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dimanche 21 novembre 2021

Le quatrième, le cinquième etc. rapide enquête sur les six yogas

Devenir  tout et le Coeur de tout... (photo : Be something wonderful)

J’avais écrit un blog (L'incrémentation comme indicateur chronologique, 18 janvier 2011) pour présenter l’idée d’une potentielle inflation des nombres dans les différentes catégories dans les doctrines bouddhistes, notamment ésotériques. Il n’est pas exclu que cette “inflation” ait également pu jouer un rôle dans l’origine des “Six yogas”. La plus célèbre série de “Six yogas” est celle de Nāropa, mais il y aussi les Six yogasde Lavapa (alias Kambhala, Titre des instructions : lwa ba pa'i zhal gdams skor chos tshan drug), de Niguma[1], de Sukhasiddhi etc.

Les “Six yogas de Nāropa”, tels que nous le connaissons, concernent (je reprends tout simplement les traductions françaises habituelles) 1. la chaleur intérieure (tib. gtum mo) 2. le corps illusoire (tib. sgyu lus) 3. la claire lumière (tib. ‘od gsal) 4. l'état de rêve (tib. rmi lam) 5. l'état intermédiaire (tib. bar do), et 6. le transfert de la conscience au moment de la mort (tib. ‘pho ba).

L’idée de base générale des “Six yogas” est de transformer l’expérience illusoire de l’état de veille, de l’état du rêve et de l’état du sommeil, en rejoignant le “quatrième état”, qui les transcende. On peut donc concevoir une méthode spécifique (“yoga”) pour remédier à “l’illusion” spécifique de chaque état, ainsi qu’une méthode (non-méthode) pour rejoindre le quatrième état, que j’ai comparé à " une basse continue " de la pensée éveillée (blog La méditation continue dans L'amas de joyaux 31 mars 2013). Dans cette optique, les deux derniers yogas (bardo[2], et transfert de la conscience), plus tardifs, viennent un peu comme un cheveu sur la soupe.

Selon la tradition, Nāropa (1016-1100) aurait reçu les “Six yogas” de son maître Tailopa (988-1069). Ils sont énumérés dans un texte intitulé Instruction des six dharma (skt. saddharmopadeśa tib. chos drug gi man ngag Toh. 2330), attribué à Tailopa. Dans ce texte, il est précisé que Tailopa aurait reçu respectivement les yogas du 1. Corps illusoire et de 2. la Claire lumière de Nāgārjuna, celui de 3. la “Chaleur interne” (skt. caṇḍalī tib. gtum mo) de Caryapa, celui du 4. Rêve de Lvavapa et ceux de 5. l'État intermédiaire (tib. bar ma do’i srid pa skt. antarābhava et du 6. Transfert de conscience (tib. ‘pho ba skt. citta-saṃkranti) de Sukasiddhi.

Dans la deuxième partie de sa Vie de Nāropa, Von Guenther fait part de ses réflexions au sujet des Six yogas de Nāropa. En parlant de l'entrée dans le corps d'un autre ("Resurrection" tib. grong ‘jug skt. grāmapraveśa[3]), il mentionne comment les maîtres de la lignée Kagyupa avaient regroupé les deux pratiques du transfert de la conscience à la mort (tib. 'pho ba) et de l'entrée d'un corps en un seul " Transfert de conscience ". Pour combler le manque ainsi causé par rapport au nombre 6 des Six yogas de Naropa, ils auraient ajouté la pratique de l'état intermédiaire post-mortem (tib. bar do)[4]. Ce regroupement était selon Von Guenther causé par une certaine gêne : en incorporant les instructions de l'entrée dans le corps d’autrui dans la pratique du transfert de la conscience vers un champs de Bouddha, on se débarrassait d'une pratique qui, hors contexte, pourra être considérée comme de la magie noire. Von Guenther remarque encore que Nāropa lui-même semble avoir été impliqué dans la magie noire et que certaines pratiques auraient été expurgées ultérieurement (à partir de Gampopa). Ce thème resurgit dans un chapitre des Chants de Milarepa (voir mon blog Réchungpa, l'enfant terrible de Milarepa 19 juin 2016). Selon les hagiographies Rechungpistes[5], Nāropa aurait reçu de Tailopa quatre des Six yogas : le corps illusoire, le rêve, la claire lumière et la (śakti) Féroce (skt. caṇḍalī tib. gtum mo)[6]. “Nāropa” y aurait donc ajouté deux yoga supplémentaires (bar do et ‘pho ba).

Les quatre yogas que Nāropa aurait reçu correspondent aux trois états de conscience transformés ainsi qu'au "quatrième”. Quelle est l’origine de ces “quatre yogas” ? Dans un commentaire[7] du Mañjuśrī-Nāma-Saṃgīti (MNS)[8], le vers VI, 18 “Bouddha à la nature du corps quintuple” est glosé "Ce Bouddha a la nature du quintuple corps de l’état de veille, du rêve, du sommeil profond, du quatrième et au-delà du quatrième."[9] Le tout dernier terme viendrait du shivaïsme, où l’on trouve les cinq états suivants : état de veille (jāgrat), état de rêve (svapna), sommeil sans rêve (suṣupti), le quatrième (turīya) et “l’essence au-delà du quatrième état”[10] (turyātīta). Le même commentaire fait référence aux cinq gnoses (au lieu de quatre) du Bouddha, ainsi qu’à des citations où le Bouddha est présenté en termes de cinq éléments[11]. Le MNS permet ces interprétations nouvelles et l’incrémentation du nombre des corps et des gnoses, qui deviennent rapidement le nouveau standard.

