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mardi 4 février 2014

Le refuge du Bouddha



Quand nous parlons du Bouddha, nous pensons généralement à un personnage historique, le sage de la famille princière de Çâkya (Śākya), connu sous le nom Śākyamuni. Ce personnage serait le fondateur du bouddhisme, une des religions majeures. Mais le Bouddha, qui se prénommait Gōtama, n’avait pas conscience d’avoir fondé une religion, que l’on appellerait plus tard « bouddhisme ». Le nom Bouddha est d’ailleurs un épithète donné à ce personnage dont on estimait qu’il se serait éveillé (buddha), c’est-à-dire sorti du sommeil et du rêve, dans un sens métaphorique. On dit qu'il se serait libéré (mokṣa) de la chaîne des naissances. Ou bien comme on peut lire dans le Mahāyāna-sūtrālaṅkāra « La libération n'est que l'épuisement de l'erreur »[1].

Quelle est cette erreur (bhrānti) ? Dans le bouddhisme, l’erreur est souvent représentée métaphoriquement par quelque chose qui recouvre ou obnubile la réalité. Un voile ou un nuage, qui empêche la lumière de la réalité (le soleil) de briller, et qui crée ainsi de l’obscurité. L’erreur est alors à la fois ce qui empêche d’avoir accès à la réalité et ce non-accès. Sans l’erreur, la réalité brillerait telle qu’elle est. Ce qui selon Dharmakīrti empêche la réalité de briller telle qu’elle est, c’est la re-présentation, la discrimination[2], le discours ou encore la différentiation (vikalpa)[3]. Car la re-présentation de la réalité, implique une distanciation de celle-ci. La re-présentation est le monde. Entrer dans une représentation ou dans un discours est entrer dans un monde, un « filet d’illusions » (māyājala), qui recouvre la réalité indifférenciée (nirvikalpa).

Plusieurs possibilités s’offrent alors. On peut vouloir se désengager du filet d’illusions, du monde. Mais en faisant cela, disent certains, on réifie à la fois le monde et la sortie du monde, maintenant ainsi une dualité. La dualité est comme un déchirement, une hésitation entre deux pôles. Tant qu’il y a deux pôles, la tension entre celles-ci est subie et l’absence de certitude est vécue comme une frustration. En voulant s’investir dans un des pôles, celui-ci est réifié, et son pôle contraire est évoqué en creux.

La dualité, la polarité, qui est le produit de la représentation peut aussi être considérée comme ce qui nous empêche d’être dans la réalité. Et si la polarité manque de réalité, chacun des pôles (être et non-être, saṁsāra et nirvāṇa…) manque de réalité également. Le dépassement des pôles est appelé vacuité. Tous les facteurs de la représentation (« filet d’illusions ») sont vide d’essence propre. Le monde comme celui qui l’investit. Sans l’erreur, la réalité brille telle qu’elle est sans polarité, sans différenciation entre représentation et non-représentation, monde et non-monde, sujet/agent et objet. Et cette réalité décloisonnée, car c’est l’erreur qui cloisonnait, est appelée dharmadhātu. Le dharmadhātu et le tridhātu se rapportent l’un à l’autre comme l’un et le multiple. Pour Rongzom et d’autres, le dharmadhātu purifié, décloisonné, c’est-à-dire sans erreur, c’est le Bouddha. Ce qui, à cause de l’erreur, apparaît comme le triple univers (tridhātu), est, quand l’erreur est éliminée, le triple corps du Bouddha. C’est la même « chose » si on veut, le même élément (dhātu), quelquefois appelé élément unique (ekadhātu), ou encore tout simplement élément (dhātu) quand il n’y a plus d’erreur.

Quand nous parlons du Bouddha, nous parlons en fait de nous-mêmes et du monde, mais sans erreur, sans décloisonnement. Ce Bouddha là est le seul refuge.

***


[1] Chapitre IX. En tibétain, tel que repris par Gampopa dans le Précieux ornement de la libération : thar pa nor ba zad tsam nyid/

[2] Traduction de Daisetz Teitaro Suzuki

[3] Vikalpa eva hy avidyā (Gnoli, p.50 ligne 20). DHARMAKIRTI: PRAMANAVARTTIKASVAVRTTI R. GNOLI, The Pramanavarttikam of Dharmakirti, the first chapter with the autocommentary. Roma 1960

lundi 26 mars 2012

L'évolution et les couches de la conscience



Si l’histoire de la vie est comme un arbre avec tous ses branchages, l’apparition de la conscience se situerait en haut de cet arbre.[1] Avec le développement des neurones[2] et leurs circuits, l’organisme gagne en complexité.

La conscience est un produit de l’évolution, qui s’est construit couche sur couche, et qui dans le processus de la réproduction se construit toujours couche après couche. Si une couche fait défaut, celle qui en dépend ne pourra pas se produire. Telle est du moins l’hypothèse de travail (résultat d’une introspection dont il dit les limites[6]) d’Antonio Damasio dans son livre L’autre moi-même. Ainsi c’est le cerveau qui « construit la conscience en engendrant un processus du soi au sein de l’esprit quand il se trouve à l’état de veille. »[7] Sans l’état de veille, pas de conscience et pas de processus du soi. Et sans cerveau, rien de tout cela. Le soi se forme par étapes, qui sont au nombre de trois. Chaque étape n’est possible qu’en présence de celle qui la rend possible. Toutes les créatures ont un esprit, un esprit actif, mais il faut un témoin de cet esprit pour en connaître l’existence. Un esprit est un mécanisme de régulation de vie.

