Le grand stūpa de Sanchi (photo de Jean-Pierre Dalbéra) |
Le symbolisme à son déclin
“L'abondance des images où la pensée médiévale à son déclin risquait de se dissoudre n'aurait été qu'une fantasmagorie chaotique, si la conception symbolique n'avait tout embrassé dans un vaste système où chaque figure trouvait sa place.”
“« En cultivant le sens permanent de notre rapport avec la puissance qui créa les choses, nous devenons plus aptes à leur réception. La face externe de la nature n'a pas besoin de changer, les significations changent. C'était la mort, et voilà que cela redevient la vie. C'est la différence qui existe à regarder quelqu'un avec détachement ou avec les yeux de l'amour... Quand nous voyons toute chose en Dieu et que nous rapportons tout à lui, nous lisons dans les choses vulgaires des significations supérieures[1] »”.
“C'est là le fond psychologique sur lequel croît le symbolisme. En Dieu, nulle chose n'est vide de sens : « nihil cavum neque sine signo apud Deum », a dit saint Irénée. La conviction que tout a une signification transcendante cherchera à se formuler. Autour de la figure de la divinité se cristallisera le système imposant des figures symboliques, qui se rapportent toutes à lui, parce que toute chose a son sens en lui. L'univers se déploie comme un vaste ensemble de symboles, se dresse comme une cathédrale d'idées. C'est la conception du monde la plus richement rythmique, c'est l'expression polyphone de l'harmonie éternelle.”
“Du point de vue causal, le symbolisme se présente comme une espèce de court-circuit de la pensée. Au lieu de chercher le rapport de deux choses en suivant les détours cachés de leurs relations causales, la pensée, faisant un bond, le découvre, tout à coup, non comme une connexion de cause ou d'effet, mais comme une connexion de signification et de finalité. Un rapport de ce genre pourra s'imposer dès que deux choses auront en commun une qualité essentielle qu'on peut rapporter à une valeur générale. Ou, pour employer la terminologie de la psychologie expérimentale : toute association basée sur une similitude quelconque peut déterminer immédiatement l'idée d'une connexion essentielle et mystique. Fonction mentale assez pauvre, si l'on en restait là. De plus, fonction très primitive, si l'on se place au point de vue ethnologique. Dans la pensée primitive, les lignes de démarcation sont confuses. Par suite, cette pensée incorpore dans le concept d'une chose déterminée toutes les notions qui s'y rattachent par une relation ou une similitude quelconques. Or nous voilà tout près du symbolisme.”
“Tout réalisme, au sens scolastique[2], mène à l'anthropomorphisme. Après avoir attribué à l'idée une existence réelle, l'esprit voudra voir cette idée vivante et ne le pourra qu'en la personnifiant. Ainsi naît l'allégorie. Elle n'est pas la même chose que le symbolisme. Celui-ci constate un rapport mystérieux entre deux idées, l'allégorie donne une forme visible à la conception de ce rapport. Le symbolisme est une fonction très profonde de l'esprit. L'allégorie est superficielle. Elle aide la pensée symbolique à s'exprimer mais elle la compromet en même temps en substituant une figure à une idée vivante. La force du symbole s'épuise dans l'allégorie.”
“Le moyen-âge à son déclin présente [la pensée religieuse symboliste] en sa dernière floraison. Le monde s'étend, déployé dans une figuration universelle et les symboles sont comme des fleurs pétrifiées. De tout temps, d'ailleurs, le symbolisme a eu tendance à devenir purement mécanique et à dégénérer en habitude. Il n'est pas le produit de la seule exaltation poétique, mais aussi de la pensée, à laquelle il s'accroche comme une plante parasite. L'assimilation ne repose souvent que sur une égalité de nombre. Une perspective immense de dépendances d'idées s'ouvre de ce fait, mais ce ne sont que des exercices d'arithmétique. Ainsi, les douze mois signifieront les apôtres; les quatre saisons, les évangélistes ; l'année, le Christ. Il se forme tout un agglomérat de systèmes de sept. Aux sept vertus correspondent les sept prières du Pater, les sept dons du Saint-Esprit, les sept béatitudes et les sept psaumes de la pénitence. Tous ces groupes de sept sont en rapport avec les sept moments de la Passion et les sept sacrements. Chacun d'eux s'oppose aux sept péchés capitaux qui sont représentés par sept animaux et suivis par sept maladies.”
“Le symbolisme était usé. La recherche de symboles et d'allégories était devenue un vain jeu de l'esprit, une fantaisie superficielle sur une seule analogie. La sainteté de l'objet lui donne encore quelque peu de valeur spirituelle. Mais dès que la manie du symbolisme s'applique aux matières profanes ou simplement morales, la décadence apparaît.”
