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samedi 4 juillet 2020

La nympholeptie du bouddhisme ésotérique


Krishna nageant avec les gopis dans la rivière Yamuna, Rajasthan XIXè s.

L’animisme est un « système de pensée qui considère que la nature est animée et que chaque chose y est gouvernée par une entité spirituelle ou âme ». Le polythéisme est une forme plus élevée et mieux organisée de l'animisme (atilf).

Dans une Nature animée anthropomorphée, les hommes ont tendance à se rapporter aux entités spirituelles gérant des aspects de la Nature, comme ils se rapportent aux agents d’une hiérarchie dont ils sont le sujet. Ils peuvent aller les voir ces agents pour plaider leur cause, en leur proposant des biens en échange d’une faveur.

Le polythéisme animiste précède le culte de dieux monolâtres, monistes, ou monothéisantes etc. Quand le culte d’un dieu monothéisant[1] s’installe, il intègre des pratiques animistes populaires dans un premier temps, de façon plus ou moins amicale et tolérante. Même les grands cultes monothéistes ont des panthéons avec des saints etc. qui peuvent intercéder en faveur des croyants. Au lieu de s’adresser directement auprès de Dieu, ont intercède auprès d’un saint spécialisé en la matière, dans laquelle on souhaiterait obtenir une faveur. Le croyant peut faire une promesse au saint, ou lui dédier un ex-voto en cas d’une réponse favorable.

Ex-voto ND de la Garde Marseille

Au premier millénaire du Moyen-Âge indien, les cultes de dieux monothéisants se répandent, y compris par la force, en intégrant des cultes animistes de villages des régions reculées. Les entités spirituelles des cultes animistes (a-sura = non-dieu) prêtent serment au dieu monothéisant (« ils sont domptés »), et font désormais partie de leur cercle (maṇḍala). Pour des faveurs spécifiques, les croyants peuvent s’adresser à des non-dieux experts.

Cette tendance existe dans le shivaisme, où Śiva, ou des membres de sa Famille, deviennent le Seigneur des troupes (gaṇapati), ou le Seigneur des causeurs d’obstacles (Vighneśvara). Les troupes (gaṇa) de ceux qui peuvent causer ou enlever des obstacles sont les a-sura, les non-dieux anciens par rapport aux nouveaux dieux. Ces dieux anciens sont néanmoins ceux qui font tourner le monde, et il est important de ne pas l’oublier, notamment quand on besoin de leurs services.

Dans les cultes ésotériques (tantras) du shivaisme, vishnuisme, bouddhisme etc., les cultes anciens font partie intégrante du tantra, qui est centré sur le cercle (maṇḍala) du dieu monolâtre et ses lieutenants. En prenant un tantra comme le Hevajra Tantra, le dieu principal est Hevajra, qui occupe le centre du maṇḍala avec son épouse Nairātmya. Le Tantra reflète la série de questions que le disciple Vajragarbha posa à Hevajra concernant son propre culte. Il y eut également des instructions destinées à Nairātmya. L’ensemble du tantra constitue donc le manuel d’instruction du culte de le heruka Hevajra, dont l’objectif premier est de devenir comme Hevajra, avec son accomplissement ultime, mais aussi tous les pouvoirs (siddhi) dits « mondains » dont le heruka a besoin pour faire le bien des êtres. Ces pouvoirs ne sont autres que les pouvoirs animistes réintégrés dans le tantra, sous la forme de leurs a-sura agents, incorporés dans le maṇḍala du dieu.

Quand il s’agit de régler des problèmes plus concrets de la vie, et à toutes fins utiles, le Hevajra Tantra nous apprend comment procéder, pour utiliser « habilement » des pratiques animistes. En fait, cette partie du HT avait été demandée par Nairātmya (« la Nature ») au Dieu, pendant leur coït.[2] Tous les non-dieux sont conviés[3], et reçoivent des offrandes de fleurs, encens, viandes... Les yogis adeptes du Hevajra Tantra sont priés de continuer à faire ses sacrifices aux a-suras pour leur propre confort et bonheur, et pour satisfaire les non-dieux. En échange, les non-dieux leur accorderont leurs faveurs pendant tous les rituels magiques de soumission, de destruction des ennemis, d’expulsion, de meurtre, d’attraction, d’apaisement, de création de conditions de bonheur et leur augmentation.[4]

Le chapitre de la Manifestation du maṇḍala de Hevajra fait suite à une autre question posée par Nairātmya. Hevjara explique et montre comment leur union produit la passion universelle (mahārāga) et le couple divin se dissout dans un flot orgasmique cosmique.[5] Les déesses demandent par des chants au Dieu d’en émerger, parce que sans Lui, elles meurent. C’est alors la phase de génération du maṇḍala qui est expliquée. Nairātmya réussit à arracher tous les secrets à Hevajra en l’enlaçant et en l’embrassant. Il donne alors malgré lui, le mantra pour soumettre toutes les femmes, pour menacer les méchants, pour démettre (pātanā) les non-dieux reptiliens et pour écraser les dieux et les non-dieux. Il donne en fait la recette pour devenir soi-même un dieu monolâtre. Nairātmya reçoit ce mantra pour se protéger elle-même.