Au départ, sans doute dans le Māṇḍūkya Upaniṣad, le sens de la syllabe AUM (oṃkāra) est dit traverser les trois “états de la conscience”, et le silence qui suit est dit être comme l'état turīya de libération. Il y a une similarité avec l’idée bouddhiste des trois temps et d’un “quatrième” élément qui est “le quatrième qui est l’égalité des quatre temps” (tib. dus bzhi mnyam pa nyid) ou "le temps de l'égalité" (tib. mnyam pa nyid kyi dus). Ce quatrième élément transcende les trois temps dans leur égalité.
"Quand on discerne le quatrième temps
Même le nom du temps n'existe plus
." (rGyud kyi rgyal po chen po rdo rje bkod pa kun 'das rig pa'i mdo Toh 831)
La tradition shivaïte y ajoute un cinquième élément (turyātīta), l’état au-delà du quatrième état, ou bien le “cinquième état de conscience totale”. D’un point de vue bouddhiste (voie du milieu), l’idée d’une conscience totale (qui seule existerait), est clairement éternaliste et investi dans l’extrême de la permanence en posant une conscience totale, comme réalité ultime. D’ailleurs, même l’idée d’ “états de (la) conscience” est déjà ambivalente, et on voit bien que dans certaines approches du bouddhisme ésotérique, il n’y a plus guère de différence avec la tradition shivaïte. On pourrait dire que le quatrième état transcende les trois “états” de conscience, et que le cinquième état est à la fois transcendant et immanent aux trois états et à toute expérience. Entre Śiva et Vajradhara (présent dans les 14 niveaux[12]), il n’y a pas beaucoup de différence. Et Vajrapāṇi, le récipiendaire du MNS, est indissociable de Vajradhara (tib. rdo rje ‘dzin pa[13]).

Le projet de la Voie du Milieu qui ne sinvestit en aucun extrême (skt. apratiṣṭhāna-madhyamaka, tib. dbu ma rab tu mi gnas pa), est le dépassement des trois temps, dans l’égalité des trois temps, et il en va de même pour les quatorze niveaux (bhūmi), mais là nous entrons dans un domaine cosmo-mythologique.

Le projet tantrique consiste donc aussi à transcender les trois “états de conscience”, tout en restant présent (immanent) en chacun. Il y a de toute façon une Continuité entre la cause/base, le chemin et le fruit. Le titre du Mahāyānottaratantra Śāstra/Ratnagotravibhāga, un des cinq Traités de Maitreya, a parfois été traduit par "The Sublime Continuum" ou "The Changeless Nature", etc. Cela ressemble à une “Conscience” qui comprend les états de conscience, et qui est à la fois transcendante et immanente. Cette Conscience (positive) est considérée “divine”, représentée par un dieu (Śiva) ou un Bouddha primordial (ādibuddha). L’approche et la réalisation de cette divinité (“Conscience totale”) sont enseignées dans le cadre d’un tantra, et les yogas associés à ce tantra, doivent conduire à l’atteinte de la “Conscience totale” (le quatrième, l’au-delà du quatrième). Ils en sont les moyens ou les techniques (upāyamarga).

Les quatre, cinq ou six yogas (dont le nombre et le contenu peuvent varier) sont donc les techniques tantriques correspondantes à cet objectif. Aux quatre premiers (voir ci-dessus) s’ajoutent deux yogas plus éternalistes, qui peuvent varier : le yoga des états dits intermédiaires, et initialement le transfert de la conscience sur un autre corps, qui a été ultérieurement remplacé par le transfert de la conscience au moment de la mort.

Il faut préciser que l’intégration des états intermédiaires (trois) visés par le yoga sont : 1. l’état intermédiaire entre la naissance et la mort (tib. skye shi bar do), 2. l’état intermédiaire du rêve (tib. rmi lam bar do) et 3. l’état intermédiaire du devenir (tib. srid pa’i bar do). Le premier (1) est le corps en chair et en os, résultat de la maturation karmique, le deuxième (2) est le corps subtil qui est un mélange du souffle vital (skt. prāṇa) et de pensée (skt. citta) et le troisième (3) est le corps mental (skt. manomaya) du gandharva (l’être désincarné allant vers une nouvelle naissance). Trois états qui correspondent, selon la tradition bouddhiste, à une réalité physique, verbale et mentale et aux trois niveaux du triple monde, sensible, forme et sans forme. Les états intermédiaires des Six yogas ne sont pas le système des six états intermédiairestels que les avait introduit Karma Lingpa ( (1326–1386), qui est nettement plus éternaliste.

Le yoga restant du transfert de la conscience conçoit celle-ci clairement de façon dualiste comme une entité transférable. Il y a le corps et il y a l’esprit, qui, en vue de son “transfert” peut être imaginé sous forme d’un corps dit “subtil” sous différentes formes. Cette “conscience” peut se détacher du corps, pour être transférée dans un autre corps (tib. grongjug) temporairement ou définitivement, dans le Coeur d’Amitābha, dans une Khecarī, etc., au moment de la mort. Tous ces yogas se pratiquent donc dans le cadre de consécrations tantriques, de la pratique d’une divinité de yogatantra supérieur, et sous la direction d’un guru indissociable de la divinité et de la transmission.

Si l'on considère l'évolution du bouddhisme indien dans son ensemble, ce qui semble avoir “commencé” (il y a évidemment aussi une évolution préalable) par une méthode de réintégration de la division des trois temps en “l’égalité des trois temps”, a dans certains systèmes évolué (par emprunt, influence, etc.) en une méthode susceptible de dépasser et intégrer les trois états de la conscience dans “le quatrième état”, qui à son tour est intégré dans un “cinquième état”, intégrant le quatrième état, et permettant ainsi une conscience à la fois transcendante et immanente. Cette “Conscience totale”, étant à tout point “théocompatible”, a pu être mariée assez aisément avec des cultes divers, ici tantriques en occurrence.

Je me pose parfois la question si les “six yogas”, dans la mesure où ils visent le dépassement et l’intégration des trois “états de conscience”, auraient pu être possibles sans passer par des initiations tantriques, mais l’objectif même des yogas marque déjà le passage à un dualisme éternaliste, qui peut être à minima ou à maxima.

Quand Droukpa Kunleg (1455-1529) posa la question suivante à un de ses premiers maîtres, Lama bSod nams mChog ldan[14] “Comment pratiquer les Six yogas au niveau de la conscience non-duelle (tib. rig pa) ?[15]
Celui-ci répondit : “Lorsque la conscience non-duelle est laissée dans son état naturel, et que l’énergie karmique cesse d’elle-même, c’est Caṇḍālī (la pratique énergétique). Quand l’énergie karmique a cessé, et que le corps apparaît comme un reflet dans un miroir, c’est le Corps illusoire. Si l’on n’attribue pas de réalité à ce qui apparaît, c’est le Rêve. Les reflets (tib. gsal bya) étant sans fin (aniruddha) et vifs, c’est la Claire lumière. Errance (saṃsāra) et Extinction (nirvāṇa) ne pouvant être déterminés, c’est l’état intermédiaire (tib. bar do). Tout objet-sujet transféré dans l’absence de saisie [dualiste], c’est le Transfert.”[16]
***

[1] Dans le Annales bleus, Nigouma, matriarche de la lignée Shangpa, déclara par ailleurs que “ ces doctrines [=les six yogas de Nigouma] sont seulement connues par moi-même et Lavapa. “.
Note de l’article Seeking Niguma de Sarah Harding : “The Blue Annals (Deb ster ngon po) by Gö Lots›wa Zhonnu Pal (1392-1481): “chos drug gi gdams pa ‘di rnams shes pa nga dang lwa ba pa ma gtogs med “ (vol. 2:856). In the translation, Roerich inserts Kambalapāda as another name for Lavāpa, though this identity is not certain in this case. The statement in Khyungpo Naljor’s life story is in Shangpa texts, vol.1:92 (f.17b4).”

