lundi 11 mai 2020

De l'utilité de yogis voyageurs et de l'importance de la description d'une posture


Charnier, avec un paṇḍit pratiquant l'asubha-bhāvanā ? HA792  


Après ( ?) le Dohākośagīti de Saraha, qui propose un pur non-engagement mental, on voit apparaître une « mahāmudrā » où le non-engagement mental est initialement soutenu principalement par une pratique Energétique. Notamment chez les adeptes du Zhi-byed. Avec la popularité croissante des pratiques d’immortalité (Amṛtasiddhi), du Yoga à six branches (ṣaḍaṅgayoga), et autres pratiques haṭhayoguiques, des yogis mendiants et itinérants font leur apparition dans les hagiographies.

Au Népal, on voit comment des paṇḍits Newar, Vibhūticandra (XII-XIIIème) et Vaṇaratna (XIV-Xvème) rencontrent des « yogis mendiants », qui ont l’apparence de yogis nāth et kānphaṭā ("Yogīs aux oreilles fendues"), et qui leur donnent des instructions « haṭhayoguiques », plus précisément des instructions sur le Yoga à six branches (ṣaḍaṅgayoga). Nos paṇḍits considèrent que ces yogis sont des avatars de Śavaripa, et transmettent leurs instructions à la façon d’une transmission proche (tib. nye ba’i brgyud) à des tibétains. Les tibétains les considèrent comme des « transmissions proches de Śavaripa ».

Charnier, avec un double de Śavaripa faisant marcher les morts ? HA792

Paralellement, hormis les paṇḍīts Newar, on voit aussi de nombreux « yogis mendiants » itinérants arriver au Tibet. Ils ont souvent l’air de « mahāsiddhas », tel qu’on les connaît des représentations. Ces « yogis mendiants » pratiquent des formes de "haṭhayoga", que connaissent déjà les tibétains. Arrivés tout fraîchement de l’Inde ou du Népal, ces yogis peuvent apporter des précisions ou présenter des nouveautés aux moines et yogis tibétains. Sans doute, tout comme Vibhūticandra et Vaṇaratna, les tibétains peuvent penser parfois que ces yogis sont en réalité des avatars de mahāsiddhas. Je ne veux pas faire ici le répertoire de tous les paṇḍits et yogis dont les sources tibétaines racontent les visites, et parfois leur installation, au Tibet, mais il est évident que le savoir en matière tantrique, haṭhayoguique, etc. s’est étoffé au cours des siècles avec l’import de matériaux dernier cri de l’Inde, du Népal ou d’ailleurs. Ces matériaux « nouveaux » ont été intégrés sous diverses formes. « Intégrer » veut dire les adapter aux normes bouddhistes tibétaines, leur procurer une origine homologuée, un pedigree etc., le plus souvent en attribuant les instructions à tel ou tel grand maître du passé, une divinité, une ḍākinī, un mahāsiddha, vus lors d’une vision, en songe ou lors d’un voyage astral (de préférence à Oḍḍiyāna).

Charnier, avec un double de Padampa Sangyé ? HA792

Quand « Padampa Sangyé » vient de nouveau au Tibet, pour donner telle transmission à un tel, était-ce vraiment lui, ou un « yogi mendiant » à l’apparence indienne ? Ou s’agit-il d’anecdotes racontant l’intégration de telle ou telle instruction, reçue en vision, en songe, par un avatar, voire de fictions édifiantes ? Quand Jamgon Kongtrul Lodrö Thayé (1813 - 1899) inclue dans sa Compilation des instructions (gdams ngag mdzod), dans la section Zhi-byed une instruction de Mahāmudrā attribué à rMa sgom, c’est un texte qu’il rédige de sa main. Je ne sais pas quelles ont été ses sources. Dans quelle mesure les instructions de la mahāmudrā pneumatique de rMa sgom qu’il présentent, sont réellement la version utilisée à l’époque (XIème), et dans quelle mesure est-ce une instruction « sauvée », et sans doute adaptée, complétée, etc. par Jamgon Kongtrul, dans le cadre de son projet Ris-med ? Il faut donc être prudent en lisant les instructions de rMa, mais il est très probable qu’elles comportent des éléments authentiques.

