Sommeil cosmique de Viṣṇu |
Faisant abstraction de quelques occurrences plus anciennes, le terme yoganidrā (sommeil yogique) apparaît au XI-XIIème siècle dans un contexte de yoga shivaïte et bouddhiste. Le sens varie entre “une paix au-delà des mots” (Ciñcinīmatasārasamuccaya, shivaïte) et “un état semblable au sommeil, qui est à la fois yoga et sommeil, car il est parfaitement libre de toute distraction (Mahāmāyātantra, commentaire par Ratnākaraśānti). Souvent, yoganidrā est traité comme un synonyme de samādhi, un profond état de méditation, dans lequel le yogi ne pense, ne respire et ne bouge pas.
Le caractéristique déterminant du sentiment de profond repos est dû au retrait des sens (s. pratyāhāra tib. so sor sdud pa), mais le sommeil yogique n’est pas un sommeil ordinaire, où “une portion de la conscience” (TM, Amanaska 2.62, p.201) fait défaut. Dans l’état de veille, la saisie des objets sensoriels fait obstacle à la paix.
L’Amanaska fait encore appel à une méthode pour atteindre le sommeil yogique. Cette méthode est principalement la pratique du Śāmbhavī-mudrā. Les yeux sont mi-ouverts, mi-fermés, et le regard est tourné vers l’intérieur. Le yogi se tient parfaitement immobile. La posture physique reprend et représente “physiquement” ou rituellement les points principaux de la théorie du sommeil yogique. S’il n’y a ni expir ni inspir, le corps, la parole et l’esprit sont en osmose et se soutiennent mutuellement. Il n’y a pas de véritable coupure des objets de sens, mais ils ne sont pas saisis, “engagés mentalement” (amanisakāra) dirait Advayavajra.
Ce sommeil, ou samādhi, permet de connaître le Réel, qui n’est ni la connaissance de la réalité empirique, ni de la réalité profonde, mais qui a un oeil (mi-clos, mi-ouvert) sur l’une et l’autre.
On constate néanmoins dans l’Amanaska un plus grand effort pour ménager le haṭhayoga, notamment la pratique du souffle. Dans la plupart des Dohākośa, les pratiques haṭhayogiques ne font pas partie du paradigme (ou seulement dans une optique de réintégration/réinterprétation), sauf un court passage (peut-être ajouté) dans le Mahāmudropadeśa de Tailopa ou sa pratique (plus celle de la karmamudrā) est recommandée pour la longevité, la santé etc.
Mais sans notions de “moi” et de “toi”, ni de “moi” et de “mien”, comment concevoir d’un tel projet ? Quel pourrait être l’attrait de la “longévité” pour celui qui "connaît le Réel" ? Ce qui empêche de connaître le Réel, ce sont justement les pensées intentionnelles (saṅkalpa). Le sommeil yogique ou le samādhi naturel est sans pensées intentionnelles (nirvikalpasamādhi).
Le processus de l’Amanaska est élaboré de façon plus métaphysique dans le Maṇḍalabrāhmanopaniṣad, un des 19 Upanishads du Yoga. Ce texte présente néanmoins un cinquième état, au-delà du quatrième (turiyatita), ce qui pour moi est souvent le signe d’un ajout plus tardif. Dans ce cas, aussi de l’intégration du Rājayoga dans un cadre métaphysique. Il ne suffit pas d’être un libéré-vivant et d’évoluer dans le quatrième état (turiya). Il faut encore transcender cet état (mi-céleste, mi-terrestre) pour se déplacer partout dans le monde, et finalement “placer [son] germe original (bindu) dans l’éther de l’Atman universel.(Buttex, p. 996) Cela peut se comparer à l’intention de bouddhistes ésotériques de renaître dans une Terre pure en “éjectant” (tib. pho ba) leur principe conscient (bindu) dans le coeur de la divinité (ou autre partie du corps divin) au moment de la mort.
