jeudi 28 mai 2020

La pratique facile, vue par Malaval


Pomme se laissant tomber vers le haut
Une pratique mystique en vaut-elle une autre ? Une pratique est toujours associée à une théorie, une doctrine, et s’inscrit dans une idéologie. Les pratiques mystiques ont ceci en commun, que, quelle que soit la doctrine ou la tradition à laquelle elles appartiennent, leur méthode proprement dite est « courte », « facile » et directe. La pratique mystique est simple et non-complexe, car elle se passe, ou peut se passer d’ « actes intérieurs » (de la pensée et de la parole)[1], et s’appuie uniquement sur « l’acte éminent », qui est « l’acte continuel » de « ressouvenir »[2] de « l’intention éminente »[3]. Il s’agit d’un « souvenir de Dieu présent, lequel est tout à fait spirituel, sans image ni figure ». Ce « ressouvenir » « comprend en soi tous les actes de foi, d’humilité, de charité, qu’on ne saurait jamais produire, et qui tous ensemble ne sont pas comparables à cette vue fixe et vive de Dieu puisque tous les autres actes ne sont que des moyens et qu’en Dieu nous avons heureusement trouvé la fin que nous cherchions par tous les moyens. »[4] La foi est l’œil avec lequel on voit Dieu.[5]

Le maître bouddhiste tibétain Gampopa parlait dans des termes comparables de la prajñāpāramitā qui comprenait en elle, toutes les autres perfections (skt. pāramitā).[6] Tout comme dans le bouddhisme, l’acte contemplatif du mystique chrétien peut se faire en s’appuyant sur un support (Symbole), donc avec une remémoration active, ou sans support. La remémoration active n’est autre que l’attention portée et maintenue sur un objet. L’objectif du mystique chrétien est de rendre « le souvenir » le plus simple et le plus perpétuel possible.[7] Cela peut se passer par de petits rappels, en remémorant des attributs (« articles ») du Symbole, ou en répétant de formules (mantras, prières du cœur, « Veni Sancte Spiritus », …) courtes et percutantes, des petits marques affectifs, susceptibles de reconnecter le Solitaire avec l’oraison continuelle. Le Symbole le plus évident étant le Christ[8]. À la fin, on dirait simplement « Faites en moi ce qu’il vous plaira, je me soumets à toutes vos volontés »[9], et on repose simplement (skt. samāpatti tib. mnyam bzhag) en Dieu, sans pouvoir dire si Dieu est « dans » vous, ou si vous êtes en Dieu[10].
« … Le ressouvenir de Dieu fort subtil et fort spirituel, qui tient l’âme toujours bandée à l’unique objet de sa vue et de son amour. Et sans qu’elle ne dise expressément ni qu’elle veut, ni qu’elle aime, elle veut et elle aime avec une extrême douceur et une merveilleuse paix ».[11]
Une fois « connecté » à l’oraison continuelle, il est inutile de se reconnecter ; c’est même déconseillé[12]. Malaval donne une comparaison de deux filles de roi qui vont rejoindre leur père, le roi, en parcourant toutes les salles du palais. L’une rejoint directement son père, l’autre s’attarde dans chaque salle en étudiant bien tous les détails. Un bouddhiste pourrait y déceler une approche directe (« subite ») et une approche graduelle.[13]

Malaval distingue aussi entre « le grand chemin » des oraisons vocales et de la méditation, et « le chemin étroit » et véritable, qui est donc le « chemin éminent » (tib. lam mchog). Si les pratiques du « grand chemin » ne s’accompagnent pas de « mortification intérieure », les « personnes de dévotion » en sortiront « plus tièdes après trente ans qu’elles n’étaient au commencement ». Ceux qui trouvent quelqu’un qui les « introduit » (tib. ngo sprod) à la contemplation peuvent s’estimer heureux.[14]