[2]Les instructions sur l’état intermédiaire de [la] série de six [de Lavapa] concernent trois états intermédiaires : la méditation (tib. bsgom pa’i bar do), le devenir (tib. srid pa’i bar do) et l’état intermédiaire “ qui est naturellement présent “ (tib. rang bzhin gnas pa’i bar do), quand la pensée individuelle est spontanément reconnue comme le Corps réel (skt. dharmakāya)Les six yogas de Lavapa

[3] Phung po'i grong la rnam shes 'jug pa. « Grong » signifie village (grāma), un groupement de maisons. Dans cette expression, les cinq constituants psychophysiques (skandha) sont comparés à un village, dans lequel entre « le principe vital ». Mais de quelle nature est ce principe vital ?

[4] P. 201. Cette information provient d'un texte sur la lignée orale : la table de matières des vers-vajra de la lignée orale (snyan rgyud rdo rje'i tshig rkang gi sa bcad ma rig mun sel zhib mo bkod pa Vol. KHA p. 6b)

[5] The Life of the Mahāsiddha Tilopa, Fabrizio Torricelli and Acharya Sangye T. Naga, p.34-35

[6] The Life of the Mahāsiddha Tilopa,  p.34-35

[7] L’Amṛtakaṇikā-āryanāmasaṃgīti-ṭippaṇī de Sūryaśrījñāna (tib. 'grub thob nyi ma dpal ye shes) (Wayman), qui serait en fait Raviśrījñāna, un commentateur du Kālacakra Tantra, et auteur de l’Amṛtakanikā. (source : Study Guide to the Namasamgiti, edited and tabulated by Phillip Lecso. Quelques oeuvres de cet auteur :
l'Amṛtakaṇikā-ṭippaṇī de Raviśrījñāna.
Le Guṇabharaṇīnāmaṣaḍaṅgayogaṭippaṇī de Raviśrījñāna

[8] Traduit en français par Patrick Carré sous le titre Le tantra du choral des noms de manjushri : Commenté par Vimalamitra.
Cette instruction fut donné par le Bouddha à Vajrapāṇi et son entourage. Celui-là même qui avait triomphé sur Śiva. Dans la tradition bouddhiste ésotérique, triompher sur Śiva, etc., c’est “dompter” ses adeptes et sa doctrine, souvent en l’intégrant et l’adoptant.

[9] "In the M-N-S, VI, 18, the phrase "Buddha with five-body nature," is commented: "with five-body nature of waking, dream, deep sleep, the fourth, and beyond the fourth." The term "pervading lord" of the verse is explained: "because pervading the states of child, etc., with the nature of bliss." Chanting the Names of Manjushri, The Manjusri-Nama-Samgiti, Sanskrit and Tibetan Texts, Alex Wayman

[10]l’Essence au-delà du Quatrième état, dans laquelle ne règne que la Splendeur, l'évidence même, la Conscience absolue ‘ plus haute encore que ce qui n'a pas d'autre que soi ' (niruttaratara).” Lilian Silburn, Hymnes Aux Kali La Roue Des Energies Divines

[11] Wayman, p. 6
Voir aussi mon blog L'incrémentation comme indicateur chronologique 18 janvier 2011
« 1. la transformation de la conscience de base en l'intuition du grand miroir (S. mahādarśa-jñāna) 2. la transformation du mental (S. manas en tant que notion du soi) en l'intuition égalisatrice (S. samatā-jñāna) 3. la transformation de la perception mentale (S. manovijñāna) en l'intuition attentive (S. pratyavekṣanā-jñāna) et 4. la transformation des cinq perceptions sensorielles en l'intuition agissante (S. kṛtyānuṣṭhāna-jñāna)[5]. C'est le nombre enseigné dans les Cinq traités de Maitreya et c'est celui qu'utilise Gampopa[6] (12ème siècle). Une autre version "Yogācāra" semblerait exister[7] avec une série de cinq intuitions, la série ci-dessus plus l'intuition du Réel (S. tathatā-jñāna) ou intuition du dharmadhātu. Cette nouvelle intuition sert d'appui à une doctrine dans laquelle la conscience primordiale (T. rig pa) est en essence le dharmakāya, défini comme la pure vision de l'intuition[8]. »

[12] Pour une correspondance cosmo-mythologique. Extrait du Commentaire de Chomden Raltri (1227-1305) : Du chemin de l’accumulation au onzième niveau, toute lumineux, il y a treize niveaux. Comme dans le mantrayāna secret, il y des bouddhas même au-délà, on l’appelle “le quatorzième niveau”. On retrouve cela dans des textes tels que Les Instructions orales de Mañjuśrī. Dreaming the Great Brahmin, Kurtis R Scheffer p.165
Guenther dit qu’on arrive à ce chiffre en faisant en additionnant les six niveaux du monde des désirs, les quatre niveaux du monde des formes et les quatre niveaux des mondes sans formes. Chez les Jains, ce monde s’appelle le siddhaloka et c’est une sphère de désincarnés, appelés siddhas.

[13] Voir DKG n° 89 ji ltar phyi rol de bzhin nas// bcu bzhi ba'i sa la rgyun du gnas// lus med lus la sbas pa ste// gang gis de shes de yis grol bar 'gyur// 89.1 Comme à l’extérieur, ainsi à l’intérieur. 89.2 [L'essence cachée naturelle] est continuellement présente comme "le quatorzième niveau” 89.3 le sans-corps "habite" le corps 89.4 Celui qui sait cela, se libèrera par cette connaissance".