1ère étape : le protosoi

Un esprit conscient, plus évolué, est doté d’un processus du soi, dont la première étape est le protosoi, une sorte d’instinct de survie, « le gardien et le conservateur de la valeur biologique »[8], qui produit le sentiment fondamental d’exister. Damasio appelle celui-ci « sentiment primordial », « le précurseur qui se trouve sous tous les sentiments d’émotion et donc à la base de tous les sentiments causés par les interactions entre les objets et l’organisme »[9], (le protosoi). Ce sentiment primordial « se situe quelque part entre le plaisir et la douleur ». Une triade, qui n’est pas sans rappeler les trois poisons bouddhistes, le principal étant la non-reconnaissance (S. avidyā).

Damasio continue son plongeon introspectif dans l’esprit conscient et note un composé d’images différentes, principalement de deux types : celles qui décrivent les objets (pôle objet) dont nous prenons conscience et celles qui nous (pôle sujet) décrivent. Ce pôle sujet, qui est « un soi dans sa version simple », est un agrégat (terme utilisé par Damasio) de quatre éléments.
« 1) la perspective dans laquelle les objets [sensoriels] sont cartographiés (le fait que mon esprit voit, touche, entend, etc., d’un certain point, à savoir mon corps) ;
2) le sentiment que les objets sont représentés dans un esprit qui m’appartient à moi et à personne d’autre (possession) ;
3) le sentiment d’avoir un certain contrôle (agency) de ces objets et que les actions effectuées par mon corps sont commandées par mon esprit ; et
4) des sentiments primordiaux, qui expriment l’existence de mon corps vivant indépendamment de savoir si les objets l’impliquent ou non et comment. »[10]
Commentaire :
On peut établir des correspondances entre ces quatre « agrégats » et des éléments de la théorie de connaissances bouddhiste (et en grande partie indienne, Sāṃkhya)
1) concerne l’interaction entre les (cinq) objets sensoriels, les (cinq) organes de connaissance (S. buddhīndriya/jñānendriya T. blo'i dbang po), à laquelle se joint la connaissance mentale (celle d’un certain point, « mon corps »)
2) La connaissance mentale, qui organise et coordonne, et qui est considéré « affligé », si elle conçoit un moi, et un mien (appropriation S. upādana).
3) Les cinq organes d’action (S. karmendriya T. las kyi dbang po : parole, préhension, déplacement, procréation, excrétion) qui permettent d’agir sur les objets.
4) Les trois (dans le bouddhisme) « sentiments primordiaux » sont les trois afflictions (S. kleśa), dont le principal est celui d’attribuer une réalité à ce qui n’en a pas, l’image du pôle sujet. Cette attribution d’une réalité par méprise est une non-connaissance ou non-reconnaissance. Le sentiment d’exister en est le résultat et s’accompagne d’aversion (envers la douleur) et d’attraction (envers le plaisir). Ces sentiments renforcent la dualité entre le sujet et l’objet. Cette dualité se mêle ensuite au processus cognitif et le « déforme » selon les doctrines de la non-dualité. Ce processus « affligé » constituera la deuxième étape du processus du soi de Damasio.

2ème étape : le soi-noyau

Il s’établit alors une interaction entre l’organisme (protosoi) et « toute partie du cerveau qui représente un objet à connaître », donc les cartes (perceptions enrégistrées) et les images (les représentations de celles-ci). Cette interaction est décrite « dans une séquence narrative d’images, dont certaines sont des sentiments ».[11]

Commentaire :
On pourrait faire une distinction entre des images de différents types. Des images qui se rapportent à l’organisme (protosoi/sujet primitif), que l’on pourrait indiquer par la lettre S. Des images qui se rapportent aux objets sensoriels (intérieurs c’est-à-dire corporels, ou extérieurs), symbolisées par la lettre O. Des images de sentiments, symbolisés par le signe +. Des images d’appropriation (moi, mien) symbolisées par la lettre M (ou Mo pour moi et Mn pour mien). Le processus d’un soi-noyau pourrait alors être rendu par des séquences de S_Mo_O_Mn_+_S_Mo_O_Mn_+ ….. Où certaines images insérées sans cesse et à répétition dans la séquence peuvent donner la notion d’une continuité ou de série (S. saṃtāna, saṃtati T. rgyud, rgyun).