Il ne faut pas s’y tromper, tout le monde n’est pas suffisamment préparé à s’engager dans le chemin étroit, même si la méthode est courte et facile. Cela présuppose que l’on soit « bien détaché de ses sens et de ses passions, par une grâce particulière de Dieu, pour embrasser la contemplation dans laquelle l’âme est bien au-dessus des sens et des passions ».[15]

En lisant Malaval, je suis souvent frappé par des ressemblances (parfois même très typiques) avec des citations du bouddhisme ésotérique, mais c’est finalement assez courant dans des approches mystiques (le goût sucré indescriptible d’un fruit de l’Inde, son goût est comme du sucre, comme du miel…[16]). C’est aussi le cas pour le rôle du maître/directeur spirituel. La familiarité avec Dieu est déroutante chez Malaval, qui va très loin. « Et moy, seray-je Dieu quand Dieu cesse de l'estre »[17]. Dieu est notre (« bon et aimable ») directeur. « « Mais maintenant il est question plus que jamais d’écouter Dieu même au fond du cœur, qui vous parlera doucement, plus efficacement, plus intelligiblement, et plus fréquemment que tous ceux qui ne peuvent jamais avoir parlé de sa part »[18].

Le directeur spirituel est celui qui « introduit » l’adepte à l’oraison continuelle, mais le véritable Directeur/Maître qui nous parle est Dieu (skt. Nātha tib. mgon po). Dans ce cas, plus besoin d’interroger personne nous dit le Dohākośagīti de Saraha. L’humilité comme perfection est-elle à portée humaine ?

Il y a néanmoins de différences de niveau d’accès et de progression dans l’oraison continuelle. Il y a les « pèlerins » qui sont encore sur le chemin. Sur ce chemin, le pèlerin est encore en grande partie tourné vers l’humanité du Christ. La divinité du Christ est rejointe automatiquement dans le repos en Dieu, où l’humanité et la divinité du Christ sont comprises en une seule vue.
« Jésus-Christ est plus par sa divinité que par son humanité, et ainsi, qui songe toujours à Dieu songe toujours à Jésus-Christ »[19].
Dans cette pure contemplation, il n’y a plus de méditation (tib. bsgom med), ni d’actes raisonnés.[20] Le contemplatif est comme saisi par le Saint-Esprit, qui peut ensuite le laisser sortir de son « élément qui est Dieu » et lui rendre la « liberté de penser » (comparer avec le chameau qu’on laisse paître librement dans le Dohākośagīti).
« Quand nous nous croyons égarés, [Jésus-Christ] est le chemin dans lequel nous devons toujours nous remettre, et qui nous reconduit aussitôt à Dieu et nous remet en Dieu. »
Ainsi, le contemplatif peut être confronté à « des traversées de désert », où il ne sent pas l’appui du Bien-aimé. C’est alors quand le Saint-Esprit lui « rend la liberté de penser » que l’âme s’aperçoit de son continuel appui, et de Jésus qui est son fond. Cela veut dire que l’oraison éminente se perpétue dans les coulisses, que l’on soit présent à Dieu, dans la simple vue de Dieu, ou que nous ayons retrouvé notre « liberté de penser »[21], même en étant distrait.
« La raison est que, comme Dieu comprend tout en soi, la vue que le contemplateur a de Dieu, appuyée sur la foi, comprend tout en elle-même et est infiniment par-dessus tous les autres actes. »[22] 
« Au milieu même des affaires et des occupations, on peut contempler plus ou moins attentivement, selon l'esprit, le naturel et la profession d'un chacun. Car comme la contemplation n'est que la vue simple et amoureuse de Dieu présent par le secours de la foi, l'esprit n'est pas occupé de pensées ni de raisonnements, et il ne perd pas la liberté de s'appliquer à ce qui lui est nécessaire de connaître et de considérer de temps en temps, dans le commerce et pour les nécessités de la vie. Il suffit alors de sentir Dieu dans la pointe de l'esprit et de demeurer dans une volonté ferme de ne le perdre jamais de vue, sans qu'il soit nécessaire de l'avoir aussi distinctement présent que si l'on était à son oratoire, hors de la conversation et de l'embarras. »[23]

