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dimanche 17 mai 2020

Arbre phylogénétique des yogas bouddhistes


Arbre de refuge biologique

L’objectif dans le bouddhisme ésotérique médiéval est l’accès au bien souverain (paramārtha) ou au Réel (tathatā). Différentes approches existent pour la réintégration (yoga) ou la réalisation (siddhi) du bien souverain, qui selon l’approche, peut être défini spécifiquement. Les termes utilisés ci-dessous pour les désigner peuvent être des termes existants ou des néologismes de ma main. Cette liste n’est pas exhaustive, comme on dit, et risque d'évoluer dans un sens (ajouts) comme dans l’autre (suppressions). J’ai écrit ceci d’un trait, donc il y a sans doute pas mal de coquilles.

Nirvikalpayoga/aprapañcayoga (mi rtog pa'i rnal 'byor/spros bral rnal 'byor)

Une des plus anciennes, depuis le mahāyāna, les prajñāpāramitā-sūtra et le madhyamaka, est la réintégration par la non-conceptualisation (nirvikalpayoga), même si le mot yoga n’est pas approprié dans ce contexte. C’est une approche négative, censé laisser en place le Réel le tel qu’il est. Le Réel n’est pas défini autrement que par la vacuité.
« La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (skt. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (skt. prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité dêtre une vue nihiliste : ] Vous qui interpretez la vacuité comme néant (skt. nāstitva), et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (skt. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (skt. abhāva), la vacuité ne signifie pas."[1]
Je considère cette approche comme étant très similaire à celle expliquée par le Bouddha dans le Dhātuvibhaṅga Sutta (MN140, traduction par Jeanne Schut ou par Michel Proulx, basé sur le travail de Thanissaro Bhikkhu. Il s’agit de ne pas définir positivement ce à quoi on pourrait arriver avoir accès, autrement dit, rien n’est approprié comme étant le « Soi », et il n’y a aucune identification à ce qui pourrait être « Moi » ou « Mien ».
« Ceci n’est pas mien, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas moi ».
C’est une approche sans discours positif (non-discursif) sur le Réel ou le Bien souverain. Les éléments discursifs présents dans cette approche ne sont que des signes, comme le doigt qui pointe la lune.

Bodhiyoga (byang chub rnal 'byor)

Avec le Yogacāra, le Réel et le Bien souverain commencent à être définis positivement, et sont à réintégrer (yoga) à travers une pratique positive. La notion de mérite (puṇya) devient importante, tout comme la notion d’accumuler (sambhāra). La voie passe par une double accumulation de mérite et de sagesse (jñāna). La jñāna est une sagesse définie positivement, contrairement à la prajñā qui est analytique, et qui ne peut pas « s’accumuler ». Le mérité correspond à la pratique des cinq premières perfections (à commencer par la générosité) et la sagesse à la perfection de la sagesse (prajñāpāramitā). la combinaison des deux conduit à l'engagement sage

L’éveil (bodhi) est défini positivement. Il est présent dans tous les êtres comme un potentiel (tathāgatagarbha). Avec le temps, l’idée de ce potentiel se développe de plus en plus positivement, pour finir comme un état d’éveil présent depuis toujours, et qu’il suffit de libérer de la double coque qui le récouvre : les afflictions (kleśāvarana ) et les connaissables dualistes (jñeyāvarana). Les afflictions sont éliminées par le poids de l’accumulation du mérite, et les connaissables par l’accumulation de la sagesse. Des méthodes pour évaluer et quantifier le progrès (chemins, Terres, etc.) apparaissent.

