dimanche 17 mai 2020

Arbre phylogénétique des yogas bouddhistes


Arbre de refuge biologique

L’objectif dans le bouddhisme ésotérique médiéval est l’accès au bien souverain (paramārtha) ou au Réel (tathatā). Différentes approches existent pour la réintégration (yoga) ou la réalisation (siddhi) du bien souverain, qui selon l’approche, peut être défini spécifiquement. Les termes utilisés ci-dessous pour les désigner peuvent être des termes existants ou des néologismes de ma main. Cette liste n’est pas exhaustive, comme on dit, et risque d'évoluer dans un sens (ajouts) comme dans l’autre (suppressions). J’ai écrit ceci d’un trait, donc il y a sans doute pas mal de coquilles.

Nirvikalpayoga/aprapañcayoga (mi rtog pa'i rnal 'byor/spros bral rnal 'byor)

Une des plus anciennes, depuis le mahāyāna, les prajñāpāramitā-sūtra et le madhyamaka, est la réintégration par la non-conceptualisation (nirvikalpayoga), même si le mot yoga n’est pas approprié dans ce contexte. C’est une approche négative, censé laisser en place le Réel le tel qu’il est. Le Réel n’est pas défini autrement que par la vacuité.
« La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (skt. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (skt. prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité dêtre une vue nihiliste : ] Vous qui interpretez la vacuité comme néant (skt. nāstitva), et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (skt. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (skt. abhāva), la vacuité ne signifie pas."[1]
Je considère cette approche comme étant très similaire à celle expliquée par le Bouddha dans le Dhātuvibhaṅga Sutta (MN140, traduction par Jeanne Schut ou par Michel Proulx, basé sur le travail de Thanissaro Bhikkhu. Il s’agit de ne pas définir positivement ce à quoi on pourrait arriver avoir accès, autrement dit, rien n’est approprié comme étant le « Soi », et il n’y a aucune identification à ce qui pourrait être « Moi » ou « Mien ».
« Ceci n’est pas mien, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas moi ».
C’est une approche sans discours positif (non-discursif) sur le Réel ou le Bien souverain. Les éléments discursifs présents dans cette approche ne sont que des signes, comme le doigt qui pointe la lune.

Bodhiyoga (byang chub rnal 'byor)

Avec le Yogacāra, le Réel et le Bien souverain commencent à être définis positivement, et sont à réintégrer (yoga) à travers une pratique positive. La notion de mérite (puṇya) devient importante, tout comme la notion d’accumuler (sambhāra). La voie passe par une double accumulation de mérite et de sagesse (jñāna). La jñāna est une sagesse définie positivement, contrairement à la prajñā qui est analytique, et qui ne peut pas « s’accumuler ». Le mérité correspond à la pratique des cinq premières perfections (à commencer par la générosité) et la sagesse à la perfection de la sagesse (prajñāpāramitā). la combinaison des deux conduit à l'engagement sage

L’éveil (bodhi) est défini positivement. Il est présent dans tous les êtres comme un potentiel (tathāgatagarbha). Avec le temps, l’idée de ce potentiel se développe de plus en plus positivement, pour finir comme un état d’éveil présent depuis toujours, et qu’il suffit de libérer de la double coque qui le récouvre : les afflictions (kleśāvarana ) et les connaissables dualistes (jñeyāvarana). Les afflictions sont éliminées par le poids de l’accumulation du mérite, et les connaissables par l’accumulation de la sagesse. Des méthodes pour évaluer et quantifier le progrès (chemins, Terres, etc.) apparaissent.

« Sahajayoga » (lhan cig skyes pa'i rnal 'byor)

Entre guillemets car le sahajayoga se veut sans effort (yoga). C’est une forme spécifique dans le prolongement du nirvikalpayoga ou de l’aprapañcayoga (madhyamika), que l’on pourrait appeler post-tantrique, puisqu’il est probablement apparu après et, en partie, en réaction contre la multiplication des méthodes yoguiques dans le bouddhisme ésotérique. Il remet en valeur la prajñāpāramitā comme une sorte de méthode non-méthode mystique. Pour se faire valoir, le sahajayoga utilise l’autorité des figures tantriques et l’imaginaire du tantrisme. On pourrait dire qu’il utilise habilement (upāyakauśalya) le tantrisme bouddhiste en le retransformant en bouddhisme normatif, et en l’intériorisant. C’est à travers Saraha/Śavaripa (Dohākośagīti) qu' "on" va essayer de faire passer le message, ainsi qu'à travers le roi Indrabhūti et sa sœur Lakṣmīṅkārā (Sahajasiddhipaddhati).