[14] Disciple de rGyal dbang rJe Kun dga' dpal 'byor, 2ème Droukchen (1428-1476).

[15] Chos drug ‘di rig thog tu nyams su ji ltar bzhed gsungs/ de la ngas ‘di zhus/ rang rig pa so mar bzhag pa dang*/ las rlung rang ‘gags su ‘gro bar ‘dug pas gtum mo/ las rlung ‘gags pas lus me long nang gi gzugs brnyan ltar snang bas sgyu lus/ snang bzhin du ma grub pas rmi lam/ gsal bya mi ‘gags par hrig ge ‘dug pas ‘od gsal/ ‘khor ‘das gang du yang ma grub pas bar do/ gzung ‘dzin thams cad ‘dzin med du ‘phos pas ‘pho ba yin par ‘dug zhus/
ngo bo khyab gdal du gcig pa la/ so sor ma ‘dres pa zhig byung na/ rten ‘drel yang de ka yin gsungs/

[16] Voir aussi la traduction de R.A. Stein, Vie et chants de ‘Brug-pa Kun-legs le yogin, p. 58-59

dimanche 17 mai 2020

Arbre phylogénétique des yogas bouddhistes


Arbre de refuge biologique

L’objectif dans le bouddhisme ésotérique médiéval est l’accès au bien souverain (paramārtha) ou au Réel (tathatā). Différentes approches existent pour la réintégration (yoga) ou la réalisation (siddhi) du bien souverain, qui selon l’approche, peut être défini spécifiquement. Les termes utilisés ci-dessous pour les désigner peuvent être des termes existants ou des néologismes de ma main. Cette liste n’est pas exhaustive, comme on dit, et risque d'évoluer dans un sens (ajouts) comme dans l’autre (suppressions). J’ai écrit ceci d’un trait, donc il y a sans doute pas mal de coquilles.

Nirvikalpayoga/aprapañcayoga (mi rtog pa'i rnal 'byor/spros bral rnal 'byor)

Une des plus anciennes, depuis le mahāyāna, les prajñāpāramitā-sūtra et le madhyamaka, est la réintégration par la non-conceptualisation (nirvikalpayoga), même si le mot yoga n’est pas approprié dans ce contexte. C’est une approche négative, censé laisser en place le Réel le tel qu’il est. Le Réel n’est pas défini autrement que par la vacuité.
« La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (skt. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (skt. prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité dêtre une vue nihiliste : ] Vous qui interpretez la vacuité comme néant (skt. nāstitva), et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (skt. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (skt. abhāva), la vacuité ne signifie pas."[1]
Je considère cette approche comme étant très similaire à celle expliquée par le Bouddha dans le Dhātuvibhaṅga Sutta (MN140, traduction par Jeanne Schut ou par Michel Proulx, basé sur le travail de Thanissaro Bhikkhu. Il s’agit de ne pas définir positivement ce à quoi on pourrait arriver avoir accès, autrement dit, rien n’est approprié comme étant le « Soi », et il n’y a aucune identification à ce qui pourrait être « Moi » ou « Mien ».
« Ceci n’est pas mien, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas moi ».
C’est une approche sans discours positif (non-discursif) sur le Réel ou le Bien souverain. Les éléments discursifs présents dans cette approche ne sont que des signes, comme le doigt qui pointe la lune.

Bodhiyoga (byang chub rnal 'byor)

Avec le Yogacāra, le Réel et le Bien souverain commencent à être définis positivement, et sont à réintégrer (yoga) à travers une pratique positive. La notion de mérite (puṇya) devient importante, tout comme la notion d’accumuler (sambhāra). La voie passe par une double accumulation de mérite et de sagesse (jñāna). La jñāna est une sagesse définie positivement, contrairement à la prajñā qui est analytique, et qui ne peut pas « s’accumuler ». Le mérité correspond à la pratique des cinq premières perfections (à commencer par la générosité) et la sagesse à la perfection de la sagesse (prajñāpāramitā). la combinaison des deux conduit à l'engagement sage

L’éveil (bodhi) est défini positivement. Il est présent dans tous les êtres comme un potentiel (tathāgatagarbha). Avec le temps, l’idée de ce potentiel se développe de plus en plus positivement, pour finir comme un état d’éveil présent depuis toujours, et qu’il suffit de libérer de la double coque qui le récouvre : les afflictions (kleśāvarana ) et les connaissables dualistes (jñeyāvarana). Les afflictions sont éliminées par le poids de l’accumulation du mérite, et les connaissables par l’accumulation de la sagesse. Des méthodes pour évaluer et quantifier le progrès (chemins, Terres, etc.) apparaissent.

« Sahajayoga » (lhan cig skyes pa'i rnal 'byor)

Entre guillemets car le sahajayoga se veut sans effort (yoga). C’est une forme spécifique dans le prolongement du nirvikalpayoga ou de l’aprapañcayoga (madhyamika), que l’on pourrait appeler post-tantrique, puisqu’il est probablement apparu après et, en partie, en réaction contre la multiplication des méthodes yoguiques dans le bouddhisme ésotérique. Il remet en valeur la prajñāpāramitā comme une sorte de méthode non-méthode mystique. Pour se faire valoir, le sahajayoga utilise l’autorité des figures tantriques et l’imaginaire du tantrisme. On pourrait dire qu’il utilise habilement (upāyakauśalya) le tantrisme bouddhiste en le retransformant en bouddhisme normatif, et en l’intériorisant. C’est à travers Saraha/Śavaripa (Dohākośagīti) qu' "on" va essayer de faire passer le message, ainsi qu'à travers le roi Indrabhūti et sa sœur Lakṣmīṅkārā (Sahajasiddhipaddhati).

La non-méthode qu’il propose est la quadruple méditation naturelle et ininterrompue. C’est à travers une Introduction (tib. ngo sprod) symbolique qu’un maître médiateur nous pointe vers elle. Le Maître intérieur (la méditation naturelle et ininterrompue) prend ensuite la relève. Cette approche est en même temps une forme de bodhiyoga. On pourrait dire aussi qu’elle est une forme de guruyoga, (voir plus loin), mais il s'agit alors d'une intégration naturelle du Maître intérieur, hormis le relais du maître médiateur, qui peut s’éclipser par la suite… Il a fait son travail. En ce qui me concerne, je considère le guruyoga tel que nous le connaissons actuellement comme une dérive de l’intégration du Maître intérieur.