« Sahajayoga » (lhan cig skyes pa'i rnal 'byor)

Entre guillemets car le sahajayoga se veut sans effort (yoga). C’est une forme spécifique dans le prolongement du nirvikalpayoga ou de l’aprapañcayoga (madhyamika), que l’on pourrait appeler post-tantrique, puisqu’il est probablement apparu après et, en partie, en réaction contre la multiplication des méthodes yoguiques dans le bouddhisme ésotérique. Il remet en valeur la prajñāpāramitā comme une sorte de méthode non-méthode mystique. Pour se faire valoir, le sahajayoga utilise l’autorité des figures tantriques et l’imaginaire du tantrisme. On pourrait dire qu’il utilise habilement (upāyakauśalya) le tantrisme bouddhiste en le retransformant en bouddhisme normatif, et en l’intériorisant. C’est à travers Saraha/Śavaripa (Dohākośagīti) qu' "on" va essayer de faire passer le message, ainsi qu'à travers le roi Indrabhūti et sa sœur Lakṣmīṅkārā (Sahajasiddhipaddhati).

La non-méthode qu’il propose est la quadruple méditation naturelle et ininterrompue. C’est à travers une Introduction (tib. ngo sprod) symbolique qu’un maître médiateur nous pointe vers elle. Le Maître intérieur (la méditation naturelle et ininterrompue) prend ensuite la relève. Cette approche est en même temps une forme de bodhiyoga. On pourrait dire aussi qu’elle est une forme de guruyoga, (voir plus loin), mais il s'agit alors d'une intégration naturelle du Maître intérieur, hormis le relais du maître médiateur, qui peut s’éclipser par la suite… Il a fait son travail. En ce qui me concerne, je considère le guruyoga tel que nous le connaissons actuellement comme une dérive de l’intégration du Maître intérieur.

Devatāyoga (lha'i rnal 'byor)

Les dieux et les génies font partie du patrimoine religieux depuis mémoire humaine. Il était impossible d’expliquer l’origine, le fonctionnement et l’objectif du monde et des êtres sans faire appel à eux. Les dieux et les génies faisaient naturellement partie de la vie des humains, tout comme les lois naturelles à notre époque. Le Bouddha était un homme de son temps, et les dieux et les génies faisaient partie de son univers. Contrairement aux autres approches de son temps, le Bouddha n’avait pas inclus les dieux et les génies dans la solution à la souffrance (dukkha) qu’il proposait. C’étaient les dieux et les génies qui venaient le voir pour avoir de l’aide, pas le contraire.

Quand je dis « le Bouddha », je devrais dire « le bouddhisme », et même « les bouddhismes », car nous ne savons pas si une figure comme le Bouddha ait même existé. S’il a existé, il n’était certainement pas la figure légendaire que nous connaissons. Il y eut donc « des bouddhismes » dès le départ, avec différentes approches et opinons. Les « bouddhistes » de l’époque s’appelaient d’ailleurs des « ascètes» (śramaṇa), le Bouddha fut appelé le Grand ascète (mahāśramaṇa). Il y eut différents courants parmi les śramaṇa. Il y avait des personnalistes (pudgalavādin), qui croyaient à l’existence d’une sorte de soi permanent, tout comme les Jains. Il y avait, assez tôt, des śramaṇa qui croyaient que le Bouddha ne pouvait pas simplement disparaître ainsi (nirvāṇa) à sa mort, et qu’il devait être quelque part, dans une Terre pure. Que cela n’était pas la norme peut être déduit du fait que les disciples du Bouddha furent désespérés et tristes à sa mort, car qui allait les guider ? Le Dharma aurait répondu le Bouddha. Mais les grands hommes et les aimés ne meurent jamais tout à fait dans l’esprit des humains, et doivent donc continuer à exister quelque part. Tout comme les futurs Bouddhas d’ailleurs, les bodhisattvas de haut niveau.

Une doctrine s’est développée autour de Terres pures, créées mentalement par des Bouddhas et des grands bodhisattvas, qui étaient sous tous les aspects égaux aux dieux. La pratique associée à ce type de doctrines est l’aspiration de naître dans une Terre pure, ainsi qu’un culte du Bouddha gérant de la Terre pure. Ce type de culte est en fait déjà un culte de divinité (devatāyoga) en puissance, ou un prototype. Il était très populaire parmi les laïcs, puisqu’il n’y avait plus besoin de passer par une ascèse, ou la double accumulation de mérite. C’est la compassion du Bouddha/Divinité qui allait nous sauver après la mort, en évitant une renaissance malheureuse.

