée « vajrayāna ». Le pèlerin chinois Xuanzang (Hsuan-tsang, c. 602–664), avait visité Udyāna, Karashar et Khotan, et observé qu’il y avait un mélange de doctrines.[1] En 644, il visita Kapisa ("Shambala"), réputé d'être à proximité d’Udyāna. Kapisa était alors gouverné par un roi bouddhiste kshatriya, qui contrôlait 10 états voisins, entre autres Lampaka[2], Nagarahara, Gandhara et Banu. Les sources hagiographiques de type « mahāsiddha » font d’Oḍḍiyāna un pays voisin de Shambala, autre pays légendaire. Shambala correspondrait à l’emplacement du royaume de Kapisa au nord de Kaboul, à proximité de l’actuel Bagram. Quoi qu’il en soit, nous sommes dans le périmètre bouddhiste centrasiatique.

Dans sa description de la vallée du Subhavastu (actuellement la rivière Swat), Hiuen Tsiang mentionne 1.400 anciens monastères répandus des deux côtés de la vallée, où vivaient dans le passé environ 18.000 monastiques hommes et femmes. Dans le passé, c’est-à-dire avant les pillages de l’envahisseur Mihirakula (environ 510). Les monastères vus par Hiuen Tsiang étaient dans un état de délabrement, car ils ne recevaient plus de fonds de l’état. Le pèlerin chinois avait observé la présence de cinq sectes bouddhistes, à savoir Sarvāstivāda, Dharmagupta, Mahīśāsaka, Kāśyapīya et Mahāsaṁghika. Le bouddhisme pratiqué dans ces monastères était de type mahāyāna. Selon Hiuen Tsiang, ils pratiquaient la méditation silencieuse, aimaient réciter les sūtras, sans comprendre leur sens… Ils suivaient strictement la discipline monastique et étaient expert en « exorcismes magiques ».[3] Les habitants de cette région étaient timides et doux. La plupart appartenaient à des écoles hérétiques (non-bouddhistes). Quelques-uns suivent le véritable Dharma. Environ mille monastères étaient en ruine, envahis par les ronces et avaient été abandonnés. La plupart des stūpa étaient tombés en ruine. Il y avait environ cent temples hérétiques bien fréquentés.[4] Hiuen Tsiang avait également remarqué que les gouvernants Huns à Balkh (Bactria, à l’est de « Oḍḍiyāna-Shambala »), qui descendraient de clan royaux indiens, pratiquaient le bouddhisme[5].

Nous sommes au 7ème siècle, le moment de gloire du bouddhisme semble passé, les monastères bouddhistes sont en mauvais état et n’ont plus le soutien de l’état, la plupart des habitants sont des hérétiques et leurs temples sont bien fréquentés. Nous sommes aussi à la veille de l’arrivée de l’islam. Il n’y a pas encore question de bouddhisme ésotérique, hormis les « exorcismes magiques ». Mais le bouddhisme a toujours pratiqué des formes de magie, malgré « l’interdiction du Bouddha ». Au temps de Fa-hien (Faxian, Fa-Hsien vers 337-422), dans le Gandhara, pays avoisinant, on pratiquait encore principalement le « petit véhicule ».[6]

Nous sommes loin du royaume entièrement habité par des ḍākinī des sources hagiographiques tibétaines. Le site du 17ème Karmapa, semble cependant prendre la remarque de Hiuen Tsiang sur les « exorcismes magiques » pour un frémissement de vajrayāna.[7] Notons néanmoins, qu’un autre voyageur chinois, Sung-yun (en 518), avait découvert un Gandhara envahi par des Huns, « dont le roi ne croyait pas en la Doctrine du Bouddha, mais vénérait des démons ».[8] L’ensemble de ces informations ne confirme pas l'existence de royaumes bouddhistes, habités par des pratiquants bouddhistes et gouvernés par des rois bouddhistes. Le pouvoir y est aux Huns, qui ont leur propre religion, et les religions non-bouddhistes semblent foisonner tandis que le bouddhisme est en déclin. S’il y avait par la suite eu un renouveau dans la région, c’est sans doute que le bouddhisme aurait su s’adapter à la nouvelle donne, peut-être en « domptant » les dieux de cultes hérétiques ?