Saraha et Advayavajra-Avadhūtipa considéraient ce genre de pratiques comme inutiles. Nous savons que ces pratiques sont ultérieurement devenus essentielles et indispensables dans le bouddhisme tibétain. Advayavajra-Avadhūtipa avait été critiqué pour ce point de vue, et les hagiographes lui ont concédés une réalisation moindre, plus tardive, après sa mort. Selon eux, “mourir” l’esprit dans le dharmakāya (turiya), n’est pas la même chose que de “mourir” en plaçant son bindu dans le coeur (Atman universel) de la divinité (turiyatita).
Le Maṇḍalabrāhmanopaniṣad “corrige” donc l’Amanaska en faisant de la (Śāmbhavī) mudrā (symbolisme), la voie finale. Ici, la mudrā produit la vision spirituelle, conformément aux “Tantras”, qui permettra de sortir définitivement de “la roue des naissances et des morts”.
[1] 'di ltar dus gsum rnam pa thams cad du/
yid la byar med mtha' bral gnyug ma'i ngang*/
de nyid skyong la sgom zhes tha snyad btags/
[2] stong dang mi stong rtsis med lhug pa'i ngang la zhog
bzhag dang mi bzhag med par rang gar yan par thong*/
btang dang bzung ba'i sems med ro langs ji bzhin gyis/
[3] Voir aussi le Maṇḍalabrāhmanopaniṣad, Brahmana I.3
“3. Sache-le, le yoga est double, l’initial (purva) et l’ultérieur (uttara). Le premier est la traversée libératrice (taraka) et le second est le non-mental (amanaska). Le yoga libérateur se divise à son tour entre voies avec forme (et limitations) et voie sans forme (ni limitations). C'est la traversée avec forme qui se poursuit tant que les sens ne sont pas maîtrisés. Et c'est la traversée informe qui commence à partir des deux sourcils, au-dessus des organe sensoriels. Toutes deux doivent être pratiquées au plan mental. La fixation du regard intérieur (antar drishti) couplé au mental vient soutenir le processus de libération. Le feu spirituel se manifeste dans le creux entre les deux sourcils. Cette traversée constitue la voie initiale. etc. etc. 108 Upanishads, Martine Buttex, pp. 992-993
Le caractéristique déterminant du sentiment de profond repos est dû au retrait des sens (s. pratyāhāra tib. so sor sdud pa), mais le sommeil yogique n’est pas un sommeil ordinaire, où “une portion de la conscience” (TM, Amanaska 2.62, p.201) fait défaut. Dans l’état de veille, la saisie des objets sensoriels fait obstacle à la paix.
“60. celui qui dans l’état de veille demeure toujours comme dans l’état de sommeil, sans expirer et sans inspirer, c’est indubitablement un homme libéré.” (TM, Amanaska 2.60, p.201)C’est un état à la fois “de veille” (mais sans saisie des objets de sens) et de sommeil (à cause de la non-saisie des objets de sens). Les objets de sens, apparaissent irréels, comme dans un rêve ou une illusion, ce qui suscite naturellement le détachement (vairāgya).
“65. De même qu’une personne surgissant du sommeil prend connaissance de tous les objets de sens, de même le yogin véritablement s'éveille au moment du “sommeil yogique” ‘(yoganidrā).” (TM, Amanaska 2.65, p. 202)
L’Amanaska fait encore appel à une méthode pour atteindre le sommeil yogique. Cette méthode est principalement la pratique du Śāmbhavī-mudrā. Les yeux sont mi-ouverts, mi-fermés, et le regard est tourné vers l’intérieur. Le yogi se tient parfaitement immobile. La posture physique reprend et représente “physiquement” ou rituellement les points principaux de la théorie du sommeil yogique. S’il n’y a ni expir ni inspir, le corps, la parole et l’esprit sont en osmose et se soutiennent mutuellement. Il n’y a pas de véritable coupure des objets de sens, mais ils ne sont pas saisis, “engagés mentalement” (amanisakāra) dirait Advayavajra.