Avec l’essor du tantrisme, les Bouddhas se manifestent sous l’aspect de divinités Heruka (inspiré de Śiva et Bhairava), et c’est en même temps le retour en gloire des génies de tout genre, détenteurs de Sciences occultes (vidyādhara). L’idée de la Terre pure se met en peu en arrière-plan, et c’est l’identification à la divinité qui devient l’objectif principal. Le bien souverain c’est la réintégration du Heruka, et le Réel, c’est son univers symbolique. Pour gagner du temps, j’ai sauté du devatāyoga primaire au culte du Heruka.

Kāyayoga/amṛtasiddhi (sku'i rnal 'byor/'chi med grub pa)

Je considère le changement de paradigme comme une sorte d’équivalent du passage de la magie antique à la magie naturelle. Dans le Triple Corps divin, il y a un corps mystique (Corps réel, dharmakāya) et des Corps formels, qui permettent au dieu de se manifester et d’agir. Le Corps réel ne se cultive pas, il est Naturellement présent. Pour les adeptes du “Apratiṣṭhāna-Madhyamaka”, les apratiṣṭhānavādins, les Corps formels ne s’édifient pas, et se déploient naturellement (lire le dernier chapitre sur l'Activité éveillée dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa). Pour les autres, et notamment pour les Yogacārins tardifs, les Corps formels s’édifient (skt. kāyasādhana). Toute une Science se développe autour de l’édification des Corps formels, qui sont le potentiel de la manifestation et de l’activité éveillée. Celle-ci peut faire partie d’un culte divin, ou se pratiquer comme une Science davantage émancipée : le Yoga. Le siddha est un chercheur, qui veut lui-même avoir accès à la puissance et aux pouvoirs occultes (siddhi), habituellement réservé aux Bouddhas, aux bodhisattvas, aux dieux et aux génies. Cette Science semble avoir été disponible chez des non-bouddhistes, tels les nāths, qui pratiquaient une forme de yoga, qui allait évoluer plus tard dans le boudhisme ésotérique en ṣaḍaṅgayoga, haṭhayoga, rtsa rlung etc., que je résume sous le nom sympathique pneumatisme.

Le kāyayoga, qui est une forme de recherche de l’immortalité, peut se pratiquer dans le cadre d’un devatāyoga ou non. Ainsi, l’Amṛtasiddhi critique la pratique de l’autoconsécration qui est au centre du devatāyoga anuttaratantrique.[2] Mais le kāyayoga peut aussi se pratiquer dans un cadre devatāyoguique, et c’est ce qui s’est fait dans le bouddhisme ésotérique tibétain (kālacakrayāna). Il est probable que la pratique de « mahāmudrā » de Gampopa, consistait en une pratique de non-egagement mental, combinée avec une pratique pneumatique, possiblement dans le cadre devatāyoguique de Vajravārahī. Il faudra déterminer si cette présentation est juste, et quels éléments ont pu être ajoutés par des points de vue hagiographiques appliqués rétroactivement.

Le kāyayoga peut aussi être associé à une autre approche, que nous allons aborder maintenant.

Śāktiyoga (nus pa'i rnal 'byor)

La śākti est la puissance, la manifestation du dieu. Dans la civilisation indienne, la puissance divine, son aspect manifeste, est symbolisée par la déesse/Nature (puruṣa-prakṛti, Śiva-śākti, …). Ce que nous avons de divin en nous est l’aspect manifeste du dieu, sa puissance, sa śākti. Notre corps physique est composé d’éléments grossiers et mortel. Mais le divin en nous est immortel. La puissance divine en nous se manifeste en un corps astral, un corps subtil, où tout le divin est au complet, sous la forme de cercles divins (cakra, maṇḍala), en potentiel[3]. Le śāktiyoga peut se différencier du kāyayoga des nāths, en étant encadré par un devatāyoga. Les réinterprétations non ou moins devatāyoguiques de la śākti sont plus tardives. Le Corps immortel en notre corps physique est un Corps divin à part entière. Il est la version microcosmique du macrocosme divin dans le devatāyoga. La pratique du śāktiyoga est l’adéquation du microcosme et du macrocosme. La sympathie universelle est le lien entre le ciel et la terre, entre « ce qui est en haut et ce qui est en bas » (Table d'Emeraude).