Les sources hagiographies qui aiment envelopper ces régions de légendes, suggèrent néanmoins que tous les habitants d’Oḍḍiyāna ne furent pas bouddhistes. En lisant l’histoire (XIIème siècle) du mahāsiddha et roi Indrabhūti (III) d’Oḍḍiyāna, nous apprenons que ce pays est divisé en deux régions, « Sambhola » au nord et Laṅkāpurī au sud. « Sambhola » est gouverné par la dynastie bouddhiste des Indrabhūti, et dans le sud une dynastie non-bouddhiste (Jalendra), sans autre précision, hormis le fait qu’elle pratique la chasse, règne en Laṅkāpurī.[9]

Retournons à la ville de Balkh, haut-lieu de bouddhisme dans le passé et qualifié de « petit Rajagriha », où habitait une grande famille bouddhiste appelée les « Barmakids » (en perse : Barmakīyān, signifiant « grand administrateur »), dont les richesses semblaient avoir servi de modèle à des contes de 1001 nuits.[10] Cette famille qui venait de l’Inde avait commencé par administrer le monastère bouddhiste Nava Vihāra (Nawbahar) à l’ouest de Balkh. L’oncle du premier vizir Barmakid fut l’abbé du monastère.[11] On parle d'une lignée héréditaire de prêtres. Mais à l’époque de la révolte des abbassides contre les Omeyyades, les Barmakids prirent leur partie, ce qui augmentait encore davantage leur pouvoir. Pendant un certain temps, ils avaient continué la gestion et le développement du Nava Vihāra et de tous les monastères satellites qui en dépendaient, tout en étendant leur influence dans le nouvel univers abbasside. Une partie de la famille s’était convertie à l’Islam. En 803, les Barmakids tombèrent en disgrâce auprès du caliphe Hârûn ar-Rachîd et perdirent leur pouvoir.[12]


Ja'far ibn Yahya (767–803) était le fils de Yahya ibn Khalid, un vizir Barmakid du caliphe Hârûn al-Rashīd. Le fils allait hériter de cette fonction du père. Le caliphe Hârûn al-Rashīd aurait beaucoup apprécié la compagnie de sa propre soeur Abbasa et de Jafar bin Yahya. Pour que ce « trio » puisse continuer à se voir librement, le caliphe aurait souhaité un mariage de raison entre sa sœur et son ami,, à condition que le couple se voie uniquement en sa propre compagnie, de façon à qu'il n'ait pas d’enfant. Quand Hârûn apprenait que sa sœur a eu un fils, il aurait fait arrêter et décapiter Ja'far ibn Yahya, emprisonner sa famille en confisquant leurs possessions. Nous sommes en 803.

Le père de Ja'far ibn Yahya, ibn Khalid (mort en 806)[13], qui fut d'ailleurs un des tuteurs du caliphe Hârûn al-Rashīd, nous a d’ailleurs laissé des chroniques très intéressants. Il ne mentionne pas de bouddhisme « tantrique », mais il parle en revanche d’un culte à Mahakal (Bhairava ?).
« Ils ont un idole du nom de Mahakal qui a quatre bras, et qui est de couleur sapphire, les cheveux dressés sur la tête. Ses dents et son ventre sont dénudés et il porte sur le dos une peau d’élephant dégoulinant de sang, les jambes de l’éléphant étant attachés sur le devant de son corps. Une de ses mains tient un grand serpent, la gueule ouverte. Une autre tient un ba^ton, une troisième tient une main humaine. Son quatrième bras est étendu vers le ciel. Il porte deux serpents dans ses oreilles à la façon de boucles d’oreille. Deux grands serpents entourent son corps. Sur sa tête il porte un diadème de crânes et il porte également un collier fait de crânes. Ils prétendent que ce démon vient des diables et qu’il faut faire son culte à cause de ses grands pouvoirs et qualités, qui sont à la fois aimés et dignes de louanges et méprisés avec horreur. Il peut donner et prendre, faire du bien et du mal. Il est considéré comme un refuge dans des temps difficiles. »[14]
Elverskog remarque que ce n’est qu'au 9-10ème siècle, que des œuvres qui se disent être des tantras hindous ou bouddhistes, commencent à faire leur apparition. Ce phénomène s’inscrit selon lui dans le développement de l’hindouisme « de temple » de la période Gupta.