La nymphe Tilottamā
Pour que Vajragarbha reçoive la consécration, il doit attirer la nymphe céleste Tilottamā en créant un maṇḍala entouré de flammes. En récitant d’une belle voix de basse le mantra 10.000 fois, il attirera toutes les femmes. En récitant le mantra 100.000 fois, il s’unit au vajra, et sera capable d’accomplir tous les rituels.[6]

On procède à la consécration. Le maṇḍala est dessiné conformément, le vase rituel (skt. vijayakalaśa) est posé au centre, et l’on fait entrer les huit femmes partenaires (vidyā), âgées entre 12 et 16 ans, joliment parées. Le yogi officiant (ācārya) « sert » les femmes. Le rituel commence. Pour les détails je vous réfère au Hevajra Tantra. Ce sont les préparatifs pour le déroulement des quatre consécrations[7]. Le disciple à consacrer entre le maṇḍala, et reçoit la consécration de Maître (ācārya). Il est progressivement initié en les quatre instants et les quatre joies. En guise de la quatrième consécration, Hevajra prononce un verset que l’on retrouve dans le Chant de Distiques de Saraha (DKG n° 27), et qui correspond à la réalisation de la mahāmudrā. Ici, dans le Hevajra Tantra, la mahāmudrā est une expérience générée par l’union sexuelle yoguique du disciple et son partenaire.
« Ceci est l’expérience à la fin de la joie suprême et au commencement de la joie de cessation, qui est à la fois le vide et le non-vide, ainsi que le Heruka. »[8]
Pour les adeptes du Hevajra Tantra, et de son Commentaire (Yogaratnamālā) composé par Kṛṣṇācārya, l’accomplissement de la mahāmudrā passe par cette consécration, ce rituel et ce cadre mythologique. Pour ces adeptes, le bien des êtres, l’activité spontanée d’un Bouddha, passe par les Corps formels ainsi édifiés, et par les pouvoirs (siddhis) ainsi obtenus.

L’approche de la mahāmudrā de Saraha permet de ne pas s’appuyer sur le tantra et son animisme intégré et les pratiques magiques associées, pour l’approche de Kṛṣṇācārya, cela est indispensable. Selon l’approche de Kṛṣṇācārya, la partenaire féminine, la jeune fille de 12-16 ans, est appelée une « mahāmudrā relative » (skt. saṃvṛtyācārarūpeṇa). Hevajra décrit en détail ses caractéristiques[9].

Celui qui veut utiliser une « mahāmudrā relative » pour obtenir la « mahāmudrā ultime », doit d’abord faire un vœu.
« Puissè-je naître dans mes futures existences comme un membre de la Famille (skt. Kula), garder les préceptes de mon Observance (skt. samaya), instruire les autres en la pratique de Hevajra, la compassion et la dévotion au gourou. Puissè-je naître dans mes futures existences tenant le Vajra et la cloche dans mes mains, promouvoir la doctrine profonde et retrouver les fluides sexuels des femmes[10]. »
Ceci n’est pas rien, c’est un vœu, et ce qui motive l’adepte du Hevajra Tantra.

Les chapitre 9 et 10 (II, IX-X) du Hevajra Tantra traitent de la composition des mantras, de leurs objectifs, et de leur récitation. On y apprend les méthodes magiques pour détruire les ennemis de la doctrine du Bouddha, les non-croyants, en visualisant l’individu en question, la tête pendue vers le bas, vomissant du sang, tremblant de peur. On imagine qu’une lance enflammée lui entre dans le dos et que par la visualisation de la syllabe-germe de l’élément feu dans son cœur, il meurt instantanément.[11] On y apprend des mantras pour paralyser (stambhana), pour expulser (y compris des Bouddhas), pour hypnotiser (abhicārukaṁ, pour attirer (ākarṣana) des nymphes célestes (y compris notre Tilottamā), pour tuer des deva et des hommes. Différents types de rosaires doivent être utilisés en fonction de l’activité.