Devatāyoga (lha'i rnal 'byor)

Les dieux et les génies font partie du patrimoine religieux depuis mémoire humaine. Il était impossible d’expliquer l’origine, le fonctionnement et l’objectif du monde et des êtres sans faire appel à eux. Les dieux et les génies faisaient naturellement partie de la vie des humains, tout comme les lois naturelles à notre époque. Le Bouddha était un homme de son temps, et les dieux et les génies faisaient partie de son univers. Contrairement aux autres approches de son temps, le Bouddha n’avait pas inclus les dieux et les génies dans la solution à la souffrance (dukkha) qu’il proposait. C’étaient les dieux et les génies qui venaient le voir pour avoir de l’aide, pas le contraire.

Quand je dis « le Bouddha », je devrais dire « le bouddhisme », et même « les bouddhismes », car nous ne savons pas si une figure comme le Bouddha ait même existé. S’il a existé, il n’était certainement pas la figure légendaire que nous connaissons. Il y eut donc « des bouddhismes » dès le départ, avec différentes approches et opinons. Les « bouddhistes » de l’époque s’appelaient d’ailleurs des « ascètes» (śramaṇa), le Bouddha fut appelé le Grand ascète (mahāśramaṇa). Il y eut différents courants parmi les śramaṇa. Il y avait des personnalistes (pudgalavādin), qui croyaient à l’existence d’une sorte de soi permanent, tout comme les Jains. Il y avait, assez tôt, des śramaṇa qui croyaient que le Bouddha ne pouvait pas simplement disparaître ainsi (nirvāṇa) à sa mort, et qu’il devait être quelque part, dans une Terre pure. Que cela n’était pas la norme peut être déduit du fait que les disciples du Bouddha furent désespérés et tristes à sa mort, car qui allait les guider ? Le Dharma aurait répondu le Bouddha. Mais les grands hommes et les aimés ne meurent jamais tout à fait dans l’esprit des humains, et doivent donc continuer à exister quelque part. Tout comme les futurs Bouddhas d’ailleurs, les bodhisattvas de haut niveau.

Une doctrine s’est développée autour de Terres pures, créées mentalement par des Bouddhas et des grands bodhisattvas, qui étaient sous tous les aspects égaux aux dieux. La pratique associée à ce type de doctrines est l’aspiration de naître dans une Terre pure, ainsi qu’un culte du Bouddha gérant de la Terre pure. Ce type de culte est en fait déjà un culte de divinité (devatāyoga) en puissance, ou un prototype. Il était très populaire parmi les laïcs, puisqu’il n’y avait plus besoin de passer par une ascèse, ou la double accumulation de mérite. C’est la compassion du Bouddha/Divinité qui allait nous sauver après la mort, en évitant une renaissance malheureuse.

Avec l’essor du tantrisme, les Bouddhas se manifestent sous l’aspect de divinités Heruka (inspiré de Śiva et Bhairava), et c’est en même temps le retour en gloire des génies de tout genre, détenteurs de Sciences occultes (vidyādhara). L’idée de la Terre pure se met en peu en arrière-plan, et c’est l’identification à la divinité qui devient l’objectif principal. Le bien souverain c’est la réintégration du Heruka, et le Réel, c’est son univers symbolique. Pour gagner du temps, j’ai sauté du devatāyoga primaire au culte du Heruka.

Kāyayoga/amṛtasiddhi (sku'i rnal 'byor/'chi med grub pa)

Je considère le changement de paradigme comme une sorte d’équivalent du passage de la magie antique à la magie naturelle. Dans le Triple Corps divin, il y a un corps mystique (Corps réel, dharmakāya) et des Corps formels, qui permettent au dieu de se manifester et d’agir. Le Corps réel ne se cultive pas, il est Naturellement présent. Pour les adeptes du “Apratiṣṭhāna-Madhyamaka”, les apratiṣṭhānavādins, les Corps formels ne s’édifient pas, et se déploient naturellement (lire le dernier chapitre sur l'Activité éveillée dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa). Pour les autres, et notamment pour les Yogacārins tardifs, les Corps formels s’édifient (skt. kāyasādhana). Toute une Science se développe autour de l’édification des Corps formels, qui sont le potentiel de la manifestation et de l’activité éveillée. Celle-ci peut faire partie d’un culte divin, ou se pratiquer comme une Science davantage émancipée : le Yoga. Le siddha est un chercheur, qui veut lui-même avoir accès à la puissance et aux pouvoirs occultes (siddhi), habituellement réservé aux Bouddhas, aux bodhisattvas, aux dieux et aux génies. Cette Science semble avoir été disponible chez des non-bouddhistes, tels les nāths, qui pratiquaient une forme de yoga, qui allait évoluer plus tard dans le boudhisme ésotérique en ṣaḍaṅgayoga, haṭhayoga, rtsa rlung etc., que je résume sous le nom sympathique pneumatisme.

Le kāyayoga, qui est une forme de recherche de l’immortalité, peut se pratiquer dans le cadre d’un devatāyoga ou non. Ainsi, l’Amṛtasiddhi critique la pratique de l’autoconsécration qui est au centre du devatāyoga anuttaratantrique.[2] Mais le kāyayoga peut aussi se pratiquer dans un cadre devatāyoguique, et c’est ce qui s’est fait dans le bouddhisme ésotérique tibétain (kālacakrayāna). Il est probable que la pratique de « mahāmudrā » de Gampopa, consistait en une pratique de non-egagement mental, combinée avec une pratique pneumatique, possiblement dans le cadre devatāyoguique de Vajravārahī. Il faudra déterminer si cette présentation est juste, et quels éléments ont pu être ajoutés par des points de vue hagiographiques appliqués rétroactivement.

Le kāyayoga peut aussi être associé à une autre approche, que nous allons aborder maintenant.

