lundi 4 mai 2020

Kathmandu, plaque tournante de transmissions tibétaines


Pashupatnath Temple à Kathmandu, photo trouvée sur Facebook ...

Les siddha sont des êtres hybrides, mi-humains et mi-divins, dotés de sciences et pouvoirs divins. Les siddha propres au bouddhisme ésotérique (vajrayāna) sont appelés mahāsiddha. Le préfixe mahā- joue ici le même rôle que le préfixe vajra- dans vajraḍākinī ou vajrayoginī etc. Les siddha, comme leur contreparties féminines, les yoginī, ont le pouvoir de voler dans les airs, et de se rendre dans des mondes parallèles, pour parfaire leur formation de « détenteur de Science » (skt. vidyādhara). Les préfixes (mahā-, vajra-, …) indiquent l’existence de siddha et de ḍākinī dans d’autres traditions avant leur intégration dans le bouddhisme ésotérique (Newar, vajrayāna, etc.).

L’ancêtre commun de tous les siddha est Gorakhnāth. Le mot nātha signifie « maître » ou « seigneur » (mgon po en tibétain).
« "d'après les sources que sont les guruparamparā [lignées de gurus], un personnage appelé Gorakṣa, Gorakh ou Gorakhnāth, aurait vécu au Bengale au Xème siècle, au Karnataka au XIème, au Maharashtra au XIIème, au Gujarat, Bihar et Punjab au XIVème, au Népal au XVIIIème et partout ailleurs en Inde durant tous ces siècles. » (David G. White cité par Véronique Bouillier[1])
Selon Véronique Bouillier, Gorakhnāth est créditée de trois innovations :
« * Il passe pour le fondateur d’une secte qui se définit par une généalogie spirituelle de maître à disciple, dont l’origine remonterait à Śiva lui-même. Gorakhnāth aurait eu douze disciples, fondateurs des douze branches (bāra panth) en lesquelles se répartit l’ensemble des Kānphaṭā Yogīs.

* Gorakhn
āth aurait été l’inventeur du Haṭha Yoga, il aurait mis en forme théorique et pratique cette discipline particulière du Yoga qui met l’accent sur les techniques de contrôle du souffle et s’inspire de pratiques sexuelles ésotériques. Les Kānphaṭā Yogīs sont des adeptes du Haṭha Yoga et sont réputés chercher à obtenir par là l'immortalité.

* Enfin Gorakhnāth est connu comme l’auteur de nombreux traités sur le Yoga, de recueils d’aphorismes, en sanscrit mais aussi en langues vernaculaires. Les Yogīs se feront les diffuseurs itinérants de cette littérature, d'autant plus aisément accessible qu'elle était rédigée dans les diverses langues locales du nord de l'Inde - ce qui était nouveau à l’époque -. Cette propagation fera beaucoup pour le succès de la secte
. »
Les Nāth ou Kānphaṭā Yogīs sont des adeptes du Haṭha Yoga, à la recherche de l’immortalité par l’édification d’un Corps indestructible (kāyasādhana). Ils considèrent Goraknāth comme une incarnation de Śiva. Le nom « Kānphaṭā Yogīs » signifie les "Yogīs aux oreilles fendues", « car selon une particularité rituelle qui les désigne immédiatement à la vue, ils portent de larges anneaux insérés dans le cartilage de l’oreille. »

Les Kānphaṭā Yogīs furent proches du pouvoir politique. « Souvent courtisés pour leurs pouvoirs ou pour leur clientèle de dévots, ils furent généreusement dotés en terres par les souverains, même moghols. » Au Népal comme en Inde.
« L’influence des Nāth s’est exercée selon plusieurs axes. Probablement un axe qui a son origine au Bengale et au Mithila et aboutit dans une période relativement ancienne (XIVème-XVème siècles) à la vallée de Kathmandu, popularisant un courant général tantrique autour du culte de Matsyendranāth et de Gorakhnath. »
Tāranātha (1575-1634), détenteur des lignées Jonang et Shangpa, a écrit une histoire de la transmission des tantras[2]. Dans cette oeuvre, la septième lignée d’instruction du bouddhisme ésotérique, descendant des 59 (sic) Mahāsiddha indiens, concerne la transmission de diverses traditions (skt. amnāya tib. man ngag), parmi lesquelles figurent celles du Mahāsiddha Gorakṣa. Tāranātha écrit à ce sujet :
Les douze branches de yogis [bāra panth] racontent que Mīnapa/Matsyendra suivait Maheśvara (Śiva), et qu’il atteint les pouvoirs mystiques (siddhi) ordinaires. Gorakṣa reçut de lui les instructions sur les énergies (skt. prāṇa), les metta en pratique suite à quoi la gnose de la Mahāmudrā naquit naturellement en lui.”[3] Blog Dans le ventre du poisson
Il s’agit bien de la « mahāmudrā » que Gampopa n’avait pas, une mahāmudrā qui arrive avec des pouvoirs (siddhi), obtenus grâce aux efforts haṭhayoguiques de type nāth. Rappelons la petite anecdote concernant Réchungpa (1083/4-1161) dans la vallée de Kathmandu, racontée par Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje) dans l'hagiographie la plus ancienne de Réchungpa qui daterait d’environ 1258-1266.
« Réchungpa voyage avec un groupe de gens parmi lesquels figure le maître Nyingma Kyis ston qui avait un grand nombre de disciples laïques. Quand le groupe loge dans la vallée de Katmandu, peut-être à Thamel Vihara, le maître donne une série d'enseignements sur le Dzogchen, que Réchungpa suit. Réchungpa aperçoit à cette occasion une jeune femme newar, qui est initialement intéressée par les propos du lama, puis qui commence à s'ennuyer et ne l'écoute plus. Elle dit alors à Réchungpa que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis. » Blog Réchungpa et la réhabilitation des dieux et démons
Les maîtres bouddhistes Newar du XIII-XIVème siècle à Kathmandu n’avaient pas seulement aidé Réchungpa à trouver les instructions d’une mahāmudrā plus complète ; la vallée allait devenir la plaque tournante d’instructions tantriques de diverses origines, échangées contre de l’or. C’est là que les chercheurs spirituels tibétains se fournissaient en sādhana pour obtenir des siddhi de mahāsiddha.