Dans le Cakrasamvara Tantra[12], on trouve même une recette pour un avortement. Il faut dire que les matṛika, tout comme les autres non-dieux, peuvent causer le bien et le mal, et sont connues pour tuer les enfants à naître et les jeunes enfants. Elles peuvent donner et prendre la vie.
« Make an offering of the ḍākinī sacrificial cake, with cat, mongoose, dog, crow, crane, and jackal; there is no doubt that in this Tantra this quickly yields power. Make a cord from the hair of rabbit, and so forth, and enchant it a thousand times; he around whose neck it is bound will become like that. Having enchanted one's hand one thousand times with karavira blossoms, and employing each syllable, touch a pregnant woman. One transfers the embryo (skt. garbha), and in release [from it] there is liberation (skt. mokṣa). Whomever is admonished is killed and then caused to live again. »[13]
J’ai laissé la petite recette pour transformer quelqu’un en un animal pour l’anecdote.

Que faire de tout cela ? Les instructeurs du bouddhisme ésotérique tibétain connaissent très bien le chemin à suivre, tel qu’ils le conçoivent : tout le chemin, pas une petite étape. Pour devenir un Bouddha pleinement éveillé, c’est-à-dire un Bouddha disposant de, et utilisant tous les moyens (Corps formels, pouvoirs magiques, etc.), le passage par la mahāmudrā de Kṛṣṇācārya est obligatoire. Les tantras bouddhistes expliquent clairement pourquoi cela inclue des pratiques animistes. Il suffit de lire les tantras bouddhistes et leurs commentaires. Le bouddhisme des Anciens (nyingma) a ses propres cycles de pratiques hybrides, où l’on trouve à la fois des instructions sur la nature de l’esprit, des pratiques animistes, et des pratiques gnostiques permettant de choisir une bonne matrice humaine lorsqu’on est une larve spirituelle (gandharva) dans l’état intermédiaire du Bardo.

Il n’est pas toujours facile pour un occidental qui s'intéresse à la spiritualité orientale d’admettre que l’on ait quelque difficulté à accepter telle quelle une tradition de mille ans, qui s’appuie sur les sciences magiques, astrologiques, démonologiques, alchimiques, et spirituelles de son époque. Que faire des pratiques animistes, qui font partie du cursus ésotérique ? Que penser de la façon de laquelle un Bouddha heruka fait le « bien des êtres » ? Un « bien des êtres » dont les seules recettes données dans le Tantra sont des violences, y compris sexuelles. A notre époque, est-ce que ce type d’instruction peut avoir une quelconque utilité dans le cadre d'une pratique spirituelle ? A part pour ajouter un peu d'exotisme et d'excitation dans sa vie ?

Faut-il, peut-être pour garder le lien, réinterpréter ces croyances et pratiques ? Elles sont tellement en contradiction avec ce que nous savons maintenant sur le monde et la marche de celui-ci, que le fossé ne pourrait jamais être comblé, malgré tous les efforts de type « Mind and Life », pour un dialogue entre les sciences et les sciences bouddhistes. Certains bouddhistes ésotériques traditionalistes ont d’ailleurs fait savoir déjà que l’on ne peut pas réinterpréter les instructions ésotériques du Bardo, etc. au risque de passer à côté de leur objet essentiel : la libération des six mondes du cycle des existences.

Il existe une autre mahāmudrā, davantage compatible avec le monde tel que nous pensons le connaître actuellement, qui n’impose ni mantra, ni tantra, ni animisme, ni attraction de nymphes célestes ou de jeunes filles. Elle ne produira pas des éveillés capables de pouvoirs magiques. Ce n’est pas la mahāmudrā qu’a choisie la tradition tibétaine depuis le XIIème siècle.

J’ai eu un jour une discussion au sujet des deux mahāmudrā avec une ponte de l’école Kagyupa. Il fut indigné que je puisse même lui poser la question. L’une et l’autre conduisaient au plein éveil pour lui. C’est vrai que c’est la ligne officielle dans les discours occidento-compatibles. Il suffit d’observer en sociologue ou en anthropologue le parcours qui suivent les maîtres tibétains pour eux-mêmes, et qu’ils enseignent dans leurs propres monastères. Il suffit aussi de lire ce qu’ont écrit les pontes des écoles kagyupas au sujet des différents types de mahāmudrā. Il y en a qui est une sorte de produit d’appel, et l’autre qui reste pour la grande majorité l’objectif ultime, et qui passe par les pratiques du Guhyasamāja, Hevajra, Cakrasamvara, Kālacakra etc. et de toutes leurs pratiques traditionnelles associées, avec tout ce qu’elles véhiculent en concepts, images, idéologie toxiques etc.

***

[1] Souvent, dans un premier temps, un dieu monolâtre avec son épouse.

