Potala terrestre |
C’est sous le règne du Vème Dalaï-Lama (1617-1682) qu’est véritablement né, dans le cadre de la (ré)unification tibétaine, le concept de la théocratie tibétaine (tib. chos srid gnyis ‘brel), un règne à la fois séculier et spirituel, présenté comme un renouveau du système de la période impériale, du moins tel que l’on se l’imaginait au XVIIème siècle.[1]
Dési Sangyé Gyatso (1653-1705) |
Karma Chagmé (Rāgāsya, 1613-1678) et Mingyour Dordjé (1645-1667), qui serait le descendant d’un ministre de Trisong Detsen), vécurent à la même époque, et leur œuvre, très visionnaire, semble souscrire aux mêmes prérogatives de l’unification tibétaine. Les doctrines de la Terre pure sont prises comme un modèle pour instaurer une paix durable au Tibet autour d’émanations d’Avalokiteśvara et de ses régents. Une combinaison du ritualisme du vajrayāna, de la sotériologie du mahāyāna et de l’idéalisme de la Terre pure servait à raviver la mémoire impériale et la conscience politique tibétaine au XVIIème siècle (article de Kalkias). Et cette combinaison se retrouve aussi dans le cycle des Dharma célestes de notre duo, qui fait l’union entre les courants de la mahāmudrā et du dzogchen visionnaire (Thugs rje chen po’i dmar khrid phyag rdzogs zung ‘jung thos ba don ldan).
Comme tous les maîtres visionnaires découvreurs de Révélations, Mingyour Dordjé fut reconnu comme l’émanation d'un disciple de Padmasambhava (dans son cas l'émanaton combinée de Pa gor Vairocana et de Shud bu dpal) et confié à l’âge de cinq ans aux bons soins de Karma Chagmé. Ce dernier l’éduqua selon les prescriptions de Gourou Cheuwang (chos kyi dbang phyug, 1212-1270), qui avait établi une sorte de charte pour la tradition des découvreurs de trésors. Ainsi, un découvreur de trésor devait d’abord « ouvrir son canal médian » par la pratique du yoga sexuel, avant d’être opérationnel en tant que terteun. Cela fut chose faite dès que Mingyour Dordjé en était capable. Karma Chagmé raconte comment Mingyour Dordjé, dès la première fois, fit cesser une éclipse lunaire en faisant remonter sa semence (tib. khams dkar po) et força la force vitale de remonter par le canal médian.[4] À en croire le colophon de la prière Chags med bde smon, c’est dès l’âge de treize ans que Mingyour Dordjé eut des visions… Georgios Halkias voit l’œuvre de Karma Chagmé et de Mingyour Dordjé comme une tentative réussie d’intégrer les instructions siddhiques (notamment de yoga sexuel) dans la lignée monastique de dpal yul.
Dans son article, Georgios Halkias développe davantage le mariage entre Terre Pure et vajrayāna, à commencer par le rapprochement de « bde (ba) can » (Sukhavātī) et « bde (ba) chen (po) » (mahāsukha), qui n’est pas fortuite, comme on peut le déduire du titre de la prière composée par Karma Chagmé : « rnam dag bde chen zhing gi smon lam », où Sukhavātī semble habilement remplacé par mahāsukha. Il mentionne une série de pratiques ésotériques qui se rapportent à la Terre pure, et que l’on trouve toutes dans le cycle de Karma Chagmé.
Les rites alchimiques de longévité autour d’Amitāyus (tib. tshe sgrub), le yoga du rêve (tib. rmi lam rnal ‘byor) visant des "voyages astraux" vers la Terre pure, pour y recevoir des instructions, les rites de crémation (tib. ro sreg) et des prescriptions funéraires à l’aide d’une carte d’effigie (tib. byang chog), des offrandes aux divinités de la Terre pure (tib. tshogs mchod), des cartes astrologiques pour déterminer les jours fastes à la pratique des sādhanas d’Amitabha (tib. dpe’u ris dus) ainsi que les rituels de pratique des protecteurs de la Terre pure (tib. zhing skyong).
