vendredi 1 mai 2020

Śabarapāda vu par un paṇḍita du XVème siècle


Détail du mahāsiddha Vanaratna recevant une abhiṣeka de Tārā blanche

Śabarapāda, ou Śrī Śavaripāda (tib. dpal ldan ri khrod zhabs), est la source qu’Advaya-Avadhūtipa, alias Advayavajra ou encore Maitrīpa, indique pour les Distiques (skt. Dohākośagīti) que Śabarapāda aurait reçus de Saraha. Maitrīpa aurait vécu entre 1007 et 1085 environ, et était un contemporain de Nāropa et d’Atiśa Dīpankara Śrījñāna (982–1054). Les hagiographies de Maitrīpa laissent entendre que Śabarapāda ayant disparu depuis longtemps, Maitrīpa l’aurait sans doute vu en vision. Nous avons cependant le Dohākośagīti attribué Saraha et plusieurs commentaires des distiques attribués à Advayavajra, parmi lesquels le Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120). Maitrīpa aurait transmis le Dohākośagīti et les instructions associées à Atiśa, qui avait tenté de les enseigner lors de son arrivée au Tibet. Il en fût empêché, mais semble néanmoins avoir été transmis en secret. Gampopa fut le premier au Tibet à enseigner un cycle d’instructions basées entre autres sur le Dohākośagīti, sous le nom de « Grand sceau » ou « Mahāmudrā », sans l’encadrer dans une transmission tantrique avec une consécration (skt. abhiṣeka) etc.

Comme le terme « mahāmudrā » était originaire des yogatantras supérieurs, des polémiques s’en sont suivies qui ont duré plusieurs siècles, et qui ont conduit à un déclassement de la « mahāmudrā » de Gampopa. Les maîtres kagyupa, suivant la transmission « kadampa et ‘mahāmudrā’ » de Gampopa (colophon Guirlandes de joyaux du chemin éminent), se sont retrouvés avec une lignée de « mahāmudrā » dont il fallait combler le contenu yogatantrique supérieur, tout en garantissant sa transmission ininterrompue. C’est là qu’interviennent les chercheurs et inventeurs d’instructions et que commence le véritable travail des hagiographes, pour raconter leurs origines et transmissions ininterrompues authentiques.

Il n’y a là rien d’exceptionnel et la même chose peut être dite sur d’autres traditions religieuses dans leurs discours sur les origines. Mais on s’attendait peut-être à autre chose de la part du bouddhisme, qui s’est attaqué aux mythes de son temps, et qui fait grand cas du Réel et de la causalité, de l’expérience personnelle, tout en combattant l’erreur et l’illusion. Le bouddhisme est très pointilleux (abhidharma) sur la production et la destruction des dharma et sur le déroulement du processus cognitif. Enfin, un bouddhisme peut-être limité dans le temps et l’espace. Fait est qu’avec l’avènement d’un bouddhisme ésotérique mytho-centré et leurs révélations (tantras), le « Réel » change de nature. L’In illo tempore prend désormais le dessus des contraintes d’un vérité historique sublunaire. La libération (skt. mokśa) avait été synonyme de nirvāṇa (extinction) pendant un certain temps, mais désormais avec la prédominance du Corps symbolique (skt. sambhogakāya), les maîtres passés au nirvāṇa n’étaient pas réellement absents, et restèrent accessibles aux plus habiles ou aux plus téméraires.

Dans les discours post-Gampopa sur la transmisison de la mahāmudrā, la lignée s’étoffe progressivement. Les rencontres avec des maîtres d’antan se multiplient, tout comme les œuvres qui leur sont attribuées, et les transmissions (directes et proches) descendant d’eux. Aller voir Śabarapāda et Padmasambhava, et recevoir des instructions d’eux devient encore plus simple que d’aller voir un maître contemporain vivant dans une région limitrophe. Encore une fois, il n’y a rien d’exceptionnel ici, puisqu’on est désormais dans un domaine parfaitement religieux. Les mahāsiddha Saraha et Śabarapāda peuvent rencontrer un Nāgārjuna, qui dans l’esprit des Tibétains est le même que l’auteur des Vers du Milieu. Maitrīpa peut rencontrer Śabarapāda. Marpa peut rêver de Saraha et recevoir des instructions de lui. Marpa peut voir Vajravārahī et recevoir des consécrations et des instructions directement d’Elle. Trois siècles plus tard, le dernier paṇḍit du Tibet, Vaṇaratna (1384-1468) peut « rencontrer » Śabarapāda et recevoir de lui le Yoga à six branches (skt. ṣaḍaṅgayoga), qui boostera la mahāmudrā tantrique. Et toutes les instructions et transmissions attribuées à Śabarapāda deviennent du même coup contemporains les uns des autres, d’un point de vue historique « étroit ».

Au XVème siècle, les diverses lignées du Tibet semblent désormais se lâcher un peu de leste quant aux critères d’authenticité d’une transmission. Les transmissions visionnaires étant admises, plus besoin de transferts conscientiels (tib. grong ‘jug) et autres dei ex machina. Que des religieux, et dans ce cas des pratiquants tibétains, font peu de cas de la réalité historique de ce qui est enseigné en bloc comme « le Dharma », c’est tout à fait compréhensible, mais j’ai plus de mal, quand des universitaires occidentaux[1] les suivent en cela.