Ce sommeil, ou samādhi, permet de connaître le Réel, qui n’est ni la connaissance de la réalité empirique, ni de la réalité profonde, mais qui a un oeil (mi-clos, mi-ouvert) sur l’une et l’autre.
“63. Les Connaisseurs du Réel savent que ce qui est réellement est au-delà de la dualité existence et non existence, transcende l'état de sommeil et de veille, et est exempt de mort aussi bien que de vie.” (TM, Amanaska 2.63, p. 201)Ceux qui évoluent dans le “sommeil yoguique” “dorment” (éventuellement debout) “dans le lit” du quatrième état (turīya), un autre synonyme de samādhi, que l’on trouve dans les textes du Haṭhayoga et du Rājayoga. Ce quatrième état est à la fois différent des trois autres états (veille, rêve et sommeil profond) et inhérents à ceux-ci. Il est comme le lien entre les trois états, et permet à un yogi d’aborder les trois états à partir du quatrième. Le samādhi est alors “continu” et “naturel”. Dans le bouddhisme universel, il y a une idée similaire, qui n’est pas tout à fait le même mais qui a une même approche. C’est l’égalité des trois temps (t. dus gsum mnyam pa nyid). Celui qui évolue dans l'égalité des trois temps, ne saisit pas le passé, le présent et le futur, mais reste dans un “quatrième” temps, l’égalité, qui est inhérent aux trois autres. C’est un état atemporel pourrait-on dire.
“27. Dans le triple temps [passé, futur et présent],On pourrait penser que les maîtres de mahāmudrā cités dans Chants de Plénitude (tib. Do ha mdzod brgyad) vont plus loin que les instructeurs de l’Amanaska, puisqu’aucune véritable méthode n’est recommandée dans leurs chants, comme l’immobilisation du corps, de la parole et de l’esprit par le biais du Śāmbhavī-mudrā, mais ce serait oublier que ces chants sont des chants de réalisation. Les propos tenus sont ceux de siddha qui ont réussi, et qui ont pu jeter l’échelle ou abandonner le radeau. Ce serait aussi oublier que l’Amanaska présente deux aspects de sa voie vers l’inconcevable : un yoga dit “extérieur” (pūrvam), qui s’accompagne d’une mudrā extérieure, et un yoga intérieur, qui intègre les deux (TM, 2.2, p. 185)[3].
C’est l’état foncier naturel (tib.ngang la) sans l’intellectualisation ni polarité
Qu’il conviendrait de préserver, c’est cela qu’on appelle ‘méditation’.”[1] (Dohākośa-nāma Mahāmudropadeśa de Saraha / Śavaripa, Chants de Plénitude, p. 30)
“20. Reste dans l’état foncier, sans notion de vide ou non-vide, sans calcul, libre
Sans même les notions de "fixer" ou “ne pas fixer”, laisse libre cours [à la pensée]
Et sans même les notions de "laisser libre cours" ou de "maîtriser", sois comme un mort vivant (sct. vetāla).”[2] (Dohākośa-nāma de Virūpa, Chants de Plénitude, p. 50)
On constate néanmoins dans l’Amanaska un plus grand effort pour ménager le haṭhayoga, notamment la pratique du souffle. Dans la plupart des Dohākośa, les pratiques haṭhayogiques ne font pas partie du paradigme (ou seulement dans une optique de réintégration/réinterprétation), sauf un court passage (peut-être ajouté) dans le Mahāmudropadeśa de Tailopa ou sa pratique (plus celle de la karmamudrā) est recommandée pour la longevité, la santé etc.
Mais sans notions de “moi” et de “toi”, ni de “moi” et de “mien”, comment concevoir d’un tel projet ? Quel pourrait être l’attrait de la “longévité” pour celui qui "connaît le Réel" ? Ce qui empêche de connaître le Réel, ce sont justement les pensées intentionnelles (saṅkalpa). Le sommeil yogique ou le samādhi naturel est sans pensées intentionnelles (nirvikalpasamādhi).