« Vous pouvez recueillir, Philothée, de tout ce qui a été dit, que la contemplation n'est pas une considération des œuvres de la nature, ni une réflexion sur les passages des Saintes écritures, ou des Pères, ou des vies des saints, ou des livres spirituels, ni la méditation de la vie et de la mort du Sauveur du monde, ni une haute spéculation sur les attributs de Dieu. Que ce n'est pas non plus une variété de raisons dans l'entendement, ni une multitude d'affections de la volonté, ni un ressouvenir des choses pieuses dans la mémoire, ni une fiction d'images et de figures dans la fantaisie. Que ce n'est enfin ni tendresses, ni douceurs, ni sensibilités, mais une vue simple et amoureuse de Dieu présent, appuyé sur la foi que Dieu est partout et qu'il est tout. »[24]
Il n’y a pas de doute que dans l’esprit de Malaval, ce qui rend possible l’oraison perpétuelle est la soumission à Dieu, à travers le Symbole Christ. L’idée même de détourner l’attention du sensible (partie inférieure de l’âme) et de tourner la partie supérieure de l’âme vers Dieu est considérée comme une grâce (ou don de Dieu) par Malaval (voir Processus cognitif de Malaval). Est-ce que sans jamais avoir entendu parler du Bouddha ou du Christ, aurait-on l’idée de tourner (convertir) la partie supérieure de l’âme vers Dieu ou l’Ainsité etc. ? Ou sans avoir été élevé dans un imaginaire, une religion ou une spiritualité où le sensible et l’intelligible sont comme deux parties séparées de l’âme, où l’on peut délaisser une partie, pour utiliser l’autre, comme une échelle, en sortant par le haut ? Sans doute non. Mais l’idée d’un salut, une libération, une tranquillité, un soulagement est plus ancienne que ces guides religieux.

En découvrant le « simple repos » dans différentes traditions religieuses, on peut se demander si Dieu, « l’Esprit de Dieu », le Christ ou la vacuité etc. y sont réellement pour quelque chose. A-t-on besoin de Symboles, ou de ces Symboles en particulier, pour « progresser » ou pour accéder au « simple repos » ? A-t-on besoin de se sentir porté ou d’imaginer être porté par quelque chose, pour se laisser aller au « repos » ? Quelque chose de bienveillant, d’aimant ? Peut-on se reposer en « le Réel » ? « Le Réel » est-il bienveillant ? Est-ce le repos qui importe, ou ce en quoi on se repose ? Tant que l’on ne repose pas en Dieu, on s’appuie encore sur les puissances de la partie supérieure de l’âme, ne serait-ce que pour être aidé par le Symbole Christ, qui « intervient »/ »aide » à ce niveau-là.


On peut « entrer » et « sortir » du « repos en Dieu », mais en fait, pour celui qui a été « introduit à la contemplation », « l’oraison » est « continuelle ». Les entrées et sorties sont les nuits et les jours, et les nuages qui passent dans un ciel où le soleil brille en permanence. Comment sait-on que l’oraison est continuelle et que ce soleil brille toujours dans son ciel ? Par la foi uniquement. Celle-ci donne ainsi plus de force à l’oraison, qui est alors vu comme un état naturel, relativement facile à rejoindre (surtout avec l’habitude), et vers lequel on retourne comme un véritable chez soi. Est-ce le véritable chez soi ? C’est en fonction de la foi. La foi est le facteur unifiant, qui permet l’unité de tous les aspects de l’être. La foi est-elle une grâce (un don de Dieu, des parents, de la communauté,...) ou une décision ? "Prendre le fruit sur le chemin" n'est-ce pas court-circuiter le chemin, et tous les choix qui le constituent ? Qu'est-ce qui commande une telle décision ? Dire que le fruit est déjà présent dans la Base rend superflu tout chemin, et tout choix. Les choix, les décisions, le chemin sont ainsi remplacés par la foi. La quiétude vient de ne plus avoir à faire de choix, à cheminer, et d'être déjà arrivé à bon port.