Revenons à Śabarapāda. Après avoir enseigné les Distiques de Saraha et le non-engagement mental à Maitrīpa, il corrige le tir plus tard en enseignant plutôt le Yoga à six branches (skt. ṣaḍaṅgayoga), et une version du Kālacakratantra. D'abord à Vibhūticandra (1170-1230), et plus tard à Vaṇaratna, qui reçut entre autre des instructions spécifiques intitulées « Śa ba ri dbang phyug gi man ngag lugs kyi skor ». Vaṇaratna est d’ailleurs aussi l’auteur d’un Eloge à ŚabarapādaŚrī-Śabarapādastotraratna[2] »). Il n’en existe pas un original en sanskrit, mais la traduction tibétaine par Gö Lotsawa avait été inclue dans le Tangyur de Dergé (section des éloges bstod tshogs) et dans le Tengyur de Pékin (section commentaires de tantras rgud ‘grel)[3].

Vibhūticandra, le premier à recevoir une lignée proche de Śabarapāda fut un disciple de Śākyaśrībhadra (1127–1225). Selon Klaus-Dieter Mathes, il semblerait qu’il ne fasse pas de doute pour Gö Lotsawa que Maitrīpa et Vibhūticandra étaient identiques, et « le même yogi mystique » que Vaṇaratna avait rencontré en Inde, et pour lequel il composa l’éloge … Pour rappel, Gö Lotsawa (1392-1481) est « l’historien » tibétain, qui est la source de la grande majorité des publications sur les vies des maîtres bouddhistes du passé.

En faisant remonter à Maitrīpa et Śabarapāda le Dohākośagīti et les instructions sur le Yoga en six branches, trois siècles de polémiques et de débats sont gommés, et, dans la confusion générale, on se doit d’expliquer pourquoi Gampopa ne pratiquait pas le karmamudrā

En fait, pour anecdote, dans une traduction erronnée (« Gampopa Teaches Essence Mahāmudrā, Interviews with his heart disciples, Dusum Khyenpa and others[4] »), Tony Duff fait se jouer la scène insolite suivante entre Gampopa et Dusum Khyenpa :
„[Gampopa :]So take heat as your back rest! Wear thin clothes and meditate! Live making consciousness into your servant!”

Then, not having a woman partner[5], Dusum Khyenpa went off to look for one and did not meet again with Gampopa for three months.“
Dans la confusion générale, où tout est interprété sous une lumière yogatantrique, il est possible de faire ce genre d’erreur.

Un autre « historien » tibétain, Khetsun Zangpo (1920-2009), est obligé de situer Śabarapāda quelque part entre le X-XVème siècle[6]… Comme le suggère Klaus-Dieter Mathes, Vaṇaratna avait sans doute « rencontré » Śabarapāda de la même façon « mystique » qu’il avait « rencontré » Padmasambhava au Bhoutan dans les années 1430. Quoiqu’il en soit, dans la confusion générale, les œuvres restent attribuées à Śabarapāda, et ont été inclues dans le Tengyur. Dans l’Eloge, Śabarapāda est d'ailleurs représenté portant des ornements en os dans l'oreille. L'Eloge définit le canon iconographique qui restera celui de Śabarapāda.

***

[1]The attitude and hardened opinion among modem Buddhist studies scholars is that the Indian and Tibetan Buddhist scholars (and perhaps some members of the Shingon Buddhist tradition of Japan) could not manage to notice the difference between Nâgârjuna, Àryadeva, and Chandraklrti — the philosopher sages of early and middle first millennium Buddhism—and the adepts by the same names listed here in the ancestral lineage of the Esoteric Community Tantra teachings. This disrespectful opinion about the naïveté, or fundamentalism, or whatever else, on the part of the many great intellects to whom it is applied will simply no longer do. It goes along with the long-established, and now perhaps subliminal, “Westerners’” chauvinist idea and racial prejudice that “Eastern” people are to be lumped together with “primitive” people (not to mention that the so-called “primitives” don’t fit the caricature either). The idea is that since “Eastern” people have no sense of linear time, no interest in history, and so live in the eternal now of endless cycles, this explains their lack of progress in the sciences and their general social backwardness and economic underdevelopment. Therefore, quite naturally, modem scholars would think that such “backward” people would be so unrealistic, unscientific, and unhistorical as to think that the two Nâgârjunas, Âryadevas, and Chandrakïrtis could be the same persons. And they think the same about the many other Indian master authors who also wrote both philoso- phical and exoteric works of solid repute as well as works on the esoteric Tantras (actually most of the great ones did).”

Brilliant Illumination of the Lamp of the Five Stages: Practical Instructions in the King of Tantras, The Glorious Esoteric Community by Dr. Robert Thurman (PHD Harvard)

[2] « The Śrī-Śabarapādastotraratna of Vanaratna », Klaus-Dieter Mathes, Hamburg, Indica et Tibetica 36.

[3] Mathes, 2008

[4]Gampopa Teaches Essence Mahamudra, Interviews with his heart disciples, Dusum Khyenpa and others, Tony Duff, Padma Karpo Translation Committee (2011).

[5] shes pa bkol du btub par 'dug gis gsung / de nas bza' med nas bza' 'tshol du phyin pas/ zla ba gsum du ma mjal/. 
Le mot bza’ que Tony Duff traduit par « woman partner » signifie en fait « à manger », chercher à manger. Le mot bza' zla peut signifier « femme ».

[6] Mathes, 2008.

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