Quand nous parlons du Bouddha, nous pensons généralement à un personnage historique, le sage de la famille princière de Çâkya (Śākya), connu sous le nom Śākyamuni. Ce personnage serait le fondateur du bouddhisme, une des religions majeures. Mais le Bouddha, qui se prénommait Gōtama, n’avait pas conscience d’avoir fondé une religion, que l’on appellerait plus tard « bouddhisme ». Le nom Bouddha est d’ailleurs un épithète donné à ce personnage dont on estimait qu’il se serait éveillé (buddha), c’est-à-dire sorti du sommeil et du rêve, dans un sens métaphorique. On dit qu'il se serait libéré (mokṣa) de la chaîne des naissances. Ou bien comme on peut lire dans le Mahāyāna-sūtrālaṅkāra « La libération n'est que l'épuisement de l'erreur »[1].
Quelle est cette erreur (bhrānti) ? Dans le bouddhisme, l’erreur est souvent représentée métaphoriquement par quelque chose qui recouvre ou obnubile la réalité. Un voile ou un nuage, qui empêche la lumière de la réalité (le soleil) de briller, et qui crée ainsi de l’obscurité. L’erreur est alors à la fois ce qui empêche d’avoir accès à la réalité et ce non-accès. Sans l’erreur, la réalité brillerait telle qu’elle est. Ce qui selon Dharmakīrti empêche la réalité de briller telle qu’elle est, c’est la re-présentation, la discrimination[2], le discours ou encore la différentiation (vikalpa)[3]. Car la re-présentation de la réalité, implique une distanciation de celle-ci. La re-présentation est le monde. Entrer dans une représentation ou dans un discours est entrer dans un monde, un « filet d’illusions » (māyājala), qui recouvre la réalité indifférenciée (nirvikalpa).
Plusieurs possibilités s’offrent alors. On peut vouloir se désengager du filet d’illusions, du monde. Mais en faisant cela, disent certains, on réifie à la fois le monde et la sortie du monde, maintenant ainsi une dualité. La dualité est comme un déchirement, une hésitation entre deux pôles. Tant qu’il y a deux pôles, la tension entre celles-ci est subie et l’absence de certitude est vécue comme une frustration. En voulant s’investir dans un des pôles, celui-ci est réifié, et son pôle contraire est évoqué en creux.
La dualité, la polarité, qui est le produit de la représentation peut aussi être considérée comme ce qui nous empêche d’être dans la réalité. Et si la polarité manque de réalité, chacun des pôles (être et non-être, saṁsāra et nirvāṇa…) manque de réalité également. Le dépassement des pôles est appelé vacuité. Tous les facteurs de la représentation (« filet d’illusions ») sont vide d’essence propre. Le monde comme celui qui l’investit. Sans l’erreur, la réalité brille telle qu’elle est sans polarité, sans différenciation entre représentation et non-représentation, monde et non-monde, sujet/agent et objet. Et cette réalité décloisonnée, car c’est l’erreur qui cloisonnait, est appelée dharmadhātu. Le dharmadhātu et le tridhātu se rapportent l’un à l’autre comme l’un et le multiple. Pour Rongzom et d’autres, le dharmadhātu purifié, décloisonné, c’est-à-dire sans erreur, c’est le Bouddha. Ce qui, à cause de l’erreur, apparaît comme le triple univers (tridhātu), est, quand l’erreur est éliminée, le triple corps du Bouddha. C’est la même « chose » si on veut, le même élément (dhātu), quelquefois appelé élément unique (ekadhātu), ou encore tout simplement élément (dhātu) quand il n’y a plus d’erreur.
Quand nous parlons du Bouddha, nous parlons en fait de nous-mêmes et du monde, mais sans erreur, sans décloisonnement. Ce Bouddha là est le seul refuge.
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[1] Chapitre IX. En tibétain, tel que repris par Gampopa dans le Précieux ornement de la libération : thar pa nor ba zad tsam nyid/
[2] Traduction de Daisetz Teitaro Suzuki
[3] Vikalpa eva hy avidyā (Gnoli, p.50 ligne 20). DHARMAKIRTI: PRAMANAVARTTIKASVAVRTTI R. GNOLI, The Pramanavarttikam of Dharmakirti, the first chapter with the autocommentary. Roma 1960
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