vendredi 8 mai 2020

Celui qui déclina les avances de Vajrayoginī (trois fois !)


Vajrayoginī et Abhayakāra, en tout bien tout honneur, détail HA59875


Abhayakāra-gupta, un des derniers grands maîtres bouddhistes indiens, contemporain du roi Rāmapāla de la dynastie Pāla (1084-1130). Abhayakāra-gupta serait  né en 1004... et mort en 1125. Il est connu pour avoir fait une grande synthèse de la connaissance bouddhiste ésotérique de son époque dans le Vajrāvalī. Les hagiographies font de lui un abbé de Nalaṇḍa, Vajrāsana (Bodhgaya) et de Vikramaśīla. Son nom Vajrāsana(pāda) serait dû à sa période d’abbé de Vajrāsana. Il serait né dans le sud de l’Inde, près d’Odiviśa, dans un famille brahmane. Dès un jeune âge, il était érudit en les systèmes des Vedas, Vedaṅga, tous les tantras non-bouddhistes (tīrthika) et leurs doctrines. Il est surtout connu pour sa synthèse des tantras, qui se reflète dans une somme de tantras (Vajrāvalī tib. rdo rje ‘phreng ba, ou rgyud sde kun btus) et de traités tantriques[1]. Ce texte contiendrait 45 maṇḍala de divinités avec leurs sādhana respectifs, ainsi qu’un texte décrivant comment faire des oblations au feu (homa). Plus précisément, 42 maṇḍala, dont trois furent ajoutés ultérieurement dans une version mise à jour (Vajrācāryakriyāsamuccaya) par Jagaddarpaṇa (tib. ‘gro ba’i me long).

En ce qui concerne la lignée de transmission de ces maṇḍala, il y en a plusieurs, la principale étant : Vajradhara, Vajrayoginī, Abhayākara, Anupamarakṣita, Vikhyatadeva, Pan chen Sākyaśrī etc. Abhayakāragupta avait reçu ces consécrations de différents maîtres, mais pour cette transmission synthétique particulière, il avait reçu l’ensemble de Vajrayoginī[2], en tout bien tout honneur.

Abhayakāra n’avait pas classé les tantras, hormis en « yogatantra » et « yoginītantra » (shaktisme). Le classement en quatre types serait ultérieur, à partir de Jagaddarpaṇa. Nous voyons donc un maître bouddhiste monastique, spécialiste en tantras, y compris yoginītantras, mais ces derniers ne sont pas encore pratiqués avec des yogas sexuels conférant des pouvoirs occultes (siddhi), du moins pas par Abhayakāra. Les hagiographes, pratiquant une vision rétroactive de l’histoire, ne comprennent pas pourquoi Abhayakāra n’enseigna pas des pratiques apparues plus tard, surtout s’il était en contact direct avec Vajrayoginī. Comme pour Atiśa et Gampopa, ils tentent d’en faire un moine psychorigide qui, malgré les bons conseils et les nombreux signes qu’ils reçoivent, tiendrait tellement à une pratique de vinaya pur, qu’il est prêt à sacrifier les plus hauts pouvoirs occultes et la plus haute réalisation.

Cela donne lieu à des scènes étonnantes chez Gö Lotsawa et Tāranātha. Plusieurs fois dans sa vie, Vajrayoginī s’est présentée à Abhayakāra pour lui proposer de « pratiquer » avec elle, et ainsi d’obtenir les plus hauts siddhi. A chaque fois, Abhayakāra refuse. Ses collègues et maîtres lui expliquent que ce n’est pas bien de refuser, mais Abhayakāra s’obstine. Une autre fois, une jeune fille caṇḍāla lui apporte une vache ensanglantée fraîchement abattue et dit à Abhayakāra qu’elle avait spécialement abattue pour lui, et qu’il devait en manger. Il refuse, étant un moine d’une caste pure[3]. Les anecdotes se multiplient et Abhayakāra continue de refuser les offres généreuses des jeunes femmes avatars. On apprend qu’Abhayakāra, grands spécialiste de yoginītantra, n’a jamais fait de gaṇacakra de sa vie. « Tu connais trois cents tantras, et tu as reçu toutes les instructions associées, comment se fait-il que tu aies des doutes sur les pratiques cārya ? », lui demande une dernière jeune fille, qui repart bredouille avec les substances et ustensiles de gaṇacakra[4]. Le maître d’Abhayakāra explique par la suite à son disciple que cette jeune fille fut Vajrayoginī. « Elle te propose des siddhi, et toi tu refuses ? ». Abhayakāra se sent un peu mal quand-même, il jeune pendant sept jours, et il finit par voir Vajravārahī en rêve. Il s’excuse platement, et Vajravārahī lui explique qu’à trois occasions, il avait refusé les « siddhi » d'elle, et que la réalisation ultime ne serait plus pour cette vie-ci, mais dans le bardo...[5] Elle lui commande d’écrire des traités et d’enseigner le Dharma, et pardi c’est ce qu’il a fait… « Lorsque tu écris, j’entrerai dans ton corps », lui dit-elle[6]. De quelle meilleure muse un tantrika pourrait-il rêver ? Abhayakāra est encore l'auteur de quelques œuvres sur le Kālacakra, et aurait écrit et traduit (Adèle Tomlin 2019) le Dus 'khor la 'jug en 1071.

