Dans sa présentation des stoïciens, Diogène Laërce (IIIe siècle ap. J.-C) explique que leur physique affirme que l’univers a deux principes, actif et passif. Le principe passif est la matière, substance sans qualité, et le principe actif la raison (logos) qui agit en elle, c’est-à-dire Dieu.[1]
« Ce dernier étant éternel fabrique en effet chacune des choses en utilisant la totalité de la matière. »[2]Du principe actif procèdent les principes (archai) et du principe passif les éléments (stoichea). Les principes sont inengendrés et indestructibles, tandis que les éléments sont détruits dans l’embrasement (ekpurosis), le feu de la fin des temps. Les principes sont incorporels/informels tandis que les éléments ont une forme.
« L’élément est ce à partir de quoi en premier viennent les choses qui viennent à l’être et en quoi elles se dissolvent. »[3]Les quatre éléments forment ensemble une substance sans qualité qu’est la matière. Le feu est le chaud, l’eau l’humide, l’air le froid et la terre le sec. Mais le feu comporte également l’air dans la région la plus élevée, appelée éther. C’est dans cette région élevée (l’éther) qu’est engendrée en premier la sphère des étoiles fixes, puis celle des planètes. Et, en descendant, l’air, l’eau et finalement la terre.
Toujours, selon Diogène Laërce, chez les stoïciens le monde peut prendre trois sens différents. D’abord Dieu lui-même.
« La divinité qui seules de toutes les autres substances possède la qualité propre (idios poios[4]) d’être indestructible et inengendré »[5], « étant l’artisan de l’ordre universel, détruisant (et résorbant) en lui-même selon certaines périodes de temps la totalité de la substance et à nouveau l’engendrant à partir de lui-même. »[6]Le monde peut aussi prendre le sens de l’ordonnance (sct. vyūha, tib. bkod pa) des astres ou une combinaison des deux.
« Le monde vient à l’être quand la substance, à partir du feu, se transforme, en passant par l’air, dans l’humide. Ensuite sa partie la plus épaisse en se contractant devient la terre, tandis que sa partie la plus fine devient l’air et en s’affinant encore davantage, engendre le feu. Ensuite, en vertu d’un mélange de ces éléments, sont engendrés les plantes, les animaux et les autres genres (créatures). »[7]La nature est une manière d’être/force qui se meut d’elle-même selon des raisons séminales produisant et contenant les choses qui y naissent d’elle dans des temps définis et formant des choses semblables à celles dont elle a été détachée.[8] La nature est aussi définie comme un feu artiste (ignem artificiosem), qui procède avec méthode à la génération des choses (Zénon), l’éther étant le dieu suprême, doué d’intelligence, qui gouverne toutes choses (Zénon).[9]
L’opposition entre principe actif et principe passif devient moins nette dans la nature, où les rôles actifs et passifs semblent se confondre. Dieu est le souffle igné[10] doué d’intelligence, sans forme, mais qui se transforme en ce qu’il veut et se rendant semblable à tout (Posidonius)[11]. Un fluide (pneuma) qui se répand à travers la totalité du monde (Aetius[12]) et il circule à travers la matière comme le sperme circule à travers la matière (Chalcidus[13]), ou le miel à travers les rayons (Tertullien). La raison (logos) de Dieu n’est rien d’autre qu’un fluide matériel (Origène).
Les principes actifs et passifs se retrouvent dans la causalité, où la cause se range du côté du principe actif et l’effet du côté du principe passif.
« La cause est ce par quoi, ce dont elle est cause c’est le résultat ; la cause est un corps, ce dont elle est cause est un attribut ». (Stobée, Eclo., I, 138.)De toutes les causes, Dieu est la cause première.
Au commencement d’un cycle, car pour les stoïciens le monde est engendré et détruit sans fin, Dieu est en soi, isolé en lui-même, avec toute la substance divine (air igné) résorbée (l’Un). Celle-ci est d’abord transformée en eau. Et de même que la semence/le germe est contenu(e) dans le sein de la mère, de même (Dieu) dépose dans l’eau cette raison séminale du monde rendant ainsi la matière apte à la génération des choses. Ce sera la fonction de la nature. C'est l’eau contenant les raisons séminales/semences est le fluide (pneuma), qui se répand dans la totalité du monde, est la substance et la matière première des êtres (Chrysippe).