En ce qui concerne justement la pratique (sādhana) d’Amitābha avec sa consécration (sgrub dang dbang las chog), reçue par le jeune Mingyour Dordjé, elle comprend en outre la pratique du yoga du rêve, des pratiques de longévité et le transfert de la conscience (tib. ‘pho ba).
Il est clair que ce travail prolonge l’œuvre de Karma Lingpa, qui avait pour objectif de développer un monde imaginal auquel furent associées des pratiques yogiques et théistes de type Tariki (force extérieure), où la foi, le culte et la grâce jouent un rôle essentiel. La Terre pure y est mise à pied d’égalité avec le monde imaginal de l’état intermédiaire de la réalité transcendante (tib. chos nyid bar do). Ce monde imaginal est la cible des pratiques visionnaires du Pic de franchissement, (tib. thod brgal) le deuxième pan du dzogchen.
Ces pratiques accordent une place importante aux moines, yogis, visionnaires et prêtres en tant que représentants et intermédiaires du monde imaginal dans la société théocratique tibétaine, et les idées qui les encadrent justifient son hiérarchie par des sources canoniques de sūtras et de tantras.
Extrait du Commentaire des Distiques de Saraha par Advayavajra :
« C'est seulement dans l'imagination que l'on a inventé la légende des douze actes du Bouddha, dans l'espoir que l'imitation de ceux-ci conduise à la délivrance. Pour donner un exemple, les gens non-instruits ne voient pas le palais céleste de Śakra. Alors ils s'en font un modèle qui n'est pas une reproduction conforme[5]. De la même façon, ne voyant pas que le bouddha est intérieur, [les gens non-instruits imaginent que le bouddha est :]
།གང་ཞིག་གང་ལ་གནས་པ་ནི།
Quelqu'un quelque part
[Le bouddha] est présent au sein de l’identité de la conscience individuelle (sct. svacitta) [298], on ne peut pas le voir correctement sous une forme matérielle[6]. Tout comme on ne voit pas [sa propre ombre] dans l'obscurité. Mais en présence du soleil, de la lune ou d'une lampe, [l'ombre] devient visible. De la même façon, on ne voit pas l'élément réel (sct. dharmadhātu) qui est du domaine de l'inconcevable.
།དེ་ནི་དེ་རུ་མ་མཐོང་བ་སྟེ།
Ce n'est pas comme cela qu'on peut voir [le Bouddha]
Celui qui le voit est expert en le bien souverain. Ceux qui ne le voient pas, [le cherchent] dans les mots et les définitions des écritures, des traités.[7]
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Des phénomènes similaires chez les théosophes...
[1] Voir : Pure-lands and other visions in seventeenth-century tibet: a gnam chos sādhana for the pure-land sukhāvatī revealed in 1658 by gnam chos mi ‘gyur rdo rje (1645-1667), Georgios Halkias
[2] Georgios Halkias
[3] Wikipedia Voir aussi Baker
[4] Note de Halkias : « Guru bkra shis 1990: 626. Tsering (1988: 49) recounts the same event without going into any details. I am grateful to Geshe Gelek Jinpa, who while conducting his own research at the Oriental Institute in Oxford, has been generous with his knowledge during the writing of this article related to my D.Phil. thesis on Buddhist Paradises and Tantric Territories: the Gnam chos Propagation of Amitbha’s Pure-Land in Seventeenthcentury Tibet. »
[5] Et même si la reproduction était conforme, ce ne serait pas le véritable palais céleste qui ne serait pas accessible à travers ce modèle.
[6] gzugs yang dag par rjes su ma mthong ngo/
[7] rang la gnas pa sangs rgyas kyi dgongs pa ni ma mthong/ rnam rtog 'ba' zhig la sangs rgyas kyi mdzad pa bcu gnyis kyi sgrung dang lad mo byas pas thar ba thob tu re ba ni dper na byis pa rnams kyis rnam par rgyal ba'i gzhal yas khang ni ma mthong ltad mo byas pas thog tu ma pheb bzhin du/ sangs rgyas ni rang la gnas pa ma mthong ba yin pas/ gang zhig gang la gnas pa ni/ yang na rang sems mnyam pa nyid kyi ngang la gnas pa ni/ gzugs yang dag par rjes su ma mthong ngo/
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