[2] « Nairātmya, the holder of the Vajra, remaining in union with the divine Hevajra, for the benefit of beings asked regarding the great sacrificial offering. Abiding in evaṃ, Vajrasattva instructed upon the sacrificial offering for the protection of the life of beings as well as protection from obstacles and troubles. » HT, II.IV, p. 235

[3] Oṃ akāro mukhaṃ sarvadharmaṇāṃ ādyanutpannatvāt oṃ āḥ hūṃ phaṭ svāhā.

[4] HT, II.IV, p. 237

[5] Tato vajrī mahārāgād drutabhūtaṃ savidyayā | (19)

[6] HT, p. 253

[7] « La consécration avec artifice se divise en trois : la consécration du Maître (ācārya), la consécration sécrète, la consécration de la gnose de la sagesse. La consécration sans artifice se divise en deux : le sceau du dharma (dharmamudrā) et le secau universel (mahāmudrā). » Instructions sur les étapes graduelles de la transmission du Maître (D3716, P4539), skt. Guruparamparākramopadeśa, d’ācārya Vajrapāṇi.

[8] Kim apy utpadyate tatra mūkasya svapnaṃ yathā | paramāntaṃ viramādyaṃ śūnyāśūnyaṃ tu herukam ||

[9] HT, p. 271-272

[10]Yoṣicchukrasamāhāri. HT, p. 272-273. Le sens de sam-āhṛ est assembler, réunir, combiner ; contracter.

[11] HT, p. 276

[12] The Cakrasamvara Tantra (The Discourse of Sri Heruka) A Study and Annotated Translation by David B. Gray.

[13] Cakrasamvara, Chapter XLVI, p. 359

vendredi 29 novembre 2019

La magie coproductionnelle


Le traité sur l’astrologie et la magie astrale du néoplatonicien Al-Kindi se base sur la théorie de la sympathie universelle, ou harmonie (céleste). Al-Kindi, musulman, a une conception de la magie, qui s’approche plutôt de la “magie naturelle”[1], permettant aux hommes de connaître les vertus occultes des choses sans l’intermédiaire de daimons. S’adresser aux planètes comme des dieux, ou aux étoiles comme des daimons pourrait passer pour de l’idolâtrie.

Dans ce système “magique naturelle” de la sympathie universelle, ce n’est plus la volonté (faveur ou défaveur, suite aux sacrifices ou défaut de ceux-ci) des dieux et des daimons qui détermine les effets de la magie astrale, mais la bonne connaissance du “rayonnement” des planètes et des étoiles et la pratique conforme de la magie astrale. On voit bien que la structure et le fonctionnement anciens du système théurgique restent en place, mais on ne s’adresse plus aux dieux ni aux daimons. On les ignore, pour se concentrer sur les “lois” qui régissent la sympathie universelle, y compris les dieux et les daimons. Hormis cela, la magie et les rituels restent sensiblement les mêmes.

L’élément magique de base est évidemment ce “rayonnement”, visible ou invisible, mais efficace. C’est une substance active capable de mouvoir. Dans le système d’Al-Kindi, la magie astrale des néoplatoniciens polythéistes (théurgie) a dû se purger des dieux et daimons, ou plutôt on ne tient plus compte de leurs éventuelles volontés. Dieu est le premier moteur (la cause première), mais sa transcendance absolue l’empêche d’être directement impliqué dans “la machine du monde” et les lois qui la régissent.

Dans le bouddhisme primitif, on trouve une attitude similaire. On pourrait comparer la sympathie universelle à la production conditionnée (s. pratītyasamutpāda) du bouddhisme. C’est une “machine” qui tourne toute seule, sans l’intervention d’un Dieu ou d’un Bouddha. Pour expliquer le fonctionnement de la production conditionnée, le Bouddha n’a pas besoin des dieux et des daimons (qui font cependant partie des 5/6 mondes), eux-mêmes régis par la production conditionnée, et subissant celle-ci. Dans le bouddhisme tel qu’il a évolué, des rôles plus importants ont été attribués aux dieux et daimons, et les bouddhistes n’ont pas manqué de s’adresser à eux, à toutes fins utiles, dans une approche “magique antique”. Il y avait une sorte de cohabitation entre un bouddhisme philosophique et logique et d’une magie astrale à l’ancienne. Dans certaines formes de bouddhisme, cette magie astrale a même pris le dessus. Dans le cas du Bouddha et d’Al-Kindi, il y a une certaine émancipation des dieux et daimons, et un éloignement de la “magie antique”. La même chose vaut pour l’église catholique à partir du XIIIème siècle, et le protestantisme plus tard.