Le culte divin « extérieur », avec ses offrandes, homa, etc. est « intériorisé ». Il est adressé aux cercles divins « intérieurs » ou les deux à la fois. C’est ainsi que même dans le śāktiyoga, nous pouvons rencontrer des critiques telles à quoi servent les homa, les maṇḍalas etc. (voir p.e. l’Advayasiddhi de Lakṣmīṅkārā[4]). La critique se porte ici sur les formes « extérieures » de ces pratiques.

Par rapport au kāyayoga, avec sa pratique pneumatique des canaux et des souffles, le śāktiyoga s’équipera plus particulièrement de pratiques axées sur les éléments génétiques psychosomatiques (bindu), et leur circulation, union etc. pour produire les Corps formels spirituels du futur Bouddha ou Heruka.

Les pratiques de l’immortalité par la porte inférieure sont sans doute une combinaison de diverses fililières de kāyayoga, d’amṛtasiddhi, de śāktiyoga, de devatāyoga, y compris d’origine chinoise (taoïste). Il y a beaucoup à dire sur certaines pratiques utilisant les services d’une mudrā.

Ce classement en méthodes yoguiques est très artificiel, car le plus souvent on trouve justement des combinaisons de ces approches, mais il m’a semblé intéressant de les différencier, pour pouvoir déterminer des spécificités dans les différentes transmissions.

Une particularité qu’on trouve surtout après le Hevajra-tantra, est la série des quatre joies (à l’aide d’une femme mudrā), où l’objectif (ou le bien souverain) semble être la béatitude universelle, qui n’est en fait autre que l’incarnation ou l’immanence du divin, mais qui ici semble être associé à l’intensité ou la nature de la joie ressentie pendant la pratique, pour évaluer « la progression » de l’actualisation du Corps divin. Toute évaluation ou volonté de mesure de la progression dans une voie spirituelle est en danger de se perdre en matérialisme spirituel. Vouloir appliquer des catégories de différents domaines est une mauvaise idée, surtout dans le domaine spirituel. Donner trop d’importance à des expériences (tib. nyams) et même à la « réalisation » (tib. rtogs) est un fourvoiement. Qui a besoin d'une telle justification et pour quelle raison ?

Guruyoga (bla ma'i rnal 'byor)

Last but not least, dans le bouddhisme ésotérique du Tibet. J’ai parlé à plusieurs reprises du rôle de l’ami de bien et du lama/guru. C’est avec l’essor du tantrisme avec ses consécrations (abhiṣeka), observances (cārya) et lignées (guruparamparā), et la réunion du pouvoir spirituel et séculier des grands détenteurs tibétains, que le statut du guru a pris les proportions d’un véritable "lamaïsme" (terme orientaliste inventé par Laurence Waddell). C’est quand l’ami de bien devient la racine du Bouddha, du Dharma, du Sangha, du Lama, de la divinité, et des ḍākinī, dharmapala et autres génies promus, qu’il devient un véritable objet de dévotion et de culte. Il est la source de toute bénédiction et de pouvoir occulte (siddhi). La relation au maître et la façon de le servir sont stipulées dans les Cinquante stances de dévotion au gourou (Gurupañcāsikā) d'Aśvaghoṣa. Le lien qui lie un disciple à un guru devient alors indestructible. Les hagiographies fournissent des modèles de la relation maître à disciple, notamment la relation entre Tailopa et Nāropa et entre Padmasambhava et sa disciple Yéshé Tsogyel.

Dans la théocratie tibétaine, ce modèle ne fut jamais mis en question. En Occident, les modèles proposés pour la relation entre maître et disciples façon guruyoga, posent désormais problème (voir mes blogs sur Sogyal Lakar, Chögyam Trungpa, la folle sagesse etc.).