L’offre spirituelle ésotérique des siddha dans la vallée de Kathmandu était beaucoup plus large que l’offre bouddhiste. Les méthodes étant déjà là, il fallait encore les transformer et adapter au bouddhisme ésotérique. Ce fut le travail des mahāpaṇḍita bouddhistes, qui devenaient les récipiendaires des révélations tantriques d’origine diverses, par le biais des siddha ou mahāsiddha. La source n'était plus Śiva, mais Vajradhara, et le premier maillon fut sa parèdre, une vajrayoginī ou vajraḍākinī, qui passa l’instruction à un mahāsiddha, qui la repasse à un mahāpaṇḍīta humain. C’est ce dernier qui compose la consécration, la sādhana etc. et se charge de la diffusion. La production des transmissions était, en partie, en fonction de la demande tibétaine.

Prenons l’exemple à Kathmandu d’un mahāpandita comme Abhayākaragupta (Slob-dpon-chen-po ʾJigs-med-ʾbyuṅ-gnas-sbas-pa, 10xx-1125). On le voit à l’origine de nombreuses lignées du type : Vajradhara, Vajrayoginī, Abhayākara, Anupamarakṣita, Vikhyātadeva (rnam bshed lha) et Paṇchen Śākyaśrī. Ce dernier fit plusieurs voyages au Tibet, en compagnie d’autres paṇḍits (Vibhūticandra), qui poursuivaient sa mission tibétaine après sa mort. Les paṇḍits Newar Vibhūticandra et, plus tard, Vaṇaratna, étaient à l’origine de lignées proches du Yoga à six branches, reçues du mahāsiddha Śavaripa. Dans les deux cas, Śavaripa se présente comme un yogi mendiant, portant « de larges anneaux insérés dans le cartilage de l’oreille », façon Kānphaṭā Yogī. Dans les deux cas, Vibhūticandra et Vaṇaratna s’étaient chargés de la transmission en lignée humaine.

Au lieu d’attribuer des transmissions aux êtres hybrides que sont les siddha et mahāsiddha, attribuons-les à ceux qui les ont diffusées en premier, et situons-les à leur époque. Cela donnera une idée plus précise de leur évolution. Cela ne correspond pas forcément à la réalité historique, mais cela nous en rapprocherait, à mon avis.

***

[1] WHITE, D.G., 1997, "The exemplary life of Mastnath : The encapsulation of seven hundred years of Nath Siddha hagiography" in F. Mallison éd., Constructions Hagiographiques en Inde : Entre Mythe et Histoire, Paris. Cité dans ASCETES ET ROIS, Un monastère de Kanphata Yogis au Népal de Véronique Bouillier, 1997.

[2] bka' babs bdun ldan gyi brgyud pa'i rnam thar ngo mtshar rmad du byung ba rin po che'i khungs lta bu'i gtam

[3] The Seven Instruction Lineages (Paperback) by Jonang Taranatha, traduit par David Templeman, Library of Tibetan Works & Archives, p. 75. Réf. TBRC W22276-2306-7-163. 117. grub chen gau ra+kSha’i man ngag rnams kyi bka’ babs yin te/ de yang sde tshan bcu gnyis kyi dzo gi rnams na re/ mA Ni pas lha dbang phyug chen po la brten te/ thun mong kyi dngos grub thob/ de la gau ra+kShas rlung gi gdams ngag zhus te bsgoms pas/ phyag rgya chen po’i ye shes rang byung du skyes pa yin zhes zer ba sogs khungs med kyi gtam sna tshogs yod kyang*/ re zhig bzhag go/

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