Dans le système de la production conditionnée bouddhiste, ce n’est pas le rayonnement qui est l’élément fondamental du système, mais le “karma”, officiellement “cause et effet”. Dans le concept de karma, les causes et les effets sont réifiés. Selon les théories de karma, celui-ci peut être quasi substantiel, à la façon des rayons stellaires. Au lieu des rayons stellaires, ce sont les “rayons” karmiques qui déterminent ce qui arrive dans le monde et qui ont un “effet moteur”. Les causes et les effets peuvent sembler “latents” pendant de longues périodes, pour devenir opérationnels au moment opportun. Du moins aux yeux de ceux-ci qui n’en connaissent pas tous les tenants et aboutissants. A trop vouloir savoir comment fonctionne le karma exactement, on deviendrait fou aurait dit le Bouddha. Autrement dit, il vaut mieux ne pas trop creuser ce concept. Juste ce qu’il faut, pour bien se comporter.

Celui qui connaît l’astrologie et la magie astrale est appelé un “sage” par Al-Kindi.
“2. Mais si quelqu'un pouvait connaître toutes les choses, celui-là aurait observé leur causalité réciproque. Il saurait donc que toutes les choses qui arrivent et sont produites dans le monde des éléments sont causées par l'harmonie céleste, et de cela il déduirait que les choses de ce monde, qui sont en rapport avec cette harmonie, surviennent nécessairement. Les sages ont en effet clairement remarqué cela en de nombreuses occasions, et c'est pourquoi la raison humaine juge qu'il en va de même pour l'ensemble des autres cas.” (De radiis d'Al-Kindi, trad. Didier Ottaviani, éd. Allia)
Tout comme la magie astrale permet de changer ce qui arrive dans le monde, en influant l’harmonie céleste de la sympathie universelle, les bouddhistes peuvent par leurs actes (karma) “influer” la production conditionnée, en ce que celle-ci détermine ce qui nous arrivera à titre individuel. Les actes ont donc une magie “coproductionnelle” (“effet moteur”) qui leur est propre. Ceux qui connaissent la “loi du karma”, y compris ses astuces, et qui les appliquent conformément sont des “sages”. Les astuces, ce sont par exemple les actes (particulièrement) positifs, faits à des jours fastes, près d’une personne sainte, d’un monument ou autre support saint ou consacré, etc. Il y a des facteurs qui multiplient la force karmique des actes. Comme par exemple les jours commémorant les douze actes du Bouddha (le chiffre n’est pas anodin d’ailleurs), ou dans les formes ésotériques du bouddhisme des jours fastes, en fonction de “l’harmonie céleste” justement. Dans les formes ésotériques du bouddhisme, la production conditionnée et l’harmonie céleste semblent presque faire un…

Cela se retrouve même dans la terminologie. Dans le bouddhisme tibétain, le mot production conditionnée (s. pratītyasamutpāda) se dit “rten cing 'brel bar 'byung ba”, abrégé en “rten 'brel”. Ce terme abrégé est utilisé aussi pour traduire enchaînement causal (s. nidāna), dans les douze nidānas, et par extension un lien, une connexion. Il peut prendre un sens magique, assez conforme à la sympathie universelle d’un Al-Kindi. Toutes les “astuces” de la loi du karma, sont comme des “exercices d’imagination” qui font appel au pouvoir de l’imagination créatrice. Les “tendrel” dans le sens de lien et connexion veulent créer des “effets moteurs” qui feront en sorte de créer les bonnes conditions pour que les choses souhaitées arrivent dans le futur. Comme si on plantait des graines dans l’harmonie céleste ou dans la production conditionnée. la magie astrale fera en sorte que ces graines se développent, mûrissent et apporteront les fruits souhaités. Ce n’est pas uniquement une magie astrale (jours fastes etc.), mais aussi une magie coproductionnelle où le karma remplace le rayonnement.

Pour rappel, les 6 facteurs de la magie astrale/l’imagination créatrice :
1. le désir
2. l’image mentale
3. la certitude de l’effet futur
4. l’expression verbale
5. l’opération manuelle
6. jour faste


***

[1]Cette idée s’impose à partir du moment où l’on pense pouvoir donner une explication naturelle, presque scientifique, des phénomènes que l’on croyait jusqu’alors être l’œuvre de démons qui auraient été les seuls connaisseurs des secrets de la nature. La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature.” ( Le voile dIsis, Hadot, p. 122-123)

lundi 28 décembre 2015

Sortir de la société sacrificielle (dans le sens le plus large...)


Le sacrifice du cheval (sct. aśvamedhá)
Quand on regarde l’histoire des religions, on peut voir plusieurs évolutions parallèles. Une évolution d’une forme polythéiste, vers une forme monolâtre, monothéiste, moniste. Une évolution d’une dualité forte, vers une dualité mitigée puis la non-dualité. C’est dans cette dernière que s’inscrit le processus d’intériorisation d’une religion. D’abord un Dieu (quel qu’il soit) totalement transcendante, totalement différencié de sa création. Puis une création qui est la manifestation, le reflet du divin, mais un reflet difforme, ou une illusion. Et finalement un Dieu immanent, présent en sa création avec une pincée de transcendance (fairy dust ?) toutefois. Sinon, ou va le monde ?