***

[1] Introduction to the Middle Way: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

[2] « Dans la partie 8.9 du manuscrit, le yoga de l’autoconsécration est qualifié de « pratique inutile pour perfectionner l’esprit », autant « mâcher des pierres » ou « boire le ciel ». Le manuscrit conseille de plutôt suivre les instructions du guru. Le cœur même de la pratique du Guhyasamāja (et du Cakrasaṃvara), qui sont des tantras enseignant la réintégration du divin (devatāyoga), est donc déclaré « inutile » par ses adeptes de cette branche de « haṭhayoga » et d « immortalité » (tib. ‘chi med). » Voir le blog Manuscrit d'un texte très influant attribué à Virūpanātha.

[3] Ce qui servira d’ailleurs de lien entre la doctrine du tathāgatagarbha et les pratiques kāyayoguiques d’immortalité.

[4] Dans le Guide du Naturel, p. 145

vendredi 11 octobre 2019

"Chasser les démons qui entravent le progrès spirituel"



Dressage par anéantissement d'un jeune éléphant

Une publication sur une timeline FB me rappelait Le Flambeau de la certitude, le “livre des pratiques préliminaires”, composé par Jamgon Kongtrul Lodrö Thayé (1813 - 1899). Le titre tibétain est phyag chen sngon 'gro bzhi sbyor dang dngos gzhi'i khrid rim mdor bsdus nges don sgron me. C’est un commentaire sur “les pratiques préliminaires” (sngon ‘gro), pour ceux qui veulent aborder les pratiques du vajrayāna, et notamment la mahāmudrā. La dernière des quatre pratiques préliminaires est le Gourouyoga[1], “aux promptes réalisations”. La dernière fois que j’avais lu ce livre remonte aux années 1980. En lisant l’extrait, bien choisi il faut le dire, et après la chute de différents gourous tibétains, il ne me faisait plus du tout le même effet que pendant ma période bouddhiste tibétaine.
Toutes les actions de ce précieux et parfait Lama,
Quelles qu’elles soient, sont bonnes.
Tout ce qu’il fait est excellent.
Entre ses mains le travail, maléfique d’un boucher
Est bon, et apporte des bienfaits aux bêtes,
Inspiré par la compassion pour toutes.
Quand il s’unit sexuellement de façon impropre,
Ses qualités s’accroissent, et s’élèvent comme renouvelées,
Montrant que les moyens et la sagesse ont été réunis.
Ses mensonges qui nous dupent,
Ne sont que les signes habiles par lesquels il nous
Guide sur le chemin de la liberté.
Lorsqu’il vole, les biens volés se changent en denrées nécessaires pour soulager la pauvreté de tous.
Quand un tel Lama réprimande
Ses paroles sont de puissants mantras
Pour faire disparaître la détresse et les obstacles.
Ses coups sont des bénédictions
Qui accordent les deux siddhis et réjouissent tous les hommes fervents et respectueux.
Ainsi qu’il est dit ci-dessus, apprécions les aspects bienfaisants de toutes ses actions
.”[2]

Je suis donc retourné aux passages sur le Gourouyoga dans le livre, et quand on les lit avec les divers types d’abus potentiel à l’esprit, ils sont effrayants. Après ce premier effroi, ils restent tout simplement effrayants. Comment, ai-je pu penser que ce genre de raisonnement était acceptable ? Sans doute parce je croyais que la bonté du lama, sa réalisation et sa capacité de m’y conduire par des moyens insolites étaient incontestables. Si c’est en effet le cas, et si la fin est heureuse, c’est parfait. Si ce n’est pas le cas, c’est sans doute une recette à catastrophes. 
De même, notre propre attitude mentale nous amène à voir des fautes en notre Lama. Comment un Bouddha peut-il avoir des défauts ? Quoi qu’il fasse, laissez-le faire. Même si vous voyez votre Lama avoir des relations sexuelles, raconter des mensonges, etc. méditez calmement ainsi: "Tels sont les moyens habiles insurpassables de mon Lama pour former les disciples. Par ces méthodes il a amené beaucoup d’êtres sensibles à la maturité spirituelle et à la Libération. Ceci est cent fois, mille fois plus merveilleux que de préserver une conduite morale pure. Ceci n’est pas une duperie ni de l’hypocrisie mais le mode de conduite le plus élevé. En particulier, quand il nous réprimande, pensons : « Il détruit mes mauvaises actions. » Quand il nous frappe, pensons : « Il chasse les démons qui entravent mon progrès spirituel. » Considérons principalement que notre Lama nous aime comme un père aime son fils, Son amitié est toujours sincère. Il est très bon. S’il parait mécontent ou indiffèrent envers nous, pensons que c’est la rétribution qui ôtera le reste de nos voiles karmiques. Essayons de faire plaisir au Lama en le servant de toutes les façons possibles.
En deux mots, ne voyons aucune faute en notre Lama
.”[3]
S’il fallait écrire un guide pour développer de la dissonance cognitive, on ne pourrait guère faire mieux.[4] Si on vérifie les instructions sur le Gourouyoga du Flambeau de la certitude par rapport aux listes de critères de dérives sectaires ou de ‘groupes hautement exigeants’ (high demand groups[5]), beaucoup de cases risquent d’être cochées.

