vendredi 29 novembre 2019

La magie coproductionnelle


Le traité sur l’astrologie et la magie astrale du néoplatonicien Al-Kindi se base sur la théorie de la sympathie universelle, ou harmonie (céleste). Al-Kindi, musulman, a une conception de la magie, qui s’approche plutôt de la “magie naturelle”[1], permettant aux hommes de connaître les vertus occultes des choses sans l’intermédiaire de daimons. S’adresser aux planètes comme des dieux, ou aux étoiles comme des daimons pourrait passer pour de l’idolâtrie.

Dans ce système “magique naturelle” de la sympathie universelle, ce n’est plus la volonté (faveur ou défaveur, suite aux sacrifices ou défaut de ceux-ci) des dieux et des daimons qui détermine les effets de la magie astrale, mais la bonne connaissance du “rayonnement” des planètes et des étoiles et la pratique conforme de la magie astrale. On voit bien que la structure et le fonctionnement anciens du système théurgique restent en place, mais on ne s’adresse plus aux dieux ni aux daimons. On les ignore, pour se concentrer sur les “lois” qui régissent la sympathie universelle, y compris les dieux et les daimons. Hormis cela, la magie et les rituels restent sensiblement les mêmes.

L’élément magique de base est évidemment ce “rayonnement”, visible ou invisible, mais efficace. C’est une substance active capable de mouvoir. Dans le système d’Al-Kindi, la magie astrale des néoplatoniciens polythéistes (théurgie) a dû se purger des dieux et daimons, ou plutôt on ne tient plus compte de leurs éventuelles volontés. Dieu est le premier moteur (la cause première), mais sa transcendance absolue l’empêche d’être directement impliqué dans “la machine du monde” et les lois qui la régissent.

Dans le bouddhisme primitif, on trouve une attitude similaire. On pourrait comparer la sympathie universelle à la production conditionnée (s. pratītyasamutpāda) du bouddhisme. C’est une “machine” qui tourne toute seule, sans l’intervention d’un Dieu ou d’un Bouddha. Pour expliquer le fonctionnement de la production conditionnée, le Bouddha n’a pas besoin des dieux et des daimons (qui font cependant partie des 5/6 mondes), eux-mêmes régis par la production conditionnée, et subissant celle-ci. Dans le bouddhisme tel qu’il a évolué, des rôles plus importants ont été attribués aux dieux et daimons, et les bouddhistes n’ont pas manqué de s’adresser à eux, à toutes fins utiles, dans une approche “magique antique”. Il y avait une sorte de cohabitation entre un bouddhisme philosophique et logique et d’une magie astrale à l’ancienne. Dans certaines formes de bouddhisme, cette magie astrale a même pris le dessus. Dans le cas du Bouddha et d’Al-Kindi, il y a une certaine émancipation des dieux et daimons, et un éloignement de la “magie antique”. La même chose vaut pour l’église catholique à partir du XIIIème siècle, et le protestantisme plus tard.

Dans le système de la production conditionnée bouddhiste, ce n’est pas le rayonnement qui est l’élément fondamental du système, mais le “karma”, officiellement “cause et effet”. Dans le concept de karma, les causes et les effets sont réifiés. Selon les théories de karma, celui-ci peut être quasi substantiel, à la façon des rayons stellaires. Au lieu des rayons stellaires, ce sont les “rayons” karmiques qui déterminent ce qui arrive dans le monde et qui ont un “effet moteur”. Les causes et les effets peuvent sembler “latents” pendant de longues périodes, pour devenir opérationnels au moment opportun. Du moins aux yeux de ceux-ci qui n’en connaissent pas tous les tenants et aboutissants. A trop vouloir savoir comment fonctionne le karma exactement, on deviendrait fou aurait dit le Bouddha. Autrement dit, il vaut mieux ne pas trop creuser ce concept. Juste ce qu’il faut, pour bien se comporter.

Celui qui connaît l’astrologie et la magie astrale est appelé un “sage” par Al-Kindi.
“2. Mais si quelqu'un pouvait connaître toutes les choses, celui-là aurait observé leur causalité réciproque. Il saurait donc que toutes les choses qui arrivent et sont produites dans le monde des éléments sont causées par l'harmonie céleste, et de cela il déduirait que les choses de ce monde, qui sont en rapport avec cette harmonie, surviennent nécessairement. Les sages ont en effet clairement remarqué cela en de nombreuses occasions, et c'est pourquoi la raison humaine juge qu'il en va de même pour l'ensemble des autres cas.” (De radiis d'Al-Kindi, trad. Didier Ottaviani, éd. Allia)
Tout comme la magie astrale permet de changer ce qui arrive dans le monde, en influant l’harmonie céleste de la sympathie universelle, les bouddhistes peuvent par leurs actes (karma) “influer” la production conditionnée, en ce que celle-ci détermine ce qui nous arrivera à titre individuel. Les actes ont donc une magie “coproductionnelle” (“effet moteur”) qui leur est propre. Ceux qui connaissent la “loi du karma”, y compris ses astuces, et qui les appliquent conformément sont des “sages”. Les astuces, ce sont par exemple les actes (particulièrement) positifs, faits à des jours fastes, près d’une personne sainte, d’un monument ou autre support saint ou consacré, etc. Il y a des facteurs qui multiplient la force karmique des actes. Comme par exemple les jours commémorant les douze actes du Bouddha (le chiffre n’est pas anodin d’ailleurs), ou dans les formes ésotériques du bouddhisme des jours fastes, en fonction de “l’harmonie céleste” justement. Dans les formes ésotériques du bouddhisme, la production conditionnée et l’harmonie céleste semblent presque faire un…

Cela se retrouve même dans la terminologie. Dans le bouddhisme tibétain, le mot production conditionnée (s. pratītyasamutpāda) se dit “rten cing 'brel bar 'byung ba”, abrégé en “rten 'brel”. Ce terme abrégé est utilisé aussi pour traduire enchaînement causal (s. nidāna), dans les douze nidānas, et par extension un lien, une connexion. Il peut prendre un sens magique, assez conforme à la sympathie universelle d’un Al-Kindi. Toutes les “astuces” de la loi du karma, sont comme des “exercices d’imagination” qui font appel au pouvoir de l’imagination créatrice. Les “tendrel” dans le sens de lien et connexion veulent créer des “effets moteurs” qui feront en sorte de créer les bonnes conditions pour que les choses souhaitées arrivent dans le futur. Comme si on plantait des graines dans l’harmonie céleste ou dans la production conditionnée. la magie astrale fera en sorte que ces graines se développent, mûrissent et apporteront les fruits souhaités. Ce n’est pas uniquement une magie astrale (jours fastes etc.), mais aussi une magie coproductionnelle où le karma remplace le rayonnement.

Pour rappel, les 6 facteurs de la magie astrale/l’imagination créatrice :
1. le désir
2. l’image mentale
3. la certitude de l’effet futur
4. l’expression verbale
5. l’opération manuelle
6. jour faste


***

[1]Cette idée s’impose à partir du moment où l’on pense pouvoir donner une explication naturelle, presque scientifique, des phénomènes que l’on croyait jusqu’alors être l’œuvre de démons qui auraient été les seuls connaisseurs des secrets de la nature. La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature.” ( Le voile dIsis, Hadot, p. 122-123)

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