Le rattachement d’un réseau de monastères/temples à une grande famille comme les Barmakids n’était d’ailleurs pas exceptionnel. Peut-être même plutôt la règle. Nous avons déjà eu l’occasion de parler d’une famille de brahmanes influente à Srinagar (pas très loin de « Oḍḍiyāna-Shambala »), celle de Ratnavajra (11ème siècle). Au Tibet, cette tradition bouddhiste sera maintenue, puis exportée, jusqu’à nos jours.

***

King Mihirakula

[1] « In Udyāna, Karashar, and Khotan there is a mixture of doctrine ». The Life of Huien Tsiang xliv

[2] Fait partie des 24 lieux sacrés ("śakti pīṭhas") du Hevajra Tantra : Jalandhara, Oddiyana, Paurnagiri, Kamarupa, Malaya, Sindhu, Nagara, Munmuni, Karunyapataka, Kulata, Arbuta, Godavari, Himadri, Harikela, Lampaka, Kani, Saurasta, Kalinga, Kokana, Caritra, Kosala, et Vindhyakaumarapaurika.

[3] Ancient Indian Education: Brahmanical and Buddhist, Radhakumud Mookerji p. 509-510

[4] The Pilgrimage of Buddhism and a Buddhist Pilgrimage, James Bissett Pratt, p. 112

[5] Buddhism in central Asia By Baij Nath Puri , Motilal Banarsi Dass Publishers , p. 130

[6] Chapitre X de son compte-rendu, The Pilgrimage of Buddhism and a Buddhist Pilgrimage, James Bissett Pratt, p. 112

[7] Source

[8] The Pilgrimage of Buddhism and a Buddhist Pilgrimage, James Bissett Pratt, p. 112

[9] Abhayadatta

[10] « The Barmakids were remarkable for their majesty, splendor and hospitality. They are mentioned in some stories of the Arabian Nights. » Source

[11] Buddhism and Islam on the Silk Road. Johan Elverskog, p.

[12] Buddhism and Islam on the Silk Road. Johan Elverskog, p.

[13] « Yahyâ ben Khâlid se sentant vieillir demanda à Hârûn l'autorisation de se retirer à La Mecque. Hârûn refusa lui demandant de choisir lequel de ses deux fils, Ja`far ou Fadl, devait lui succéder. Yahyâ désigna Fadl comme successeur car c'était l'aîné et le plus avisé des deux. Hârûn aurait préféré que ce soit Ja`far qui soit choisi. » Wikipédia

[14] « They have an idol named Mahakal which has four hands and is sapphire in color, with a great deal of lank hair on its head. It bares its teeth, its stomach is exposed, and on its back is an elephant's skin dripping blood. The legs of an elephant's hide are tied in front of it. In one of its hands is a great serpent with its mouth open, in another is a rod, in the third there is a man's hand. It has the fourth hand uplifted. Two snakes are in its ears, like earrings, and two huge serpents, which have wrapped themselves around it, are on its body. On its head there is a crown made of skull bones, and it has a necklace also made of them. They claim that it is a demon from among the devils, meriting worship because of its great power and its possession of qualities which are praiseworthy and lovable, as well as despised and abhorred, and also because of its giving and refusing, doing good and committing evil. It is, moreover, their refuge during times of adversity » Buddhism and Islam on the Silk Road. Johan Elverskog, p.

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