On voit une progression similaire dans l’évolution des tantras bouddhistes, à en croire la classification traditionnelle des tantras bouddhistes en différentes catégories. Dans le commentaire du Mahāvairocana-abhisaṃbodhi-tantra par Buddhaguhya (première moitié du VIIIème siècle), ce dernier distingue entre kriyātantras et yogatantras, les premiers considérant les Bouddhas comme extérieurs et faisant leur culte à l’aide de supports externes ou visualisés. Des offrandes réelles leur sont présentées. Tandis que dans les yogatantras, les offrandes sont imaginées et présentées par des déesses d’offrandes, comme il ressort d’un manuscrit de Dunhuang.[1] Ces offrandes sont appelées « secrètes », car elles sont visualisées intérieurement (tib. nang gi ting nge ‘dzin) et « faites » (tib. rgyu) de « gnose de l’éveil ». Comme elles sont invisibles aux auditeurs et aux bouddhas-par-soi, elles sont appelées « secrètes »[2]. Dans les yogatantras, le pratiquant se visualise soi-même comme un Bouddha, à qui les déesses présentent les offrandes. Le manuscrit étudié par Jacob Dalton (IOL Tib J 447) donne également une explication des quatre sceaux (sct. mudrā), qui n’ont pas encore pris le sens qu’ils allaient prendre plus tard, ce manuscrit se trouvant encore à cheval entre le tantra kriyā et yoga. Dalton explique que de ces quatre sceaux la mahāmudrā correspond à l’apparence physique du pratiquant en tant que la divinité, la dharmamudrā aux syllabes de la parole de la divinité, la samayamudrā à la symbolique (ornements ou attributs) de la divinité, symbolisant la pureté mentale du pratiquant et la karmamudrā aux diverses postures et activités du pratiquant. Sans doute de façon comparable aux quatre postures (sct. īryāpatha)[3], qui regroupe en fait tout ce que fait le pratiquant entre les sessions contemplatives.

Cette interprétation (yogatantrique) des quatre sceaux est souvent substituée par une interprétation de mahāyoga, aux connotations de yoga sexuel, qui est plus tardive.

Présentés de façon yogatantrique, on voit très clairement que les quatre sceaux correspondent à la transformation divine respectivement du corps, de la parole, de l’esprit et de l’activité du pratiquant. Ils marquent la transformation totale du pratiquant en la divinité, et la transformation totale marque est sa perfection (sct. siddhi). Nous sommes bien dans une approche théiste.

Avec l’évolution du mahāyoga ou yoga universel, qui marque une intériorisation accrue, nous entrons dans une approche monothéiste panthéiste. Le terme mahā, litt. grand, signifie dans le bouddhisme le dépassement de deux contraires tout en les incluant. Notre corps divin (microcosme) et le Corps Divin universel (macrocosme) ne sont pas différenciés. Ce qui se trouve « à l’extérieur » se trouve également « à l’intérieur ». Le triple univers, conteneurs et contenus, les cercles de divinités, les 24 haut-lieux etc. tout peut être trouvé à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. Le pratiquant du mahāyoga apprend à développer et à résorber cet univers divin (sct. maṇḍala) « en Lui/Elle », sans se limiter uniquement à la dimension du corps. C’est au stade de ce mahāyoga qu’est intégré le yoga sexuel. À cette fin, les rituels de consécration sont enrichis d’une nouvelle phase, appelée « secrète » (sct. guhyābhiṣeka), avec l’ingestion de fluide sexuel. Et initialement, c’est le rituel de consécration qui servait de sādhana, de méthode de réalisation.[4]

Le yoga sexuel est dotée à la fois d’une portée symbolique et alchimique. Symboliquement, le Dieu représente le puruṣa, le Sujet, et la Déesse la prakṛti, la Nature. C’est leur union qui rend possible la manifestation, l’univers, la création. Voilà pour le côté théorique. Pour la pratique, les siddhas se sont tournés vers l’alchimie, pas seulement pour fabriquer de l’or, mais surtout pour essayer de craquer le code génétique de la vie, et devenir le pareil d’un dieu, immortel. Concrètement, comment ce Dieu et cette Déesse font elles pour créer et résorber tout cela ? Où réside cette force créatrice ? Là aussi, nous assistons à une intériorisation de l’alchimie. Marco Polo (1254-1324) avait rencontré des chugchi (yogi) qui buvaient quotidiennement une potion (élixir, en arabe āl-ʾiksyr) de sulfure et de mercure, pour devenir immortels. Et comme l’explique le traité tantrique d'alchimie et de métallothérapie Rasārṇava : « tel dans le métal, tel dans le corps » (sct. yathā lohe tathā dehe). Le sulfure est le sang menstruel de la Déesse et le mercure le sperme du Dieu (Śiva).[5] Leur mélange constitue une potion d’immortalité. La sulfure de mercure, se trouve dans le cinabre, un minerai de mercure, dans lequel le Dieu et la Déesse sont naturellement unis. Ce genre de théorie se trouve également dans le taoïsme.

