mardi 10 décembre 2019

Quels chantiers pour l'imagination créatrice ?


"Combien de possibilités de Terres pures avec 6 briques LEGO ?"
Les théosophes au sens large, les ésotériques et les spiritualistes ont en commun l’utilisation d’un cadre dualiste esprit-matière et/ou leur dépassement. L’Esprit et la Matière peuvent prendre plusieurs formes. Une fois posés un Esprit et une Matière ainsi que leur dualisme, des problèmes peuvent émerger qui demandent à être résolus, et pour lesquels les solutions prolifèrent. L’Esprit est en quelque sorte à l’origine de la Matière (même si cette dernière était son ombre[1]), éventuellement par le biais d’une Sophia (sagesse divine) dans laquelle Il se repose, ou par une Nature naturante, qui prend en charge de façon quasi autonome la gestion de la Création/Émanation (en fonction du degré de réalité de la Création). La Sophia et/ou la Nature servent alors de sas entre l’Esprit et la Matière, tout en permettant leur dualité, et la transcendance de l’Esprit le cas échéant.

La Sophia/Nature (telle que nous La “connaissons”) prend une position intermédiaire (mésocosme) entre la transcendance et l’immanence, et propose une troisième solution : l’Imaginal, le Mundus Imaginalis de Henry Corbin, le Saṃbhogakāya des bouddhistes ésotériques, le Bardo de la Réalité (chos nyid bar do) des Nyingmapa et du Bön, etc.

L’Imaginal est l’ensemble des idées éternelles, avec ses mythes (cosmogonie, théogonie, anthropogonie, etc.). Il peut prendre une forme minimaliste ou maximaliste, et il est accessible à la gnose (jñāna), qu’Antoine Favre définit comme “l’imagination active” ou “l’imagination créatrice”, qui se situe entre le savoir et le croire. Le savoir est la connaissance intellectuelle, la foi est la connaissance des “données traditionnelles”, et l’Imaginal est accessible à “une connaissance ou vision intérieure” et à une “révélation intuitive”. (Faivre, I, 19)

Pour Faivre, la gnose et la mystique sont liées : “la mystique, plus nocturne, cultiverait volontiers le renoncement ; la gnose, plus solaire, observerait le détachement et pratiquerait la mise en structure.” (Faivre, I, 21)

La “mise en structure” peut être vue comme l’équivalent de la notion orientale de “formation gnostique” (s. vyūha t. bkod pa, p.e. 'og min pad ma bkod pa, la formation de lotus d’Akaniṣṭha, ou Sukhāvatīvyūha - bde ba can gyi bkod pa). Le lotus symbolise ce qui pousse de, et s’élève au-dessus de la matière, sans en être souillée et sans être le ciel..., entre Ciel et Terre, Esprit et Matière. Les Terres Pures et le Saṃbhogakāya constituent l’Imaginal ou le mundus imaginalis bouddhiste mahāyāna ésotérique.

Les deux phases spiritualistes, gnostique et mystique, semblent bien compatibles avec les deux phases dite de l’engendrement (utpannakrama) de la structure de gnose et de l’achèvement (niṣpannakrama ou saṃpannakrama). Le “détachement” de la phase de gnose dans le bouddhisme ésotérique est la notion de vacuité. Son instrument est l’imagination créatrice (s. bhāvanā t. bsgom pa). Tous les éléments visualisés lors de la phase d’engendrement sont immatériels, imaginés activement, faits “de gnose” (jñāna t. ye shes kyi)[2].
L'attitude ésotérique, au sens de ‘gnostique’, est donc une expérience ‘mystique’ à laquelle viennent participer l'intelligence et la mémoire, qui toutes deux s'expriment sous une forme symbolique en reflétant divers niveaux de réalité. La gnose, selon une remarque du théosophe Valentin Tomberg, serait l'expression d'une forme d'intelligence et de mémoire ayant effectué un passage à travers une expérience mystique. Un gnostique serait donc un mystique capable de communiquer à autrui ses propres expériences d'une manière qui retient l'impression des révélations reçues en passant à travers les différents niveaux du ‘miroir’ “. (Faivre, I, 21)
Tout ce qui contribue à la “mise en structure” gnostique est appelée “méthode salvifique” ou “expédient” (Upāya) dans le bouddhisme ésotérique. Par extension, l’ensemble de l’entreprise gnostique peut être résumé sous ce nom. Et un maître expert en gnose est appelé “expert en la Méthode“ (s. upāya-kauśalya t. thabs la mkhas pa). Le sens, y nettement plus gnostique, a changé de celui de lUpāyakauśalyasūtra.