« La matière est ce à partir de quoi est engendrée toute chose, quelle qu’elle soit. On parle de substance et de la matière en deux sens : celle de l’univers et celle des êtres particuliers. Celle de l’univers ne s’accroît ni ne diminue, tandis que celle des êtres particuliers <s’accroît et diminue>. »[14]L’alchimie est d’ailleurs une discipline qui prend la physique (helléniste) au premier degré et qui cherche à intervenir sur la « matière première », afin d’empêcher la substance d’un être particulier de diminuer, et d’ainsi trouver l’immortalité. Seule la partie corporelle (terre et eau), passive, créé par « l’eau séminale » est mortelle. Le souffle igné (feu et air) actif, l’âme, est immortel.
« De même que la force du corps est une tension suffisante dans les nerfs, de même la force de l’âme est une tension suffisante de l’âme dans le jugement ou l’action. » (Stobée[15]).L’être particulier a donc une partie passive, qui est la matière première (eau, terre) reçue de la nature, qui évolue conformément aux raisons séminales et une partie active, qui est l’âme (souffle igné) qui anime la matière[16]. Il y a eu une tendance parmi les stoïciens d’associer les passions (pathos), les mouvements irrationnels de l’âme, à la matière. Le déséquilibre des humeurs[17] (flegme, sang et bile) peut donner lieu à diverses passions (tempéraments). La partie active est la partie directrice (l’hêgémonikon), souvent placée dans le cœur, et qui guide les autres parties.
« C’est elle qui fait les représentations, les consentements, les sentiments, les appétits et c’est ce qu’on appelle le discours de la raison. De cette partie principale en sortent sept autres[18] qui s’étendent à travers le reste du corps ni plus ni moins que les bras d’un poulpe. » (Plutarque)[19]C’est elle qui peut décider de vivre en accord avec la nature en pratiquant les vertus[20] (« une sorte de perfection »[21]). L’harmonie qui résulte d’une vie en accord avec la nature est un bonheur[22]. La vertu doit être choisie pour elle-même, et non à cause d’une peur ou en vertu d’un espoir ou quoi que ce soit des choses extérieures.[23]
« [Les Stoïciens] disent que les vertus sont étroitement unies les unes aux autres et celui qui en possède une les a toutes. »[24]Il y différentes opinions parmi les Stoïciens sur le rôle de Dieu. Il peut être plus ou moins important et rattachés à une mythologie chez certains, mais le stoïcisme est généralement considéré comme une « religiosité sans Dieu » (Maria Daraki). « Dieu, l’esprit, le destin, Zeus sont une seule chose désignée sous de nombreux noms. »[25]
Un type de « Dieu » philosophique comme celui des Stoïciens a été utilisé avec succès par les religions monothéistes ou monothéisantes pour donner plus de profondeur et d’universalité à leurs Dieux respectifs. Le chemin entre « Iahvé des armées », ou tout autre dieu local érigé en Dieu universel, et le « Dieu » passepartout de nos jours est long (« Croyez-vous en Dieu ? »). Et pourtant, les adeptes des diverses religions tiennent beaucoup à leurs origines et marques respectives, qui restent le point de gravité d’une religion qui permet de la distinguer d’une autre religion et de garantir ainsi sa survie.
Ce sur quoi semblent se retrouver tous ceux qui croient de près ou de loin en « Dieu », c’est la croyance en deux principes, l’esprit et la matière, notamment dans l’être humain, l’esprit et le corps. L’esprit étant ce qui anime le corps, la matière. Mais on pourrait tout aussi bien dire que c’est la vie qui anime le corps. Et dans ce cas, il est plus clair que nous avons à faire à une illusion linguistique. Il n’existe pas de « vie » qui puisse être isolée d’un corps, et survivre sans celui-ci, voire être réinjectée dans un (autre) corps. Pourtant on peut dire que Dieu donne et reprend la vie comme s’il s’agissait d’une chose bien définie. Ce type d’affirmation est du même ordre que la « vertu dormitive » de l’opium chez Molière (Le malade imaginaire). C’est le langage qui donne une essence à ses produits que ceux-ci n’ont pas[26]. Il en va de même pour l’esprit (la conscience, ou encore la pure conscience) et la matière, les deux « principes ».