Pour revenir au thème de ce blog, le processus d’intériorisation décrit dans l’article de Dalton est accompagné par l’évolution des tantras bouddhistes. Et les tantras, avec leurs mythes et leurs rites, sont inextricablement liés aux notions de divin. Les tantras constituent une voie théiste, qui intègre toutes les sciences à sa disposition pour percer les mystères de l’univers… divin. Comme on peut le lire dans la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902), ce Dieu unique sans nom, peut prendre la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha, ou une des nombreuses manifestations de celui-ci, et ce Dieu unique est accessible par divers véhicules. Dans les tantras, le Bouddha est une manifestation divine, au même titre que les autres manifestations divines. Le bouddhisme tantrique est donc devenu progressivement théiste, voire monothéiste, et une véritable religion, avec sa Révélation (sct. śrūti) et sa Tradition (sct. smṛti). Par nécessité, par émulation, par ses aspirations politiques et économiques etc.

Il existe cependant aussi un bouddhisme non-théiste. J’évite l’adjectif athée, car ce n’est pas la même chose. Tout comme le « grand Soi » est le dépassement du soi et du non-soi, le non-théisme est le dépassement du théisme et de l’athéisme. C’est ce bouddhisme que je veux explorer dans ce blog.

Nous constatons donc qu’au cours des siècles les différentes évolutions convergent. L’évolution d’une société polythéiste sacrificielle vers une société polythéiste monothéisante de salut. Les dieux multiples sont les émanations d’un Dieu sans nom, sans qualités manifestes. Et la dévotion manifestée à chaque dieu en tant que dieu tutélaire peut conduire à ce Dieu sans nom. Dans une société sacrificielle (païenne), on se contente de la situation terrestre, tout en la maintenant ou l’amendant, en essayant d’influer sur les dieux à travers les rites. Les doctrines de salut ne se contentent pas de la situation terrestre, et cherchent plutôt à sauver les âmes en les faisant sortir de là. Les divers rites ou sacrifices perdent alors de leur intérêt. Ils sont ou bien réinterprétés (intériorisés) ou englobés par un sacrifice de plus grande échelle et de nature différente à un Dieu de plus grande échelle. Les tantras semblent vouloir avoir le beurre et l’argent du beurre en jonglant les deux systèmes : maintenir le système sacrificiel (mythes et rites), tout en guidant les âmes vers la sortie.

***

[1] Jacob Dalton : « ITJ447/1. r19.2: ki ya’i gzhung las ni men tog dang spos dang mchos pa sna tshogs gyis byed kyi/ yog ga’i gzhu ni lha mo rnams kyis ting nge ‘dzin mchod pa’o. The text cited here is a commentary on a sādhana titled the Āryatattvasaṃgraha-sādhanopāyikā that seems to have enjoyed some popularity around Dunhuang since at least two copies are found in the Stein collection (ITJ448 and ITJ417). »

[2] Jacob Dalton : ITJ447/1, r20.4: de nas gsang ba’i mchod pa zhes bya ba gang zhe na/ nang gi ting nge ‘dzin gyi mchod pa ni/ byang cub gyi ye shes kyi rgyu yin bas/ nyan thos dang rang sangs rgyas kyi spyod yul du ma gyur pas gsang zhes bya’o.

[3] 1) īryā-patha [iriyā-patha] ways of movement. The Sanskrit root īr means to go or to move. Īryā-patha connotes bodily postures, namely, walking, standing, sitting and lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta these postures are mentioned as objects of contemplation. The purpose behind considering them as objects of contemplation is that while walking the aspirant fully understands that walking is a mere action; there is no agent behind the action. Thus he remains free from the notion of an eternal soul.
2) iriyā-patha (lit. 'ways of movement'): 'bodily postures', i.e. going, standing, sitting, lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta (s. Satipaṭṭhāna), they form the subject of a contemplation and an exercise in mindfulness.
"While going, standing, sitting or lying down, the monk knows 'I go', 'I stand', 'I sit', 'I lie down'; he understands any position of the body." - "The disciple understands that there is no living being, no real ego, that goes, stands, etc., but that it is by a mere figure of speech that one says: 'I go', 'I stand', and so forth." (Com.). Source