Après avoir été initié dans une structure gnostique (maṇḍala), l’imagination créatrice est entraînée à travers des exercices d’imagination (sādhanā). Grâce à la sympathie universelle, la loi de correspondance, et la théorie des signatures, “ce qui est en haut est en bas” et vice versa, et la même chose vaut pour le Milieu gnostique (mésocosme), dans les deux sens, haut et bas.

Différents degrés de réalité peuvent être accordés à l’imagination créatrice et ses “créations”. Faivre cite Georg von Welling (inspirateur du Naturphilosophe Goethe) :
Chacun est attiré, après sa mort, par les rayons de son imagination comme par un aimant puissant, vers ce qu'il a imaginé pendant sa vie, et il lui adviendra alors ce qui est en dans l’Apocalypse, XIV, 13: ‘Car leurs oeuvres les suivent [...]’. Les effets de notre imagination sont insondables a presque incompréhensibles, comme nous en instruit l'expérience quotidienne des femmes enceintes. Quels effets étranges leur imagination (Imagination oder Einbildungskraft) n'a-t'elle pas eu sur le fruit de leurs entrailles.”[3]
Puis Friedrich C. Oetinger :
L'imagination peut être au début une pensée sans substance ; mais ensuite elle se fait substance[4], et elle n'est plus un rien mais un quelque chose qui s'est développé organiquement tout en s'étant engendré de lui-même. Sois donc sur tes gardes.”[5]
Comme preuve, les théosophes citaient souvent des anecdotes de femmes enceintes dont l’imagination avait été marquée un moment donné[6], et qui avaient donné naissance à un enfant avec des marques physiques rappelant cette expérience spécifique. Je me souviens d’un vieux tourbier dans mon village qui racontait (années 1970, Sud des Pays-Bas) que la marque du crapaud qu’il avait sur l’épaule, était le fruit d’un crapaud qui avait sauté sur l’épaule de sa mère enceinte de lui, et qui l’avait effrayé.

Ce n’est pas, et cela n’a pas toujours été, un travail purement spirituel, comme on peut lire dans des livres spiritualistes vulgarisateurs. Le spiritualisme peut être très matériel ou pensé de façon matérielle. L’âme n’imagine pas, c’est l’esprit (mens), l’imagination, qui imagine comme son nom l’indique. Néanmoins, dans la doctrine tibétaine des états intermédiaires (bardo), l’âme du défunt, séparé du corps de sa dernière (provisoire) existence, semble toujours être doté de la faculté de l’imagination[7], nécessaire pour les exercices d’imagination, qui du coup ne sont plus des exercices, mais la véritable épreuve de feu. Quelles que soient les justifications et les interprétations[8] des pratiques postmortem, ces idées ne sont pas celles de la doctrine du bouddhisme originel.