Quand ce type d’arguments est avancé dans les discussions avec les adeptes de la pratique du Gourouyoga, on entend souvent les mêmes réponses. L’authenticité du lama abuseur est contestée, sa réalisation est contestée, ou il s’agit d’une exception. Les exemples de réussite du passé sont cités : Marpa et Milarepa, Tilopa et Naropa, Padmasambava et Yéshé Tsogyel, etc., tous par ailleurs des exemples fictifs (pas forcément les personnages, mais certainement leurs légendes). Les textes sur le Gourouyoga recommandent une période d’examen (au maximum de 12 ans) des qualités du maître. Si le maître n’avait pas les qualités requises, il ne fallait pas le choisir. Ceux ou celles qui s’étaient engagés avec des maîtres contestables n’ont malheureusement pas eu suffisamment de jugeote, contrairement à ceux et celles qui suivent des maîtres, où tout se passe pour le mieux. J’ai lu aussi l’argument que les descriptions de la dévotion au gourou dans le cadre du Gourouyoga sont intentionnellement hyperboliques, exagérées, pour mieux faire passer le message. Quand on a examiné le gourou, et conclu que son éthique est parfaitement pure, il serait impossible que celui-ci se rende coupable de comportements inacceptables d’un point de vue moral…

Tout cela sans préjuger de la réalité de la réalisation, qui est le fruit du chemin de la dévotion, et de la capacité du maître d’y conduire l’adepte.

De nouvelles méthodes plus modernes sont apparues dans le cadre du Gourouyoga avec des gourous comme Chogyam Trungpa (et ses disciples), Sogyal Lakar, le “lama belge” Robert Spatz etc. Dans les médias, cette méthode porte désormais le nom de folle sagesse (quelle que soit l’origine de ce concept). Selon la théorie qui justifie ces méthodes, les adeptes souffrent d’un trop-plein d’ego. Ce trop-plein d’ego sera la cible des actions du gourou. Celui, censé être déjà passé par là, tentera - avec compassion - de faire diminuer l’ego de l’adepte, en insultant lego, en terrorisant lego, en rendant docile ladepte, ou en brisant ses concepts (Dzongsar KR). Ce que l’on peut qualifier de dépersonnalisation.

Ce qui est relativement nouveau dans ces méthodes, c’est qu’elles cherchent à activement dompter l’adepte, là où dans le Gourouyoga théorique cela semble plutôt être accessoire, c’est-à-dire dans le cas où l’on était témoin de mauvaises actions de la part du gourou, laquelle mauvaise perception il convient alors de chasser par la dissonance cognitive, puisque les actions du gourou sont par définition toujours parfaites... Pour voir un exemple de dissonance cognitive vécue de l’intérieur par un membre néerlandais de Rigpa, voir lextrait du livre 'Vrij van gedachten' (Libre de pensées, 2015) de Jan Geurtz, auteur, instructeur de bouddhisme tibétain et disciple de Sogyal Rinpoché.