« Dieu, l’esprit, le destin, Zeus sont une seule chose désignée sous de nombreux noms. »[27] Que l’on parle de Dieu et de l’âme (« une partie de l’esprit divin plongée dans le corps humain » Sénèque, Ep., 66, 12) ou de « l’esprit » animant le corps et quittant celui-ci au moment de la mort[28], nous restons dans le domaine des deux principes, qui est nettement un domaine « théiste ».
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[1] Livre VII, Les deux principes de l’univers
[2] Diogène Laërce, vies et doctrines des philosophes illustres, La pochotèque, p. 869
[3] La pochotèque, p. 871
[4] Note pochotèque (p. 872) « C’est l’idios poios, qui représente pour un être, en rapport avec une quantité de matière donnée, l’ensemble de ses qualités individualisantes et assure la permanence de l’être à travers ses modifications successives. » Ce terme pourrait correspondre dans le bouddhisme tardif au sanscrit ātmakatā et au tibétain bdag nyid.
[5] Les stoïciens, textes choisis, PUF, p. 41
[6] La pochotèque, p. 873
[7] La pochotèque, p. 874
[8] Puf, p. 43, Pochotèque, p. 877
[9] Puf, p. 55
[10] Le souffle igné, ce sont tout simplement les deux éléments actifs unis, l’air et le feu. La matière proprement dite, ce sont les éléments eau et terre.
[11] Puf, p. 61
[12] Puf, p. 61
[13] Puf, p.61
[14] Pochotèque, p. 878
[15] Puf, p. 83
[16] Les Stoïciens disent que parmi les éléments les uns sont actifs, les autres passifs, les actifs sont l’air et le feu, les passifs la terre et l’eau. NÉMÉSIUS, De natura hominis, 164
[17] En sanskrit doṣa, en tibétain nyes pa
[18] Les cinq sens, la fonction reproductive et la voix.
[19] Puf, p. 82
[20] « Les vertus premières sont la réflexion, le courage, la justice, la sagesse. Sont des espèces de celles-ci : la magnanimité, la maîtrise de soi, la patience, la vivacité d’esprit, la prudence. La réflexion est la science des choses mauvaises et bonnes et de celles qui ne sont ni l’une ni l’autre ; le courage est la science de ce qu’il faut choisir, de ce qu’il faut fuir et de ce qui est indifférent ; la justice... [lacune], la magnanimité est une science ou une aptitude qui exalte ceux qui la possèdent, qu’ils soient méchants ou bons ; la puissance intérieure est une aptitude invincible à agir selon la droite raison ou une aptitude à ne pas se laisser entraîner aux plaisirs ; la patience est une aptitude ou une science des choses dans lesquelles il faut persévérer, de celles où il ne le faut pas et de celles où c’est indifférent ; la vivacité d’esprit est une aptitude à trouver sur le champ la conduite convenable ; la prudence est la science des choses que l’on, doit faire et de la manière dont il faut les faire pour agir utilement. » Puf, p. 95
[21] Diogène Laërce, Puf, p. 94
[22] « Le bien, c’est la vertu ; comme participant à ce bien il y a des actions conformes à la vertu et les sages ; sont des résultats accessoires la joie, l’allégresse et les sentiments semblables. » Pochotéque, p. 851
[23] Diogène Laërce (89) Pochotèque, p. 847
[24] Diogène Laërce, Puf, p. 95
[25] Diogène Laërce, Puf, p. 40
[26] "Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies…" Montaigne, Apologie de Raymond de Sebonde
[27] Diogène Laërce, Puf, p. 40
[28] C’est-à-dire le souffle igné (l’âme), l’air chaud qui remonte vers l’éther.
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