***

[1] François Malaval, La belle ténèbre, Jérôme Million, p. 87

[2] Malaval, p. 71

[3] Malaval, p. 73

[4] Malaval, p. 71-72.

[5] Malaval, p. 68. Comparez avec le Traité de la Naissance de la foi dans le Grand Véhicule (Dasheng qixin lun, Mahāyānaśraddhotpādaśāstra attribué à Aśvaghoṣa, traduction de Catherine Despeux, Fayard), où quatre types d’esprit de foi sont enseignés. La foi dans la base (concentration sur le principe d’ainsité), et trois autres types de foi qui ont pour objet les trois Joyaux (p. 149). A ces quatre types de foi sont associés cinq perfections (« méthodes d’accomplissement de la foi ») : le don, les préceptes, l’endurance, l’effort constant et la quiétude et la contemplation (śamata et vipaśyanā) simultanée, qui aboutissent à la « concentration de la pratique unitive (yixing sanmei) ou à la « concentration d’Ainsité ». Cette concentration permet de connaître « l’aspect unitif du domaine de l’Absolu [dharmadhātu]».

[6] Voir le chapitre sur la Prajñāpāramitā dans le Précieux ornement de la libération. Vajrasamādhisūtra : « Quand on ne dévie pas de la vacuité, On maîtrise les six vertus transcendantes. » Padmakara, p. 270

[7] « Par cette réitération on [arrive] à une oraison plus simple, [que] sa simplicité rend continuelle d'une manière plus haute ». « On dit que l'oraison est continuelle pour exprimer la pente, la disposition, la facilité qui fait qu'on ne peine plus. » Instruction sur les états d’oraison, Jacques Bossuet.

[8] « Je me sens profondément hindou et profondément chrétien, mais mon vrai guru, mon sad-guru, c’est le Christ. C’est dans sa conscience universelle que je dois me perdre moi-même et me sentir en tout ; oublier mon propre aham, mon petit je, dans son Je majuscule, Aham divin.» Henri Le Seaux.

[9] Malaval, p. 67

[10] Malaval donne la comparaison de la mer dans un éponge, et de l’éponge dans la mer (p. 65).

[11] Malaval, p. 71

[12] Malaval, p. 80, p. 84.
Comparer avec le Jñānasiddhi d’Indrabhūti.
"Si l’on possède l’intuition correcte (skt. bhūta-jñāna) qui contient tout
Qu'aurait-on à faire des initiations
Dans d'autres maṇḍalas dessinés erronées ?
Cela ne fera que nous perdre le maintien (skt. samaya) de l’intuition correcte
La souffrance d’avoir perdu ce lien (skt. samaya)
Nuira aux intérêts du corps
Ainsi qu'à ceux de l’esprit
Et l’on mourra rapidement

[13] Malaval, p. 57 et p.74

[14] Malaval, p. 50-51

[15] Malaval, p. 47

[16] Malaval, p. 77. On trouve l’utilisation de l’analogie du goût indéfinissable du sucre chez Advayavajra et dans les Chants de Milarépa. Je me suis permis dans ce blog de tagger certaines affirmations d’une tradition, avec des termes équivalents d’une autre, simplement pour suggérer une ressemblance, sans aucune intention de syncrétisme.

[17] L’amour de son néant, Poésies spirituelles, François Malaval

[18] Malaval, p. 55

[19] Malaval, p. 86

[20] Malaval, p. 85

[21] Ou « actes intérieurs » de la pensée et de la parole.

[22] Malaval, p. 87

[23] Malaval, p. 91-92

[24] Malaval, p. 90-91

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