"Bullhook"

Il existe une méthode de dressage déléphants appelée “dressage par anéantissement”. Le cornac frappe l’éléphant à l’aide son “bullhook” toujours aux mêmes zones sensibles. L’éléphant ne se dresse pas, il se soumet.

Une des accusations contre Sogyal Lakar est qu’il frappait souvent ses étudiants avec des objets (volume de texte “Pécha”, gratte-dos, etc.). En tant qu’enfant, Sogyal Lakara avait vécu un temps dans l’entourage de Jamyang Khyentse Chökyi Lodrö (JKCL), un lama qui avait la réputation d’être violent (voir sa biographie The Life and Times of Jamyang Khyentse Chökyi Lodrö par Dilgo Khyentse Rinpoche et Orgyen Tobgyal). Orgyen Tobgyal raconte dans le livre avoir vu au moins 20 ou 30 cicatrices sur la tête de JKCL, quand celui-ci fit raser son crâne. Il avait donc lui-même subi le même traitement par son maître ou tuteur[6]. Trois générations de coups et blessures.


***


Le phénomènes des sectes, l'étude du fonctionnement des groupes

[1] “Gourouyoga (skt) : littéralement : « union avec le maître », c'est-à-dire laisser reposer l'esprit dans l'état naturel en s'unissant à l'esprit du maître. Une des quatre pratiques préliminaires dans toutes les écoles tibétaines. Dans le mahamudra et le dzogchen, toute pratique débute par le gourouyoga.” Enseignements bouddhistes qui illuminent tous les êtres comme la lumière du soleil et de la lune, de Kalou Rinpoché.

[2] mtshan ldan bla ma rin chen 'dis//
gang mdzad thams cad legs pa yin//
ci mdzad thams cad yon tan yin//
mi bsad bshan pa mdzad na yang //
de khas 'tshengs shing de kha legs//
sems can thugs rjes 'dzin par nges//
log g.yem 'chal ba'i tshul ston yang //
yon tan 'phel zhing yon tan 'byung //
thabs shes zung du 'jug pa'i brda'//
rdzun gyis gzhan mgo bskor ba na//
brda thabs rnam pa sna tshogs kyis//
'gro kun thar pa'i lam la 'dren//
rku 'phrog chom po mdzad na yang //
gzhan gyi yo byad tshogs su bsgyur//
skye bo'i 'phongs pa zhi ba yin//
don la 'di 'dra'i bla ma yis//
bka' bkyon mdzad na drag sngags yin//
rkyen ngan bar chad sel bar nges//
brdungs btag mdzad na byin rlabs yin//
dngos grub thams cad de las 'byung //
mos gus can tsho nyams re dga'//

zhes gsungs pa ltar ci mdzad yon tan tu shes pa dang gnyis/

[3] mos gus lam du 'gro ba'i yan lag bzhi yod de/_bla ma la skyon gyi rnam par mthong na/_sangs rgyas ye shes kyis 'jam dpal khyim btsun bu smad can tu gzigs pa'i tshe ma dad pa'i rnam rtog skyes pas mchog gi dngos grub la bar du gcod pa ltar/_bdag rang gi sems rgyud ma dag pas len/_sangs rgyas la skyon zhig gar yod/_gang mdzad mdzad du chug_/mi tshangs par spyod pa dang rdzun mdzad pa sogs mthong na yod/_'di ka gdul bya 'dul thabs bla na med pa zhig yin yang /_'di la brten nas sems can mang po zhig smin grol la 'god pa the tshom med pas gzhan dag khrims gtsang ma srung ba las kyang 'di brgya 'gyur stong 'gyur gyi ngo mtshar che/_g.yo sgyu tshul 'chos ma mdzad pa 'di kho nas dam pa'i kun spyod la 'khrul pa med snyam du bsgom/
khyad par du rang la bka' bkyon byung na las ngan zad/_phyag 'jug gnang na gdon bgegs 'bros/_lhag par bdag la thugs brtse bas 'jig rten na phas bu la bya ba bzhin zol 'grogs mi mdzad pa bka' drin che snyam du bsam/_mi dgyes pa'i rnam 'gyur dang thugs mi gtad pa ltar snang na rang gi las sgrib ma dag pas lan snyam du sgrib sbyong dang /_bla ma'i sku gsung thugs kyi zhabs tog dgyes pa'i thabs la 'bad de mdor na bla ma'i skyon mi rtog pa dang gcig_/

[4] “La pratique (de la voie de la dévotion) est entièrement comprise dans les deux directives suivantes :

1.Faisons tout ce que le Lama nous dit de faire ;
2.Faisons tout ce que le Lama veut que nous fassions.