Nous savons que Padampa Sangyé donna des instructions de Mahāmudrā (tib. ngo sprod) en dehors d’un cadre tantrique, ou dans un cadre tantrique très allégé. La première transmission de Zhi byed est appelée le « système Cachemirien » (tib. bka' babs dang po kha che lugs), les instructions de rMa sont classées dans la deuxième transmission (tib. bka' babs bar pa rma lugs phyag chen). Les instructions de rMa ont pour particularité d’allier le non-engagement mental et des pratiques Energétiques/Amṛtasiddhi poussées. Ce n’est donc plus un non-engagement mental pur, mais c’est toujours une mahāmudrā non-tantrique, dans le sens qu'elle ne se transmet pas encadrée par une consécration et un devatāyoga stricte. Les éléments tantriques sont néanmoins très présents dans le discours, mais n’ont pas le même poids (consécrations, rituels et observances cārya) que dans la "mahāmudrā post-classique" (non-engagement mental + haṭhayoga + devatāyoga + guruyoga) qui sera l’étape suivante de la « mahāmudrā »/Grand Sceau.

Jamgon Kongtrul encadre la pratique de rMa (XIème siècle) selon le schéma habituel de sa propre époque (XIXème siècle). Si beaucoup de pratiques se ressemblent, c’est sans doute grâce à/à cause de lui et ses collègues « Rimé-pa ». Cela devient plus intéressant quand il aborde l’exercice principal : les « Les seize instructions (tib. lag khrid) de l'introduction (ngo sprad pa), basées sur la transmission du sens » et « Les seize points vitaux pour couper les mésinterprétations (tib. sgro 'dogs skt. samāropa) basées sur la transmission scriptuaire ».[1] Dans ce blog, je m’arrêterai uniquement sur un élément hathayoguique, dont je soupçonne qu’il puisse avoir un lien avec l’Amṛtasiddhi ou avec Virūpa. Il s’agit d’une série de quatre yogas, que rMa, ou Jamgon Kongtrul, appele « les quatre yoga de Nāropa ». Je n’ai trouvé cette expression que dans ce texte spécifique, édité par Jamgon Kongtrul. Ce qui est habituellement attribué à Virūpa est ici attribué à Nāropa.

« [328] Pour mobiliser (tib. bcud pa) le corps, on pratique les Quatre yogas de Nāropa :
1. "Regrouper les quatre continents (gling bzhi bsdu)"
2. "Resserrer les océans autour du Mont Meru"[2]
3. "Insérer (gzhug) la bannière de la langue (lce dar) dans la cavité (khugs)"
4. "Lever (spar) la paire (zung gcig) de vautours (bya rgod) vers le ciel" »[3]
On trouve une série comparable chez Advaya-Avadhūtipa, où la série s’appelle les quatre yogas corporels (lus kyi sbyor ba bzhi)[4] et consiste en :
1. "Regrouper les quatre continents (gling bzhi bsdu)"
2. "Resserrer les océans autour du Mont Meru"
3. "Pointer (tib. gtad pa) la langue vers le palais"
4. "Tourner les yeux vers le haut" »[5]
C’est une version différente, ou abrégée de la posture de méditation plus connue, appelée la posture de Vairocana en sept points (voir plus loin pour les détails). On pourrait deviner que rassembler les quatre continents correspond à la position des membres inférieures et supérieures (sans autre précision), et, par déduction, que resserrer les océans autour du Mont Meru doit correspondre plus ou moins à dresser la colonne vertébrale. Je passe sans doute à côté de détails importants. J'y reviendrai si je les trouve. 

Si on compare les « quatre yogas de Nāropa » avec les « Quatre yogas d’Advaya-Avdhūtipa », il n’y a que les deux dernières qui sont différentes. Plaquer ou orienter la langue vers le palais est une instruction commune du Bouddha. Chez « Nāropa » c’est plus spécifiquement haṭhayoguique. On devine que la pointe de la langue s’insère dans la cavité de la gorge, ce qui correspondrait au khecarī-mudrā. Selon le haṭhayoga, c’est pour recueillir au fond de la gorge l’amṛta, qui rend immortel. L’immortalité se matérialise alors comme un remède durable, tant que l’on a un corps physique pour le recueillir.