[4] Jacob Dalton, p. 4

[5] The Alchemical Body, David Gordon White, p. 5

dimanche 17 novembre 2013

L'envol des deux ailes du bien et du mal



Les religions influencées par le zoroastrisme (qui a des racines plus profondes dans les religions de Mésopotamie) ont pour caractéristique d’affirmer une dualité entre la Lumière et les ténèbres, le bien et le mal, les cieux et la terre. Dans la religion sumérienne, la terre appartenait ultimement aux dieux. Le roi, ou roi-prêtre annexe chef de guerre, en était simplement le gérant. Avec le zoroastrisme (entre 1000 et 600 avant JC), qui est une réforme du mazdéisme, on passe du polythéisme à un monothéisme « polythéisante » centré autour d’Ahura Mazda, entouré de Spenta Mainyu, l’esprit du bien et Ahra Mainyu (Ahriman), l’esprit du mal. L’homme est en quelque sorte le champs de bataille où s’opposent ces deux forces.

Zoroastre/Zarathoustra s’opposa notamment aux sacrifices, au sacrifice de bœufs (animaux utiles à l’homme) et à la pratique du "haoma" (boisson enivrante), car l’homme ivre ne sait plus choisir entre le bien et le mal. Mais en Médie, avec les conquêtes des Achéménides (vers 556 av. J.-C.), les mages (mobed de "magupat") peuvent résister à son influence et continueront le sacrifice d’animaux et la pratique du "haoma". Des dieux anciens vont reprendre du service, tels Anahita/Nahid (≈Ishtar), déesse de l'eau et des fleuves, et Mithra, dieu solaire de la guerre. C’est Mithra qui présidera les sacrifices de taureaux et les rites liés au "haoma"[1]

La religion dominante des sogdiens semble avoir été le zoroastrisme, mais grâce à leur position géographique stratégique et leur langue étant la lingua franca (entre le 6ème et le 10ème siècle) sur la route de la soie, ils étaient très ouverts à d’autres formes de pensée et à d’autres religions : manichéisme, bouddhisme, nestorianisme, judaïsme. Ce qui ne les empêchait pas d'êtres de bons vivants.

« …le seul royaume de Samarcande, disent les Chinois, ne compte pas moins de trente grandes villes et de trois cents petites. Elles nous montrent ces aristocrates non seulement comme nous les avons vus sous l'habit de chevaliers et de guerriers, et les informateurs chinois ou musulmans les confirment, mais encore comme des hommes habillés avec soin, non avec recherche, et des femmes parées de somptueux bijoux, bracelets, colliers, diadèmes incrustés de pierres précieuses, tous amateurs de vin, de banquets, de musique, de danses, de chants, de conversations galantes, dont émane une noblesse naturelle qu'expriment les attaches fines, les doigts longs et déliés, la pureté du visage. Leur musique est appréciée partout. Leurs courtisanes ont des amants par toute la terre. »[2]

Tous les alphabets sogdiens étaient dérivés de l’alphabet araméen. De nombreux textes bouddhistes chinois furent traduits par des sogdiens, apparemment pas toujours de manière objective[3].

Le zoroastrisme a influencé les religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam), mais aussi le bouddhisme avec sa « bonne pensée », « bonne parole » et « bonne action ». Malgré sa tendance monothéisante, les dieux du polythéisme qui le précédait n’avaient pas dit leur dernier mot. Entre le monothéisme et le polythéisme, on trouve souvent une phase pendant laquelle les dieux (ou génies) du système polythéiste constituent ensemble le corps du Dieu unique. Ou bien au cours de l’histoire d’une religion, il peut y avoir des retours ("néo-") à la situation originelle et « authentique » de cette religion. Mais cette « situation originelle » est alors le plus souvent de l’ordre de l’imaginaire.

Pour qu’une religion soit réellement fédératrice, elle comporte et maintient souvent des liens avec toutes les filières de ses origines. Il n’est donc pas étonnant de voir que l’esprit du bien et l’esprit du mal entourant le Dieu unique deviennent des camps du bien et du mal, constitués d’êtres surnaturels qui s’opposent. Ce qui avait commencé à être intériorisé par le zoroastrisme, est de nouveau extériorisé dans un plérôme et de son combat contre les forces du mal, et qui permet à une caste des prêtres de sortir de son chômage technique et de conduire des rituels d’offrandes aux dieux et aux démons.

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[1] Source

[2] Les Sogdiens : une chevalerie raffinée au carrefour des cultures, Jean-Paul Roux

[3] Sogdian Translators in Tang China: An Issue of Loyalty par Rachel Lung