Avec notre corps, faisons prosternations et circumambulations, écrivons, cousons, faisons des courses, allons chercher de l’eau et balayons.

Avec notre parole, offrons des prières et louons-le. Faisons en sorte que d’autres connaissent les qualités de notre Lama. Demandons-lui ce que lui aimerait que nous fassions, dans un langage doux, poli et direct. Que ce soit en public ou en privé, ne prononçons jamais une parole de dénigrement.

Dans notre esprit, cultivons seulement la dévotion, le respect et la perception pure (60), sans la tache de la moindre pensée faussée. Si, en raison de notre mauvais karma, des pensées inappropriées s’élèvent, arrétons-les immédiatement, et ne les exprimons jamais par la parole ni par des actions.

Si, à cause de nos mauvaises actions passées, nous allons à l’encontre de ses désirs, confessons-nous sincèrement et offrons lui notre corps et nos possessions. Récitons le mantra de cent syllabes (de Vadirasattva), des prières propitiatoires et des confessions. Nous ne devons pas nous réjouir de partager la moindre nourriture, ni de parler de façon amicale avec quelqu’un qui va à l’encontre des désirs du Lama. Il est dit que si nous nous lions d’amitié avec quelqu’un qui méprise notre Lama, c’est aussi mauvais que si nous-mêmes éprouvions un tel mépris, même si ce n’est pas ce que nous ressentons.

Nous ne devons pas être mesquins. Nous devons donner à notre Lama tout ce qui nous appartient qui ait de la valeur pour lui ou qui lui plaise. Mais nous ne le faisons pas. Lorsque nous avons des biens de valeur - des choses excellentes et chères comme de jeunes chevaux, du bétail, etc. - nous les gardons pour nous-mêmes. Nous offrons nos plus mauvaises possessions au Lama en lui disant combien elles sont merveilleuses 1 Nous demandons n’importe quelle initiation et enseignement que nous désirons, sans égard pour leur profondeur.

S’il ne nous l’accorde pas, nous le regardons avec des yeux malheureux et nous disons : « Mais j’ai eu tant de bonté pour vous .! » Au lieu de ressentir de la gratitude envers ce Lama, qui nous a donné des enseignements du Dharma et des instructions, nous disons : « Je lui ai fait une grande faveur en lui demandant des instructions et en l’écoutant ! »

Si nous ne nous rendons pas compte du fait que c’est pour notre propre bien que nous faisons des offrandes et rendons service au Lama, si nous présentons des offrandes fiers et satisfaits de nous-mêmes, il aurait mieux valu ne pas faire d’offrandes du tout.”

[5] Voici la liste figurant dans la lettre ouverte No Secrets in the Village”: An Open Letter on Abuse in Dharma, publiée par des anciens étudiants de Reggie Ray de Dhama Ocean, ancien étudiant de Chogyam Trungpa :

● grooming (sollicitation);
● love bombing (bombardement affectif) new group members;
● questioning and doubt being discouraged or punished;
● public shaming of community members;
● a cycle of verbal abuse and triangulation in interpersonal communication;
● selective enforcement of rules/community norms; dissent framed in terms of spiritual immaturity/shortcomings;
● a pervasive culture of fear and paranoia;
● a charismatic leader insulated from any external accountability;
● reframing dissent or the loss of prominent members as proof of the worthiness and exceptionalism of the “in-group”;
● frequent public appraisals of other spiritual paths and communities, which were always found inferior by comparison with Dharma Ocean.
● the organization’s all-important ends justify its unethical means.”

[6] The Life and Times of Jamyang Khyentse Chökyi Lodrö, note 5, page 26.