Pour le dernier yoga, chez « Nāropa », il semble s’agir d’une position des épaules soulevées (tib. spar), et chez Advaya-Avdhūtipa ce sont les yeux levés. On note aussi chez Nāropa, la façon plus métaphorique de décrire la posture « la paire de vautours vers le ciel ». L’ensemble donne l’image du Mont Meru, resérré par les océans, au milieu des continents regroupés, la bannière de la langue entrant dans la cavité, et deux vautours volant dans le ciel. L’élément mythologique est associé à la posture par cette description imagée. Le corps de l’immortel est l’univers. Dans le haṭhayoga, cela correspond à une description macrocosmique du corps subtil/pneumatique[6]. Le Mont Meru est la colonne vertébrale. Les grands et petits continents[7], les océans, les montagnes, les étoiles, le soleil, la lune, les nuages, le vent, le feu et l’eau se trouvent tous dans le corps ainsi « mobilisé ».

Ces éléments se retrouvent dans les titres des divers chapitres de l’Amṛtasiddhi de Virūpa/Avadhūtacandra (voir l’article de Schaeffer). L’immortalité passe par une "cosmicisation" du corps. Les explications de la mobilisation de la parole/souffle et de l’esprit suivent celle du corps dans le texte de rMa. Ci-après un extrait du Śiva saṃhitā (XVIIème siècle).
« (1). The microcosm.
1. In this body, the mount Meru - i.e., the vertebral column - is surrounded by seven islands; there are rivers, seas, mountains, fields; and lords of the fields too.
2. There are in it seers and sages; all the stars and planets as well. There are sacred pilgrimages, shrines; and presiding deities of the shrines.
3. The sun and moon, agents of creation and destruction, also move in it. Ether, air, fire, water and earth are also there.

(2). The Nerve Centres.
4. All the beings that exist in the three worlds are also to be found in the body; surrounding the Meru they are engaged in their respective functions.
5. (But ordinary men do not know it). He who knows all this is a Yogi; there is no doubt about it
. » Śiva saṃhitā, traduction anglaise de Rai Bahadur Srisa Chandra Vasu, chapitre II, vers 1-5.

Le Drigoungpa Jigten Sumgön (1143–1217)[8] présente une version intéressante. Il décrit six mouvements énergétiques de capture et de refoulement (tib. bskyil ba bzlog pa[9]), les « six transmutations », 
1. Regrouper les quatre continents, 2. Resserrer les océans autour du Mont Meru, 3. Faire flotter la grande bannière vers le haut, 4. Éblouir le soleil et la lune, 5. Refouler le fleuve vers le haut, et 6. le mudrā de Vajradhara[10]
Chez Gampopa, tout a l’air plus classique, moins marqué haṭhayoguiquement, mais bien plus énigmatique, ou poétique si l’on est un tibétain du XIIème siècle ... Il parle des points-clé corporels qu’il définit ainsi :
« 1. Les jambes croisées l’une sur l’autre[11], 2. Les mains enlacées comme un brandon, 3. La colonne vertébrale droite comme une flèche, 4. L’océan encerclant le Mont Meru 5. Le menton incliné comme un paon, 6. Les « fontaines » (tib. chu mig) tournées vers le haut, 7. La bannière flottant dans le ciel. »[12]
On peut mesurer l’évolution des postures, de leurs objectifs et descriptions, en les comparant avec la posture de Vairocana expliquée dans Les étapes de la méditation par Kamalaśīla (la traduction est de Georges Driessens). L’objet de la méditation est l’omniscience, et non pas l’immortalité.
« Prenant place sur un siège confortable, il [adoptera] la posture du lotus du Vénérable Vairocana, ou le demi-lotus ; les yeux, ni trop ouverts ni trop fermés, seront dirigés sur la pointe du nez ; le corps sera droit, ni penché vers l’avant ni vers l’arrière, l’attention intériorisée, les épaules égales, la tête ni levée, ni baissée, ni inclinée d’un côté, mais placée de façon à ce que le nez se trouve dans l’alignement du nombril ; les dents et les lèvres sont laissées dans leur état naturel, la langue touche le palais, la respiration est spontanée, douce, imperceptible, sans bruit, sans violence, sans agitation, l’inspiration et l’expiration sont aisées. » (p. 94) Puis ailleurs,

« … assis à sa guise, les jambes croisées » (p. 63). Ou pour l’aspiration à l’éveil, « de façon ininterrompue, que tu marches, te lèves, sois assis, allongé, éveillé, que tu manges ou boives » (p. 21).
De cet ensemble ressort une recherche d’équilibre (ni trop…, ni trop…), sans évocation d’images, afin d’être pleinement présent à ce qui se présente. Si cette posture a un symbolique, c’est cela même. Les postures « haṭhayoguiques » sont plus « idéologiques », même si l’équilibre, l’égalité, la suspension de jugement, le silence etc. peuvent être également taxés d’idéologie… C'est cependant moins un bombardement par images.