Les hagiographes ont toujours réponse à tout. Il faudra attendre les mahāsiddha, yogi, sMyon pa, et autres mantrika qui ne refuseront pas les propositions des jeunes filles, pour obtenir des pouvoirs occultes supérieurs. Les hagiographes raconteront leurs rencontres et les transmissions proches qui en résultent.

Abhayakāra sauve cent milles otages d'un geôle, détail de HA756


***

[1] Notamment le Munimatālaṃkāra (tib. thub pa'i dgongs rgyan), un texte qui faisait autorité au Tibet jusqu’au XIVème siècle, quand il fut remplacé par des traités tibétains. Le Niṣpannayogāvalī, un texte qui explique comment dessiner 26 sortes de mandalas, et le Upadeshamañjari, qui explique les phases de génération et d’achèvement des pratiques de divinités.

[2] Source : Vajradhara in Human Form: The Life and Times of Ngor chen Kun dga' bzang po, de Jörg Heimbel.
„See the Thobyig rgya mtsho (p. 307.5-6): ji Itar na/ a bhayas bla ma so so las gsan modi de dag gi brgyud pa ni bod du ma dar bas/ 'dir rdo tje mal ’byor mas dkyil 'khor thams cad phyogs gcig tu bsdu ba’i gnang ba thob pa la brten nasi. See also the rGyud sde kun btus kyi thob yig (p. 193.5-6). On Abhayakaragupta’s special relation with Vajrayogini, see the Blue Annals (Deb ther sngon po, pp. 1217.9-1218.4; Roerich 1996:1046) and Mori 2002: 274. »

[3] P.95 lha mo'am gnod sbyin mo'am su yin snyam pa las/_rang gi grogs mched sangs rgyas pa'i rnal 'byor pa zhig yod pa la dris pas/_de ni rdo rje rnal 'byor ma yin pa la/_dngos grub ma blangs pa ma legs kya/_khyod sangs rgyas pa'i rigs su 'dug pas/_shar phyogs su song la sangs rgyas pa gyis gsung nas/_de bzhin du byas/_b+hang ga la'i yul du mdo sngags thams cad la mkhas par sbyangs/_slob dpon so so la dbang bskur ba yang mang du zhus/_dge slong sde snod 'dzin pa chen por song nas/_'dul ba 'dzin pa thams cad kyi slob dpon du bskos/_lan cig lha khang gi 'khyams_ cig na 'dug pa la/_bu mo gzhon nu zhig gis/_ba glang gi sha khrag 'dzag pa cig khyer byung ste/_de slob dpon la gtad de/_nga gdol pa'i bu mo yin/_'di khyod kyi don du bsad pa yin pas zo zer ba la/_nga gtsang ma'i rigs kyi dge slong*/_phyed du brdos pa'i ba glang gi sha ga la za gsungs pas/_de phyir ldog nas 'khyams smad du mi snang bar song*/_de yang rdo rje rnal 'byor mas dngos grub gnang pa ma blangs pa yin no/

[4] P.96 khyed dang lhan cig tshogs kyi 'khor lo bya zer/_ngas tshogs 'khor sngar ma byas gsungs pas/_de ltar yang*/_da res gyis zer/_der slob dpon gyis rnam par rtog pas ma mdzad pas/_de na re/_khyed rgyud sum brgya shes shing*/_de rnams kyi mthar thug pa'i man ngag thob nas_/_sngags kyi spyod pa la rtog pa byar ga la rung zer/_tshogs rdzas rnams khyer nas phyir song*/

[5] Tshe ‘dir mchog mi thob/ da ni bstan bcos mang du rtsom/ gzhan la chos mang du shod/ bar dor mchog ‚grub po gsung*/ 

 Abhayakāra aurait quand-même fait la démonstration d’une résuscitation : bar do’i rnam shes bkug ste lus de la bcug nas slar gsos/ p.97

[6] Rmi lam du rdo rje phag mos bstan bcos rtsom par slar yang bskul bas : bdag lta ba’i bstan bcos kyis sems can la phan ma thogs zhus/ khyod bstand bcos rtsom pa’i tshe nga nyid lus la ‘jug go gsung*/ p. 98

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