Śāktiyoga (nus pa'i rnal 'byor)

La śākti est la puissance, la manifestation du dieu. Dans la civilisation indienne, la puissance divine, son aspect manifeste, est symbolisée par la déesse/Nature (puruṣa-prakṛti, Śiva-śākti, …). Ce que nous avons de divin en nous est l’aspect manifeste du dieu, sa puissance, sa śākti. Notre corps physique est composé d’éléments grossiers et mortel. Mais le divin en nous est immortel. La puissance divine en nous se manifeste en un corps astral, un corps subtil, où tout le divin est au complet, sous la forme de cercles divins (cakra, maṇḍala), en potentiel[3]. Le śāktiyoga peut se différencier du kāyayoga des nāths, en étant encadré par un devatāyoga. Les réinterprétations non ou moins devatāyoguiques de la śākti sont plus tardives. Le Corps immortel en notre corps physique est un Corps divin à part entière. Il est la version microcosmique du macrocosme divin dans le devatāyoga. La pratique du śāktiyoga est l’adéquation du microcosme et du macrocosme. La sympathie universelle est le lien entre le ciel et la terre, entre « ce qui est en haut et ce qui est en bas » (Table d'Emeraude).

Le culte divin « extérieur », avec ses offrandes, homa, etc. est « intériorisé ». Il est adressé aux cercles divins « intérieurs » ou les deux à la fois. C’est ainsi que même dans le śāktiyoga, nous pouvons rencontrer des critiques telles à quoi servent les homa, les maṇḍalas etc. (voir p.e. l’Advayasiddhi de Lakṣmīṅkārā[4]). La critique se porte ici sur les formes « extérieures » de ces pratiques.

Par rapport au kāyayoga, avec sa pratique pneumatique des canaux et des souffles, le śāktiyoga s’équipera plus particulièrement de pratiques axées sur les éléments génétiques psychosomatiques (bindu), et leur circulation, union etc. pour produire les Corps formels spirituels du futur Bouddha ou Heruka.

Les pratiques de l’immortalité par la porte inférieure sont sans doute une combinaison de diverses fililières de kāyayoga, d’amṛtasiddhi, de śāktiyoga, de devatāyoga, y compris d’origine chinoise (taoïste). Il y a beaucoup à dire sur certaines pratiques utilisant les services d’une mudrā.

Ce classement en méthodes yoguiques est très artificiel, car le plus souvent on trouve justement des combinaisons de ces approches, mais il m’a semblé intéressant de les différencier, pour pouvoir déterminer des spécificités dans les différentes transmissions.

Une particularité qu’on trouve surtout après le Hevajra-tantra, est la série des quatre joies (à l’aide d’une femme mudrā), où l’objectif (ou le bien souverain) semble être la béatitude universelle, qui n’est en fait autre que l’incarnation ou l’immanence du divin, mais qui ici semble être associé à l’intensité ou la nature de la joie ressentie pendant la pratique, pour évaluer « la progression » de l’actualisation du Corps divin. Toute évaluation ou volonté de mesure de la progression dans une voie spirituelle est en danger de se perdre en matérialisme spirituel. Vouloir appliquer des catégories de différents domaines est une mauvaise idée, surtout dans le domaine spirituel. Donner trop d’importance à des expériences (tib. nyams) et même à la « réalisation » (tib. rtogs) est un fourvoiement. Qui a besoin d'une telle justification et pour quelle raison ?

Guruyoga (bla ma'i rnal 'byor)

Last but not least, dans le bouddhisme ésotérique du Tibet. J’ai parlé à plusieurs reprises du rôle de l’ami de bien et du lama/guru. C’est avec l’essor du tantrisme avec ses consécrations (abhiṣeka), observances (cārya) et lignées (guruparamparā), et la réunion du pouvoir spirituel et séculier des grands détenteurs tibétains, que le statut du guru a pris les proportions d’un véritable "lamaïsme" (terme orientaliste inventé par Laurence Waddell). C’est quand l’ami de bien devient la racine du Bouddha, du Dharma, du Sangha, du Lama, de la divinité, et des ḍākinī, dharmapala et autres génies promus, qu’il devient un véritable objet de dévotion et de culte. Il est la source de toute bénédiction et de pouvoir occulte (siddhi). La relation au maître et la façon de le servir sont stipulées dans les Cinquante stances de dévotion au gourou (Gurupañcāsikā) d'Aśvaghoṣa. Le lien qui lie un disciple à un guru devient alors indestructible. Les hagiographies fournissent des modèles de la relation maître à disciple, notamment la relation entre Tailopa et Nāropa et entre Padmasambhava et sa disciple Yéshé Tsogyel.

Dans la théocratie tibétaine, ce modèle ne fut jamais mis en question. En Occident, les modèles proposés pour la relation entre maître et disciples façon guruyoga, posent désormais problème (voir mes blogs sur Sogyal Lakar, Chögyam Trungpa, la folle sagesse etc.).


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[1] Introduction to the Middle Way: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

[2] « Dans la partie 8.9 du manuscrit, le yoga de l’autoconsécration est qualifié de « pratique inutile pour perfectionner l’esprit », autant « mâcher des pierres » ou « boire le ciel ». Le manuscrit conseille de plutôt suivre les instructions du guru. Le cœur même de la pratique du Guhyasamāja (et du Cakrasaṃvara), qui sont des tantras enseignant la réintégration du divin (devatāyoga), est donc déclaré « inutile » par ses adeptes de cette branche de « haṭhayoga » et d « immortalité » (tib. ‘chi med). » Voir le blog Manuscrit d'un texte très influant attribué à Virūpanātha.

[3] Ce qui servira d’ailleurs de lien entre la doctrine du tathāgatagarbha et les pratiques kāyayoguiques d’immortalité.

[4] Dans le Guide du Naturel, p. 145

samedi 2 mai 2020

Du « sahajayāna » au « kālacakrayāna »


Pandits, détail Kālacakra, Himalayan Art 87223 

Śākyaśrībhadra (1127/1145-1225) était un des abbés de Nalaṇḍa. Il fut invité au Tibet, où il arriva en 1204, accompagné par un groupe de paṇḍits, parmi lesquels se trouva Vibhūticandra (tib. rnal ‘byor zla ba 1170-1230, né à Varenda dans l’Inde oriental comme un kṣatriya). Vibhūticandra se rendit au Tibet à trois reprises[1]. Tāranātha (1575-1634) pensa que Vibhūticandra fut le plus érudit des neuf paṇḍits juniors qui accompagnèrent Śākyaśrībhadra, et le considéra même comme un mahāpaṇḍita.[2] Quand Śākyaśrībhadra retourna au Cachemire en 1214, Vibhūticandra l’avait probablement accompagné jusqu’au Népal, où Vibhūticandra étudia ensuite auprès de maîtres bouddhistes Newar, tels que Buddhaśrī (?), et le mahāpaṇḍita Newar Ratnarakṣita. Auprès de ce dernier, il étudia notamment les tantras de Kālacakra et de Cakrasaṃvara. C’est de Ratnarakṣita, qu'il reçut le Yoga à six branches (ṣaḍaṅgayoga) du Kālacakra selon la tradition du mahāsiddha indien Anupamarakṣita[3]. Au Tibet, cette transmission est connue sous le nom de la lignée distante (tib. ring brgyud) de Vibhūticandra. Vibhūticandra plus tard devint l’abbé du monastère Stham Bihar à Kathmandou.