L’imagination créatrice des théosophes semble s’apparenter de la magie, une magie minimaliste s’entend, ou de la foi, capable de créer de la substance (substantia, voir la note sur Saint Paul). Il ne s’agit pas d’une foi opérant dans un vide, mais une foi bien encadrée. Cet encadrement est l’Imaginal, le plus souvent un Imaginal collectif et partagé (superstructure). Le collectif et le partage d’un Imaginal donnent davantage de “substantia” (gnose, jñāna) à la foi et l’imagination créatrice. Ce cadre peut aussi être fourni par une “sympathie universelle” ou une “coproduction conditionnée”. Il peut même être réduit à une simple loi psychologique où le désir-volonté et l’imagination créatrice, sans cadre religieux ou spirituel (ni même social d’ailleurs), suffisent pour faire advenir la chose voulue ou désirée (“réaliser son rêve”), seul ou sous la direction d’un coach. Je pense ici à la Pensée positive, la méthode Coué, etc. Ce que l’on veut souvent, c’est d’aller mieux, a titre individuel, parce qu’on ne va pas bien, ou ce n’est pas le top. Nous avons nous-mêmes toutes nos ressources et tout notre potentiel en nous, nous répète-t-on partout. Pour y avoir accès, il faut d’abord s’en convaincre, se faire confiance. Au besoin, il faut se régénérer, pour “guérir”, parce qu’on est comme malade, quand on n’arrive pas à réaliser ses rêves ou qu'on "souffre du stress". On n’a pas accès à tout son potentiel et à tous ses pouvoirs. On le constate bien dans sa vie et dans celle des autres, qui cherchent aussi leur bien-être à titre individuel… Tout un marché de bien-être se met en place, pour répondre à ce besoin croissant. D’ailleurs comment se porte votre attention et celle de votre famille ? Comment sont vos taux d’ego (attention : faire la distinction entre l'ego à haute densité HDE et à basse densité LDE) et de compassion ? Avez-vous déjà vu un professionnel ?

J’ai bien peur que “le bien-être” soit un problème qui se règle d’abord de manière collective, sociale, politique, et pas individuelle. “We are social animals” répète le Dalai-Lama, et “prayer is not enough”, “man created the problems and man has to resolve them”. Espérons qu’il ne pensait pas à une quelconque magie. Tant que l’imagination créatrice reste ainsi enfermée dans de la magie (minimaliste ou maximaliste) à des fins individuelles, les professionnels de la sympathie universelle auront de beaux jours devant eux. Chacun faisant en peu de magie dans son coin.

***

[1] Quelle est la Lumière qui produirait l’ombre (“matériel”) de l’Esprit en l’éclairant ? Quel genre d’Esprit (opaque) empêcherait la Lumière de passer pour jeter son ombre ?

[2] Faivre établit un lien entre gnose et engendrement (genèse), dont le Gn serait dérivé de la racine Kn. Vol. I, p 18

[3] Opus mago-cabbalisticum et theosophicum, Commentaire sur Hébreux, xi, 1.

[4] “Saint Paul rapproche ces deux notions : “Or la foi est une ferme assurance (substantia) des choses qu'on espère, une démonstration (argumentum) de celles qu'on ne voit pas . C'est par la foi que nous reconnaissons (intellegimus) que le monde a été formé par la parole de Dieu, de sorte que ce qu'on ne voit pas a été fait de choses visibles '. “ Faivre, I, 138

[5] Dictionnaire biblique et emblématique.

[6] Faivre donne un exemple cité par Nicolas de Lyra selon lequel “une femme espagnole fut injustement soupçonnée de rapports illicites avec un homme de couleur parce qu'elle avait donné naissance à un enfant noir, alors que selon elle il s'agissait de l'effet produit sur elle par un tableau pendu dans sa chambre et représentant un groupe d'Éthiopiens.” (Faivre, II, 174)

[7] Et donc du mental, qu’il avait pourtant dû perdre durant le processus de dissolution progressive au moment de la mort. On explique cela par l’idée que l’âme prend un corps mental, ayant les mêmes capacités sensorielles, mais comme du corps dans un rêve.

[8] Principalement, il s’agit de guider un être au niveau où il se trouve vers un niveau supérieur. Pour faire cela, il faut souvent se servir des idées et des arguments qu’il comprend. Voir les enfants dans la maison en feu du Soutra du Lotus.
L’histoire de la maison en feu, racontée dans le troisième chapitre du Saddharma-pundarīka-sūtra (Soutra du Lotus). Des enfants absorbés dans leur jeu se trouvent dans une maison en feu. Leur père, très riche, leur promet de superbes objets (des chars tirés par des animaux) afin de les faire sortir de la maison. Les chars qu’il leur offrira en réalité dépassent les descriptions des chars promis.

1 commentaire:

  1. "J’ai bien peur que “le bien-être” soit un problème qui se règle d’abord de manière collective, sociale, politique, et pas individuelle."

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