“Le symbolisme était la traduction défectueuse de rapports pressentis par intuition, analogues à ceux que nous révèle la musique. Videmus nunc per speculum in ænigmate[3]. On avait conscience d'être en face d'une énigme, mais pourtant on essayait de distinguer les figures dans le miroir. On ne pouvait expliquer les images qu'au moyen d'autres images. Le symbolisme était comme un second miroir qu'on opposait à celui de la création elle-même. Tout concept était devenu plastique ou pictural. La représentation du monde avait atteint la sérénité d'une cathédrale au clair de lune, où la pensée pouvait s'endormir.”
Vers l’abandon des images
“Le symbolisme était comme le souffle vital de la pensée médiévale. Disparaissait-il ou se faisait-il purement mécanique, l'édifice grandiose des dépendances voulues par Dieu n'était plus qu'une nécropole. Un idéalisme systématique qui entrevoit les rapports des choses suivant leurs qualités considérées comme essentielles mène à la rigidité et à une classification stérile. Il est si facile de diviser et de subdiviser les notions d'une manière déductive. Le firmament spirituel portera donc une infinité de constellations symboliques plus ou moins arbitraires. A part les règles d'une logique abstraite, il ne se trouve aucun correctif pour dénoncer une erreur dans la classification ; l'esprit s'abuse et est porté à surévaluer la certitude du système qu'il a créé.”
“L'homme du moyen-âge veut-il connaître la nature ou la raison d'une chose, il en prolongera les lignes dans la direction de l'idée générale. Qu'il s'agisse d'une question politique, sociale ou morale, il commence toujours par la réduire à son principe universel. Les choses les plus banales sont envisagées sous ce jour.”
“Un idéalisme systématique se manifeste partout. Pour chaque métier, dignité ou état, se forme un idéal moral et religieux nettement circonscrit vers lequel chacun doit tendre afin de servir Dieu dignement.”
“Cette tendance à tout ramener à un type général a été considérée comme une faiblesse de l'esprit du moyen-âge, qui ne serait pas parvenu à distinguer et à décrire les traits individuels. Mais c'est de propos délibéré que l'homme du moyen-âge néglige les particularités et nuances individuelles des choses. C'est son besoin de subordination, résultat d'un profond idéalisme, qui le mène à agir de la sorte. C'est moins l'impuissance à discerner les traits individuels que la volonté consciente d'expliquer le sens des choses, leur rapport avec l'absolu, leur signification générale.”
“L'occupation par excellence de l'esprit médiéval est l'exposition du monde en idées et la classification de ces idées d'après un système hiérarchique. De là, la possibilité de détacher d'un complexe une qualité quelconque et de la considérer isolément.”
“Cette analyse de toutes les choses, privée du critérium du rapport causal, devient automatique, et dégénère en pur numérotage. Aucun domaine ne s'y prêtait mieux que celui des vices et des vertus. Chaque péché a son nombre fixe de causes, d'espèces, d'effets. Il y a, selon Denis le Chartreux, douze folies qui trompent le pécheur. Chacune d'elles, illustrée, figurée, appuyée par des textes de l'Ecriture et des symboles, acquiert la tranquille certitude d'une statue de portail. La même série réapparaît, étudiée sous un autre rapport. L'énormité du péché doit être considérée à sept points de vue : celui de Dieu, celui du pécheur, de la matière, des circonstances, de l'intention, de la nature du péché et de ses conséquences. Puis, chacun des sept points est subdivisé à son tour en huit ou en quatorze. Il y a six faiblesses de l'esprit qui font pencher au péché, etc. Cette systématisation morale a ses analogies dans les livres du bouddhisme.”
“Le « Réalisme » médiéval (en effet un hyper-idéalisme) doit être considéré, malgré l'apport du néoplatonisme christianisé, comme une conception primitive. La philosophie avait sublimé et clarifié le réalisme ; mais celui-ci restait l'attitude de l'homme primitif qui attribue être et substance aux choses abstraites.”
“Cette conception matérialiste s'imposait davantage encore pour les péchés que pour les bonnes œuvres. L'Église, il est vrai, a toujours enseigné que le péché n'est pas une chose ou une entité. Mais comment aurait-elle pu prévenir l'erreur, quand tout concourait à l'insinuer dans les esprits ? L'instinct primitif qui voit dans le péché un élément qui souille ou corrompt, qu'il faut par conséquent laver ou détruire, était fortifié par la systématisation en usage, par la figuration suggestive des péchés et même par la technique que l'Église employait en matière d'absolution. Denis le Chartreux a beau rappeler qu'il ne s'agit que de comparaisons quand il nomme le péché une fièvre, une humeur froide et corrompue ; la pensée populaire, sans aucun doute, perdait de vue les restrictions des dogmatistes.”