La non-méthode qu’il propose est la quadruple méditation naturelle et ininterrompue. C’est à travers une Introduction (tib. ngo sprod) symbolique qu’un maître médiateur nous pointe vers elle. Le Maître intérieur (la méditation naturelle et ininterrompue) prend ensuite la relève. Cette approche est en même temps une forme de bodhiyoga. On pourrait dire aussi qu’elle est une forme de guruyoga, (voir plus loin), mais il s'agit alors d'une intégration naturelle du Maître intérieur, hormis le relais du maître médiateur, qui peut s’éclipser par la suite… Il a fait son travail. En ce qui me concerne, je considère le guruyoga tel que nous le connaissons actuellement comme une dérive de l’intégration du Maître intérieur.

Devatāyoga (lha'i rnal 'byor)

Les dieux et les génies font partie du patrimoine religieux depuis mémoire humaine. Il était impossible d’expliquer l’origine, le fonctionnement et l’objectif du monde et des êtres sans faire appel à eux. Les dieux et les génies faisaient naturellement partie de la vie des humains, tout comme les lois naturelles à notre époque. Le Bouddha était un homme de son temps, et les dieux et les génies faisaient partie de son univers. Contrairement aux autres approches de son temps, le Bouddha n’avait pas inclus les dieux et les génies dans la solution à la souffrance (dukkha) qu’il proposait. C’étaient les dieux et les génies qui venaient le voir pour avoir de l’aide, pas le contraire.

Quand je dis « le Bouddha », je devrais dire « le bouddhisme », et même « les bouddhismes », car nous ne savons pas si une figure comme le Bouddha ait même existé. S’il a existé, il n’était certainement pas la figure légendaire que nous connaissons. Il y eut donc « des bouddhismes » dès le départ, avec différentes approches et opinons. Les « bouddhistes » de l’époque s’appelaient d’ailleurs des « ascètes» (śramaṇa), le Bouddha fut appelé le Grand ascète (mahāśramaṇa). Il y eut différents courants parmi les śramaṇa. Il y avait des personnalistes (pudgalavādin), qui croyaient à l’existence d’une sorte de soi permanent, tout comme les Jains. Il y avait, assez tôt, des śramaṇa qui croyaient que le Bouddha ne pouvait pas simplement disparaître ainsi (nirvāṇa) à sa mort, et qu’il devait être quelque part, dans une Terre pure. Que cela n’était pas la norme peut être déduit du fait que les disciples du Bouddha furent désespérés et tristes à sa mort, car qui allait les guider ? Le Dharma aurait répondu le Bouddha. Mais les grands hommes et les aimés ne meurent jamais tout à fait dans l’esprit des humains, et doivent donc continuer à exister quelque part. Tout comme les futurs Bouddhas d’ailleurs, les bodhisattvas de haut niveau.

Une doctrine s’est développée autour de Terres pures, créées mentalement par des Bouddhas et des grands bodhisattvas, qui étaient sous tous les aspects égaux aux dieux. La pratique associée à ce type de doctrines est l’aspiration de naître dans une Terre pure, ainsi qu’un culte du Bouddha gérant de la Terre pure. Ce type de culte est en fait déjà un culte de divinité (devatāyoga) en puissance, ou un prototype. Il était très populaire parmi les laïcs, puisqu’il n’y avait plus besoin de passer par une ascèse, ou la double accumulation de mérite. C’est la compassion du Bouddha/Divinité qui allait nous sauver après la mort, en évitant une renaissance malheureuse.

Avec l’essor du tantrisme, les Bouddhas se manifestent sous l’aspect de divinités Heruka (inspiré de Śiva et Bhairava), et c’est en même temps le retour en gloire des génies de tout genre, détenteurs de Sciences occultes (vidyādhara). L’idée de la Terre pure se met en peu en arrière-plan, et c’est l’identification à la divinité qui devient l’objectif principal. Le bien souverain c’est la réintégration du Heruka, et le Réel, c’est son univers symbolique. Pour gagner du temps, j’ai sauté du devatāyoga primaire au culte du Heruka.