3ème étape : le soi autobiographique

Les niveaux plus complexes du soi ont ainsi commencé à créer de la subjectivité dans l’esprit et à le préparer à la conscience. « La troisième étape permet à de multiples objets, préalablement enrégistrés en tant qu’expérience vécue ou qu’anticipation de l’avenir, d’interagir avec le protosoi et de produire une abondance de pulsations dans le soi-noyau. »[12] Ces processus ont ultérieurement permis des constructions plus complexes, l’accumulation de connaissances et de savoir stockés initialement dans les mémoires contenues dans le cerveau. Initialement, car d’autres contenus (représentations graphiques, écriture, culture, transmission etc.) sont possibles à partir de ce soi autobiographique. L’étape suivante, non mentionné par Damasio car il dépasse le cadre de son livre, est le soi social, qui interagit avec d’autres sois.
Fin du résumé des idées de Damasio, début de toutes les spéculations.

Vu de cette manière, le soi (individuel) n’est pas la source mais l’aboutissement d’une évolution, qui est à son tour le commencement de nouvelles aventures. Bien sûr il est possible de prendre l’évolution des sois inviduels/du soi dans sa globalité et de l’appeler Soi, comme il est possible de considérer l’évolution de tous les phenomènes naturels dans leur ensemble et de l’appeler la Nature.

Traditionnellement, il est expliqué, suite à des Révélations, que le Soi est l’essence de tous les sois, la couche la plus profonde, la couche fondamentale et qu’il suffit d’enlever l’une après l’autre les couches qui s’y sont formées. La théorie de Damasio va a l’encontre de cette idée. Pour lui le sujet (qui dans son système correspond à l’organisme), l’objet et leur relation sont « toutes formées d’images ».[13] Images, uniquement possibles grâce à un ensemble de facteurs : cerveau, esprit, conscience, protosoi, soi-noyau… « L’esprit conscient est tout entier fait de la même étoffe – des images engendrées par les aptitudes cartographiques du cerveau ».[14] Non, Damasio n’est pas un cittamātrin Seule la conscience existe ».

Est-il alors possible de rejoindre le Soi, le non-soi (anatta), le nirvāṇa ? Est-il possible d’avoir un processus cognitif avec des séquences narratives sans les images du protosoi ou des sentiments primordiaux ? Il me semble que la seule possibilité, selon la théorie de Damasio, serait alors d’ajouter des images d’un grand Soi, d’un non soi, de la vacuité, d’ajouter des images et ainsi de modifier l’expérience consciente. Grâce à un travail spirituel laborieux, on peut imaginer qu’un chercheur en ajoutant des images de non-soi (NS) ou plutôt des images de l’expérience du non-soi (pour compenser l’effet non-souhaité des images de soi ou de sentiments primordiaux), obtienne des séquences du type S_Mo_O_Mn_+_S_NMo_NO_NMn_-

C’est un peu l’objet de l’abidharma. L’application d’antidotes ou l’injection de valeurs positives (brahmavihāra) pour ré-équilibrer l’ensemble, pour neutraliser les facteurs négatifs et restaurer un état natif. C’est la voie de la pureté (P. visuddhamagga). Si toute conscience est une affaire de couches de fonctions ajoutées, d'autres fonctions ne peuvent que s’y ajouter.

Une autre approche est de ne pas laisser se dérouler la séquence narrative (c’est-à-dire de ne pas y adhérer) et de ne recevoir les images qu’une à une sans suivre le lien narratif. Chaque image apparaîtra d’elle-même (T. rang shar) et disparaîtra/se liberera d’elle-même (T. rang grol). Ainsi, elle ne seront pas produites (S. anutpāda). La fameuse « autolibération ». « Ne t’en fais pas un film ».

Mais, alors c’est la décision de ne pas y adhérer (S. amanasikāra) qui est insérée dans la séquence. Il y aura toujours une séquence, mais en ajoutant une prise de conscience de la narration. Constamment ? Il semble alors impossible d’échapper à un cadre de narration plus grand, un système de croyance, qui encadre l’ensemble de l’expérience consciente. En adhérant à ce système et en considérant qu’il s’applique en permanence, c’est la foi qui est l’ultime méthode. La foi, comment s’insérerait-t-elle dans la série ?

Sinon, est-il possible de ne pas avoir de séquences narratives du tout (type vikalpa) ? D’enlever des couches ? De revenir en arrière dans l’évolution ? Un peu comme les Cyniques grecs qui, au lieu de vouloir échapper à la condition humaine par le haut, l’état divin, cherchaient à atteindre leur triple objectif (autarcie –se suffire à soi-même-, liberté, apathie) par le bas, l’état de "chien". Avec la théorie des couches, cela ne paraît pas possible. En coupant les chênes plusieurs fois centenaires, on peut toujours voir les premières couches/anneaux autour desquelles les autres se sont formées.

***

[1] (Damasio, 2010), p. 344
[2] « des transporteurs de signaux, des dispositifs de traitement qui sont capables de transmettre des messages et d’en recevoir », p. 345
[3] (Damasio, 2010), p. 347
[4] (Damasio, 2010), p. 348
[5] (Damasio, 2010), p. 349
[6] (Damasio, 2010), p. 226
[7] (Damasio, 2010), p. 220
[8] (Damasio, 2010), p. 224
[9] (Damasio, 2010), p. 227
[10] (Damasio, 2010), p. 227
[11] (Damasio, 2010), p. 223
[12] (Damasio, 2010), p. 222
[13] (Damasio, 2010), p. 230
[14] (Damasio, 2010), p. 230