“Si, pour inculquer la crainte et l'horreur, l'imagination dispose de ressources d'une richesse effrayante, l'expression des joies célestes, par contre, reste toujours extrêmement primitive et monotone. Le langage humain ne peut donner la vision du bonheur absolu. Denis le Chartreux s'épuise en superlatifs qui ne font que multiplier l'idée arithmétiquement, sans l'éclaircir ni l'approfondir. « Trinitas supersubstantialis, superadoranda et superbona... dirige nos ad superlucidam tui ipsius contemplationem. » Le Seigneur est « su permisericordissimus, superdignissimus, superamabilissimus, supersplendidissimus, superomnipotens et supersapiens, supergloriosissimus ».
A quoi bon accumuler les mots qui expriment la hauteur, la largeur, l'inépuisable et l'incommensurable ? On en reste toujours aux images, à la réduction de l'infini au fini, partant, à l'affaiblissement du sentiment de l'absolu. Chaque sensation, en s'exprimant, perd sa force ; chaque propriété attribuée à Dieu lui dérobe un peu de sa redoutable majesté.
Alors commence la lutte émouvante de l'esprit qui veut atteindre à la Divinité sans le secours des images. Cette lutte est la même à toutes les époques et chez toutes les races. On ne peut se passer tout d'un coup du secours de l'expression imagée : celle-ci tombe pièce à pièce. Ce sont les personnifications concrètes, les symboles qui disparaissent les premiers : il n'est alors plus question de sang et de rachat, d'eucharistie, de Père, de Fils et de Saint Esprit. Eckhart nomme à peine le Christ, et moins encore l'Église et les sacrements. Mais la contemplation de l'Etre absolu n'en reste pas moins liée à des notions naturelles : étendue et lumière, lesquelles se changent d'abord en leurs contraires silence, vide, obscurité. Et ces dernières reconnues insuffisantes, on cherche à remédier à leur inefficacité en les accouplant à leurs contraires. En dernier lieu, il ne restera que la négation pure : les mystiques comme Jean Scot Erigène et Angelus Silesius nomment la Divinité : Néant.”
“Cette marche de l'esprit contemplatif vers l'abandon des images n'a naturellement pas eu lieu dans l'ordre suivi que nous venons de décrire. La plupart des effusions mystiques en montrent simultanément les différentes phases. Celles-ci sont présentes chez les Hindous, parfaitement développées chez le Pseudo-Denis l'Aréopagite, source de toute la mystique chrétienne, et reprises par les Allemands au XIVe siècle.”
“La représentation imagée était-elle vaincue ? Sans image et sans métaphore, il est impossible d'exprimer une seule idée. Tout effort pour s'élever au-dessus des images est voué à l'insuccès. Ne parler de ses plus ardentes aspirations que d'une manière négative ne satisfait pas les besoins du cœur, et là où la philosophie ne trouve plus d'expressions, la poésie intervient. La mystique a toujours retrouvé le chemin qui, des hauteurs vertigineuses, descend vers les prairies en fleurs.”
“Pourquoi l'Église s'est-elle toujours alarmée des excès de la mystique ? A cause du danger que tous ses concepts, dogmes et sacrements soient consumés par le feu de l'extase avec les formes et les images. Or, la nature même des transports mystiques impliquait une sauvegarde pour l'Église. S'élever à la clarté de l'extase, errer sur les hauteurs solitaires d'une contemplation dénuée de formes et d'images, goûter l'union avec le principe un et absolu, ce n'était pour le mystique que la grâce singulière d'un moment. Il fallait redescendre des hauteurs. Les extrémistes, il est vrai, avec leur suite d'enfants perdus, s'égaraient bien dans le panthéisme et les excentricités.”
“« La philosophie unitive est irrationnelle, insensée et folle. » Le chemin du mysticisme mène à l'inconscience. En niant tout rapport positif entre la divinité et ce qui a un nom et une forme, le mystique abolit la transcendance. La mystique intensive signifie le retour à une vie mentale pré-intellectuelle. Tout ce qui est culture s'efface et s'annule.
Si, néanmoins, la mystique a de tout temps porté des fruits abondants pour la culture, c'est qu'elle s'élève toujours par degrés, et qu'à ses débuts elle est un facteur puissant de développement spirituel. La contemplation exige comme état préparatoire la culture sévère de la perfection morale. La mansuétude, le refrènement des désirs, la simplicité, la tempérance, le travail, pratiqués par les mystiques, créeront autour d'eux une atmosphère de paix et de ferveur.”
***
[1] James, Varieties of religions experience, p. 474, 475.
[2] Idéalisme platonique, ou idéalisme primitif
[3] 12 Videmus nunc per speculum in ænigmate: tunc autem facie ad faciem.
Nunc cognosco ex parte: tunc autem cognoscam sicut et cognitus sum.
12 Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu.
St Paul aux Corinthiens
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