Le processus de l’Amanaska est élaboré de façon plus métaphysique dans le Maṇḍalabrāhmanopaniṣad, un des 19 Upanishads du Yoga. Ce texte présente néanmoins un cinquième état, au-delà du quatrième (turiyatita), ce qui pour moi est souvent le signe d’un ajout plus tardif. Dans ce cas, aussi de l’intégration du Rājayoga dans un cadre métaphysique. Il ne suffit pas d’être un libéré-vivant et d’évoluer dans le quatrième état (turiya). Il faut encore transcender cet état (mi-céleste, mi-terrestre) pour se déplacer partout dans le monde, et finalement “placer [son] germe original (bindu) dans l’éther de l’Atman universel.(Buttex, p. 996) Cela peut se comparer à l’intention de bouddhistes ésotériques de renaître dans une Terre pure en “éjectant” (tib. pho ba) leur principe conscient (bindu) dans le coeur de la divinité (ou autre partie du corps divin) au moment de la mort.
Saraha et Advayavajra-Avadhūtipa considéraient ce genre de pratiques comme inutiles. Nous savons que ces pratiques sont ultérieurement devenus essentielles et indispensables dans le bouddhisme tibétain. Advayavajra-Avadhūtipa avait été critiqué pour ce point de vue, et les hagiographes lui ont concédés une réalisation moindre, plus tardive, après sa mort. Selon eux, “mourir” l’esprit dans le dharmakāya (turiya), n’est pas la même chose que de “mourir” en plaçant son bindu dans le coeur (Atman universel) de la divinité (turiyatita).
Le Maṇḍalabrāhmanopaniṣad “corrige” donc l’Amanaska en faisant de la (Śāmbhavī) mudrā (symbolisme), la voie finale. Ici, la mudrā produit la vision spirituelle, conformément aux “Tantras”, qui permettra de sortir définitivement de “la roue des naissances et des morts”.
“La vision spirituelle intérieure possède la nature même de la lumière astrale (de nature aquatique, jalaiyotish). Seuls la possèdent les grands Voyants, elle demeure invisible tant pour les sens intérieurs qu’extérieurs.” (II, 3, Buttex, p. 993)On a vu une évolution similaire (retour à l'Imaginal et l'imagination créatrice) dans le bouddhisme ésotérique tibétain par rapport aux voies du non-mental et de l’inconcevable. Il ne suffit plus d'être un "Connaisseur du réel". Il faut être un Voyant, un Gnostique.
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[1] 'di ltar dus gsum rnam pa thams cad du/
yid la byar med mtha' bral gnyug ma'i ngang*/
de nyid skyong la sgom zhes tha snyad btags/
[2] stong dang mi stong rtsis med lhug pa'i ngang la zhog
bzhag dang mi bzhag med par rang gar yan par thong*/
btang dang bzung ba'i sems med ro langs ji bzhin gyis/
[3] Voir aussi le Maṇḍalabrāhmanopaniṣad, Brahmana I.3
“3. Sache-le, le yoga est double, l’initial (purva) et l’ultérieur (uttara). Le premier est la traversée libératrice (taraka) et le second est le non-mental (amanaska). Le yoga libérateur se divise à son tour entre voies avec forme (et limitations) et voie sans forme (ni limitations). C'est la traversée avec forme qui se poursuit tant que les sens ne sont pas maîtrisés. Et c'est la traversée informe qui commence à partir des deux sourcils, au-dessus des organe sensoriels. Toutes deux doivent être pratiquées au plan mental. La fixation du regard intérieur (antar drishti) couplé au mental vient soutenir le processus de libération. Le feu spirituel se manifeste dans le creux entre les deux sourcils. Cette traversée constitue la voie initiale. etc. etc. 108 Upanishads, Martine Buttex, pp. 992-993
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