C’est là que, vers la fin de sa vie, Vibhūticandra « rencontra » le mahāsiddha Śavaripa, laquelle rencontre constitue l’origine de la lignée proche de Vibhūticandra (bi bhū ti nye bgryud). C’est Tāranātha qui raconte l’histoire.
« Une fois quand [Vibhūticandra] était très âgée, un jeune yogi avec des boucles d'oreilles en os dans ses lobes d'oreilles se présenta au monastère. On l’acueilla et on l’installa dans une véranda. Un jeune paṇḍit qui étudia la grammaire le surveilla. Quand il vit plusieurs signes merveilleux, comme l'absence totale de respiration [prāṇāyāma] chez le yogi, et la transformation de son corps en des couleurs et formes variées, il rapporta ces faits au mahāpaṇḍita [Vibhūticandra]. Le paṇḍita invita le yogi, qui lui répondait à toutes les questions, "posées mentalement", sans aucune hésitation. [Vibhūticandra] demanda « qui êtes-vous ? » « Je suis le siddha Śavaripa », répondit-il.[4] »
C’est dans ses Instructions sur le ṣaḍaṅgayoga[5], que Tāranātha affirme que Saraha avait basé sa pratique spirituelle sur le ṣaḍaṅgayoga, et que les termes techniques de cette tradition se trouvent partout dans son/ses ? Dohā[6]. La version la plus détaillée de l’hagiographie de Śavaripa, selon la tradition du ṣaḍaṅgayoga, est celle racontée par Padma Gar dbang[7]. J’intègre ici la traduction anglaise de Cyrus Stearns au complet pour des raisons pratiques, et que je ne dispose pas (encore) de la version tibétaine.
„ Śavaripa was born into a family of low caste troubadours in southern India. His father was named Loka and his mother Guṇa. He had two sisters. On one occasion they went to seek food on a mountain in Bengal where the master *Nāgārjunagarbha (Klu-grub snying-po) was meditating. The master, who had no qualms about low caste people, called them inside and gave them much food. Śavaripa pointed to an icon of the bodhisattva •Matiratna (Blo-gros rin-chen), and asked, "Who is this?" The master replied, "This is the divine youth *Matiratna, the bodhisattva who is my master Saraha's master, and who resides in the thirty-third heaven teaching the profound dharma of secret mantra. He cannot be seen by ordinary people." Śavaripa prayed over and over to the master to be given the eyes with which to see *Matiratna. The master realized that Śavaripa was an extraordinary being, and immediately bestowed upon him the initiation of Cakrasaṃvara in a mandala of meditative concentration, and also gave him the complete instructions of the tantra and the esoteric teachings. While practicing the instructions, Śavaripa continued to make his living by begging and dancing, until his mental stream was purified and he beheld the bodhisattva *Matiratna. At that instant *Matiratna transformed into the great brahmin Saraha, and sang for Śavaripa the dohā of the quintessential meaning of ultimate reality. Realizing the profound nature of reality through the actualization of mahāmudrā, Śavaripa sang Saraha's song in return as an offering. *Matiratna then asked, "Do you understand the meaning?" Śavaripa replied, "I don't understand." *Matiratna revealed the true meaning, blessing Śavaripa‘s mental stream, and his realization was perfected. Then *Matiratna gave a prophecy to Śavaripa: "Listen well, and keep this in mind. You are to be known as Śavaripa, the Hunter from the South. Now you must not stay here, but dress as a hunter and go south into the mountains, such as Śrī Parvata, and benefit those who have superior faculties." The great hermit, together with his sisters, did as he was told, and achieved the sublime attainment of mahāmudrā. He wandered in all directions, carrying the bow and arrows of skillful means and knowledge which slay the three poisons. He shot and killed the birds of passion, the snakes of hatred, and the pigs of ignorance, and in a state of non-duality devoured their flesh, and tasted the flavor of the fruit of the blissful, sublime and immutable pristine awareness of mahāmudrā. Having received the ultimate [ ?]

Overjoyed and devoted, [Vibhūticandra] asked to be accepted as a follower, and [Śavaripa] spoke the ṣaḍaṅgayoga. [Vibhūticandra] recorded it in writing, which is this small extant text[8]. In general [Śavaripa] satisfied him with infinite profound oral instructions, and blessed his stream of mind. It is also known that he actually stayed for about twenty-one days. Then [Vibhūticandra] asked, "Where will you go?" "I will go from here to Oḍḍiyāna, and benefit a few who are fortunate. Then I will go straight to Śrī Parvata [Dpal-gyi-ri]," he replied, and disappeared. At that, due to the force of the blessing, the master Vibhūticandra instantly reached the culmination of experience and realization, and achieved the signs of perfection of the qualities of the branch of dhāraṇā[9].“
C’est ainsi que Vibhūticandra aurait reçu les Instructions du ṣaḍaṅgayoga de Śavaripa. Sa première pensée fut d’en faire bénéficier les Tibétains. Il apprit d’un groupe de yogis tibétains en visite à Kathmandou que le maître le plus renommé au Tibet était Kodrakpa (Ko brag pa 1170-1249). Il envoya donc une délégation à Kodrakpa pour l’inviter au Népal, afin de recevoir la transmission toute fraîche. Finalement, la rencontre et la transmission eurent lieu à Dingri. Vibhūticandra donna la consécration du Kālacakra Tantra avec les Instructions du ṣaḍaṅgayoga de Śavaripa à Kodrakpa et aux autres initiés présents. Vibhūticandra retourna au Népal, où il "disparut" grâce à sa réalisation du quatrième yoga (dhāraṇā) du ṣaḍaṅgayoga, sans laisser de corps derrière lui (source Tāranātha, Rdo p. 484).