Kāyayoga/amṛtasiddhi (sku'i rnal 'byor/'chi med grub pa)

Je considère le changement de paradigme comme une sorte d’équivalent du passage de la magie antique à la magie naturelle. Dans le Triple Corps divin, il y a un corps mystique (Corps réel, dharmakāya) et des Corps formels, qui permettent au dieu de se manifester et d’agir. Le Corps réel ne se cultive pas, il est Naturellement présent. Pour les adeptes du “Apratiṣṭhāna-Madhyamaka”, les apratiṣṭhānavādins, les Corps formels ne s’édifient pas, et se déploient naturellement (lire le dernier chapitre sur l'Activité éveillée dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa). Pour les autres, et notamment pour les Yogacārins tardifs, les Corps formels s’édifient (skt. kāyasādhana). Toute une Science se développe autour de l’édification des Corps formels, qui sont le potentiel de la manifestation et de l’activité éveillée. Celle-ci peut faire partie d’un culte divin, ou se pratiquer comme une Science davantage émancipée : le Yoga. Le siddha est un chercheur, qui veut lui-même avoir accès à la puissance et aux pouvoirs occultes (siddhi), habituellement réservé aux Bouddhas, aux bodhisattvas, aux dieux et aux génies. Cette Science semble avoir été disponible chez des non-bouddhistes, tels les nāths, qui pratiquaient une forme de yoga, qui allait évoluer plus tard dans le boudhisme ésotérique en ṣaḍaṅgayoga, haṭhayoga, rtsa rlung etc., que je résume sous le nom sympathique pneumatisme.

Le kāyayoga, qui est une forme de recherche de l’immortalité, peut se pratiquer dans le cadre d’un devatāyoga ou non. Ainsi, l’Amṛtasiddhi critique la pratique de l’autoconsécration qui est au centre du devatāyoga anuttaratantrique.[2] Mais le kāyayoga peut aussi se pratiquer dans un cadre devatāyoguique, et c’est ce qui s’est fait dans le bouddhisme ésotérique tibétain (kālacakrayāna). Il est probable que la pratique de « mahāmudrā » de Gampopa, consistait en une pratique de non-egagement mental, combinée avec une pratique pneumatique, possiblement dans le cadre devatāyoguique de Vajravārahī. Il faudra déterminer si cette présentation est juste, et quels éléments ont pu être ajoutés par des points de vue hagiographiques appliqués rétroactivement.

Le kāyayoga peut aussi être associé à une autre approche, que nous allons aborder maintenant.

Śāktiyoga (nus pa'i rnal 'byor)

La śākti est la puissance, la manifestation du dieu. Dans la civilisation indienne, la puissance divine, son aspect manifeste, est symbolisée par la déesse/Nature (puruṣa-prakṛti, Śiva-śākti, …). Ce que nous avons de divin en nous est l’aspect manifeste du dieu, sa puissance, sa śākti. Notre corps physique est composé d’éléments grossiers et mortel. Mais le divin en nous est immortel. La puissance divine en nous se manifeste en un corps astral, un corps subtil, où tout le divin est au complet, sous la forme de cercles divins (cakra, maṇḍala), en potentiel[3]. Le śāktiyoga peut se différencier du kāyayoga des nāths, en étant encadré par un devatāyoga. Les réinterprétations non ou moins devatāyoguiques de la śākti sont plus tardives. Le Corps immortel en notre corps physique est un Corps divin à part entière. Il est la version microcosmique du macrocosme divin dans le devatāyoga. La pratique du śāktiyoga est l’adéquation du microcosme et du macrocosme. La sympathie universelle est le lien entre le ciel et la terre, entre « ce qui est en haut et ce qui est en bas » (Table d'Emeraude).

Le culte divin « extérieur », avec ses offrandes, homa, etc. est « intériorisé ». Il est adressé aux cercles divins « intérieurs » ou les deux à la fois. C’est ainsi que même dans le śāktiyoga, nous pouvons rencontrer des critiques telles à quoi servent les homa, les maṇḍalas etc. (voir p.e. l’Advayasiddhi de Lakṣmīṅkārā[4]). La critique se porte ici sur les formes « extérieures » de ces pratiques.