***

[1] gnyis pa dngos gzhi la gnyis te/ [323] don gyi brgyud pa la brten nas ngo sprad pa lag khrid bcu drug dang*/_tshig gi brgyud pa la brten nas sgro 'dogs gcod byed gnad chen bcu drug go

[2] Trouvé dans :
- bla med lhan skyes rnam bzhi'i rdzogs rim snying po don gyi phreng ba
- zab mo nA ro'i chos drug gi nyams len thun chos bdud rtsi'i nying khu zhes bya ba sgrub brgyud karma kaM tshang gi don khrid
- rje btsun lho brag pa'i khyad par gyi gdams pa snyan gyi shog dril bzhi'i lo rgyus gzhung lhan thabs dang bcas pa
- rje btsun nA ro pa'i phyag rgya lam rdzogs kyi khrid, de Padma Karpo
- dpal rdo rje'i tshig zab mo nang gi don gyi 'grel bshad sems kyi rnam par thar pa gsal bar byed pa'i rgyan, de Karmapa III
- chos rje dwags po lha rje'i gsung*/bka' tshoms dang phyag rgya chen po lnga ldan/lam mchog rin chen phreng ba/chos bzhi mdor bsdus/nyams len mdor bsdu, attribué à Gampopa
- phyag rgya chen po gzhi lam 'bras gsum gyi zhal gdams rin po che phreng ba & khams gsum chos kyi rgyal po thub dbang rat+na shrI'i thun mong ma yin pa nang gi zab chos nor bu'i phreng ba, de 'jig rten mgon po
- do ha mdzod kyi snying po don gyi glu'i 'grel pa, d’Advaya-Avadhūtipa
etc.

[3] gnyis pa mtshan med la bcud pa la'ang lus ngag sems [324] gsum las lus bcud pa ni/ nA ro'i chos bzhi ste/ gling bzhi bsdu/ rgya mtsho ri rab la sbyar/ lce dar khugs su gzhug /bya rgod zung gcig nam mkha' la spar pa'o//
Plus habitul : dpung pa rgod gshog ltar brgyangs

[4] Il peut y avoir un doute à cause de « dang » qui suit l’expression.

[5] lus kyi sbyor ba bzhi dang gling bzhi bsdu ba dang*/rgya mtsho ri rab la sbyar ba dang*/lce rkan la gtad pa dang*/ mig gyen la bzlog pa'o/

[6] Et quod est supius est sicut quod est inferius ad perpetrada miracula rei unius. Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d'une seule chose. Table d’émeraude.

[7] Parfois les quatre continents, parfois (p.e. chez karmapa III « gling bzhi dang gling phran rnams bskum »), les grands et les petits continents.

[8] Dans le phyag rgya chen po gzhi lam 'bras gsum gyi zhal gdams rin po che phreng ba.

[9] Une autre série de mouvements énergétiques plus connue (à cause de Tailopa) : ‘babs pa, skyil ba, bzlog pa et ‘grems pa.

[10] bskyil ba bzlog pa ni/ 'gyur drug nyams su blang*/ de la gling bzhi yul du bsdu/ rgya mtsho ri rab la sbyar/ dar po che gyen la 'phyar/_nyi zla zil gyis gnon/_chu bo gyen la bzlog_rdo rje 'chang gi phyag rgya dang drug go

[11] La référence m’échappe, il s’agit littéralément de deux mésures de céréales. Il faudrait sans doute voir leur aspect pour comprendre l’analogie.

[12] lus kyi gnad la/_rkang pa bre phul ltar brtsegs/_lag pa mgal me ltar bsnol ba/_sgal tshigs mda' smyug ltar bsrang ba/_rgya mtsho ri rab la sbyar_ ba/_mgrin pa rma bya ltar dgug pa/_chu mig gyen la log pa/_ba dan mkha' la 'phyar ba'o/

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