Le texte de la transmission reçue de Śavaripa (Yogaṣaḍaṅga tib. rnal ‘byor yan lag drug pa) est un texte qui fait autorité dans la pratique du Yoga à six branches au Tibet, et a une importance particulière dans la lignée Jonangpa (Stearns). Le seul commentaire existant de ce texte est celui du Jonangpa Kun spangs Thugs rje brston grus (1243-1313).

Il y aura une deuxième transmission du ṣaḍaṅgayoga de Śavaripa, dont le récipiendaire était cette fois-ci Vaṇaratna (1384-1468). Celui-ci diffusa sa lignée proche à lui au Tibet, deux siècles après celle de Vibhūticandra. Notamment aux hiérarques de la lignée Kagyupa[10]. Quand Gö Lotsawa donna (en 1447, à Yid bzang rtse) les Instructions de Śavaripa de la lignée de Vaṇaratna (Śa ba ri dbang phyug gi man ngag lugs kyi skor) à son disciple Lo chen Seunam Gyamtso (1424-1482), il lui conseilla d’aller voir Vaṇaratna, pour lui demander des instructions supplémentaires sur le Yoga à Six branches. C’est ce qu’il a dû faire en effet, car la partie dans les Annales bleus concernant Vaṇaratna, commencée par Gö Lotsawa (à partir de p.797), sera terminée par son disciple (à partir de p. 805). Pour Gö Lotsawa, les meilleures initiations et instructions du Kālacakra sont évidemment celles de Vaṇaratna.

Ainsi, nous avons vu au cours des derniers blogs comment Śavaripa, qui enseigna initialement la voie du Naturel (sahaja) selon le Dohākośagīti de Saraha, allait à travers les activités de son Corps symbolique (samhogakāya) changer son fusil de chasseur (tib. ri khrod pa) d’épaule, et devenir la source privilégiée du Kālacakra et du Yoga à six branches. Il suit en cela la tendance de la Renaissance tibétaine, où l’on passa d’une approche plutôt « sahajayāna » à une approche nettement « kālacakrayāna ». Notons l'importance des filières Newar. 


Pieds droits du couple divin écrasant le "Roi du désir", une ḍākinī serviable ajuste les pieds, Himalayan Art 48242 

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[1] Une des sources hagiopgraphiques les plus importantes sur Vibhūtacandra est Bya tang Padma gar dbang, Zab chos sbas pa mig 'byed kyi chos bskor las pan che sha wa dbang phyug gi snyan rgyud rdo rje sum gyi bla ma rgyud pa'i rnam thar dad pa'i rnga chen (1538), en abrégé sBas pa mig ‘byed. Ms., 127 ff. Nepal-German Manuscript Preservation Project. Running #L-4703. Reel #L-450/6., 23b-28b), puis Tāranātha 80 ans plus tard. Les trois maîtres de Vibhūticandra furent Śākyaśrībhadra, Vikhyātadeva et Dharmadāsa (tib. Chos ‘bangs), un spécialiste en matières tantriques, et le maître principal du mahāsiddha Buddhaśrī.

[2] Pour les détails, et les divers incidents, voir The Life and Tibetan Legacy of the Indian Mahāpaṇḍita Vibhūticandra de Cyrus Stearns, Buddhist Studies, volume 19, numéro 1, été 1996.

[3] Pour les détails, voir l’article de Cyrus Stearns. Anupamarakṣita a une vision de Kālacakra sous la forme d’un mendiant, qui lui dit « Fils, voici la réalité ». Ce qui suffisait à faire naître en Anupamarakṣita la compréhension parfaite du ṣaḍaṅgayoga, et le transforma en un mahāsiddha. Anupamarakṣita réalisa le corps d’arc-en-ciel du vajrakāya, sans laisser de corps derrière lui. Les hagiographes réutiliseront le thème de Śavaripa, sous la forme d'un mendiant, dans chacune des lignées proches.

[4] dgung lo'ang mang rab song skabs / rnal 'byor pa gzhon nu snyan la rwa dung bcug pa gcig byung nas / sna len cung zad cig mdz.ad nas grang khang zhig tu bskyal/der sgra slob pa'i pan chung cig gis bltas pas / rlung mi rgyu ba dang lus kyi mdog dbyibs sna tshogs su 'gyur ba sogs ngo mtshar ba 'i rtags 'ga' re 'dug nas / bla ma pandi ta la zhus pas pandi tas kyang de spyan drangs te yid kyis bri [sic!) ba byas tshad la thogs med du Ian [483] shar shar byung / nyid su yin zhus pas / grub (hob sha ba ri pa yin gsung /

[5] Rdo rje'i rnal 'byor gyi 'khrid yig mthong ba don Idan gyi than thabs 'od brgya 'bar. The Collected Works of Jo-nang rje-btsun Taranatha. Vol. 3. Leh: Smanrtsis Shesrig Dpemdzod, 1983. 447-805

[6] Rdo rje'i rnal 'byor gyi 'khrid yig, p. 459

[7] sBas pa mig ‘byed, p. 21b-23b.

[8] „The "small extant text" referred to by Taranatha is the Rnal 'byor yan lag drug pa (Yogaṣaḍaṅga-nāma), Peking Tripitaka, vol. 47, #2091, 258.4.2-258.5.1. Vibhuticandra translated it into Tibetan himself. This is a very important text for the sadahgayoga tradition in general, and the Jo-nang-pa transmission in particular.“ Note de Cyrus Stearns.

[9] « Dhāraṇā ('dzin-pa), is the fourth of the six branches of the ṣaḍaṅgayoga. The signs referred to are signs of exceptional realization which arise from control of the prāṇa and bindu.“ Note de Cyrus Stearns.

[10]Back in Tsetang in 1435, Vanaratna gave extensive teachings on the Six-branch Yoga of the Kālacakra tradition to a large group of disciples, which included Go Lotsāwa, Nartang Khenchen Sonam Chokdrub (snar thang mkhan chen bsod nams mchog grub, 1399-1452), and Sharpa Yeshe Gyatso (shar pa ye shes rgya mtsho, 1404-1473) from Zhalu Monastery (zha lu dgon).” Treasury of Lives
Klaus-Dieter Mathes suggère que Gö Lotsawa aurait reçu la transmission de Vaṇaratna en 1436, à la Cour du sixième gouvernant Phag gru, Drakpa Dyoungné (grags pa ‘byung gnas 1414-1445). Mathes, A Direct Path to the Buddha Within (2008), p. 137