Par rapport au kāyayoga, avec sa pratique pneumatique des canaux et des souffles, le śāktiyoga s’équipera plus particulièrement de pratiques axées sur les éléments génétiques psychosomatiques (bindu), et leur circulation, union etc. pour produire les Corps formels spirituels du futur Bouddha ou Heruka.

Les pratiques de l’immortalité par la porte inférieure sont sans doute une combinaison de diverses fililières de kāyayoga, d’amṛtasiddhi, de śāktiyoga, de devatāyoga, y compris d’origine chinoise (taoïste). Il y a beaucoup à dire sur certaines pratiques utilisant les services d’une mudrā.

Ce classement en méthodes yoguiques est très artificiel, car le plus souvent on trouve justement des combinaisons de ces approches, mais il m’a semblé intéressant de les différencier, pour pouvoir déterminer des spécificités dans les différentes transmissions.

Une particularité qu’on trouve surtout après le Hevajra-tantra, est la série des quatre joies (à l’aide d’une femme mudrā), où l’objectif (ou le bien souverain) semble être la béatitude universelle, qui n’est en fait autre que l’incarnation ou l’immanence du divin, mais qui ici semble être associé à l’intensité ou la nature de la joie ressentie pendant la pratique, pour évaluer « la progression » de l’actualisation du Corps divin. Toute évaluation ou volonté de mesure de la progression dans une voie spirituelle est en danger de se perdre en matérialisme spirituel. Vouloir appliquer des catégories de différents domaines est une mauvaise idée, surtout dans le domaine spirituel. Donner trop d’importance à des expériences (tib. nyams) et même à la « réalisation » (tib. rtogs) est un fourvoiement. Qui a besoin d'une telle justification et pour quelle raison ?

Guruyoga (bla ma'i rnal 'byor)

Last but not least, dans le bouddhisme ésotérique du Tibet. J’ai parlé à plusieurs reprises du rôle de l’ami de bien et du lama/guru. C’est avec l’essor du tantrisme avec ses consécrations (abhiṣeka), observances (cārya) et lignées (guruparamparā), et la réunion du pouvoir spirituel et séculier des grands détenteurs tibétains, que le statut du guru a pris les proportions d’un véritable "lamaïsme" (terme orientaliste inventé par Laurence Waddell). C’est quand l’ami de bien devient la racine du Bouddha, du Dharma, du Sangha, du Lama, de la divinité, et des ḍākinī, dharmapala et autres génies promus, qu’il devient un véritable objet de dévotion et de culte. Il est la source de toute bénédiction et de pouvoir occulte (siddhi). La relation au maître et la façon de le servir sont stipulées dans les Cinquante stances de dévotion au gourou (Gurupañcāsikā) d'Aśvaghoṣa. Le lien qui lie un disciple à un guru devient alors indestructible. Les hagiographies fournissent des modèles de la relation maître à disciple, notamment la relation entre Tailopa et Nāropa et entre Padmasambhava et sa disciple Yéshé Tsogyel.

Dans la théocratie tibétaine, ce modèle ne fut jamais mis en question. En Occident, les modèles proposés pour la relation entre maître et disciples façon guruyoga, posent désormais problème (voir mes blogs sur Sogyal Lakar, Chögyam Trungpa, la folle sagesse etc.).


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[1] Introduction to the Middle Way: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

[2] « Dans la partie 8.9 du manuscrit, le yoga de l’autoconsécration est qualifié de « pratique inutile pour perfectionner l’esprit », autant « mâcher des pierres » ou « boire le ciel ». Le manuscrit conseille de plutôt suivre les instructions du guru. Le cœur même de la pratique du Guhyasamāja (et du Cakrasaṃvara), qui sont des tantras enseignant la réintégration du divin (devatāyoga), est donc déclaré « inutile » par ses adeptes de cette branche de « haṭhayoga » et d « immortalité » (tib. ‘chi med). » Voir le blog Manuscrit d'un texte très influant attribué à Virūpanātha.

[3] Ce qui servira d’ailleurs de lien entre la doctrine du tathāgatagarbha et les pratiques kāyayoguiques d’immortalité.

[4] Dans le Guide du Naturel, p. 145

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