Le fait religieux a du mal avec les faits historiques, c’est connu. Non seulement, les faits présentés comme historiques par les religions ne sont pas souvent compatibles avec l’histoire au sens où nous l’entendons[1] de nos jours, mais en plus, souvent, elles tentent intentionnellement de brouiller les pistes, car elles sont très conscientes de la fragilité du moment originel de transmission ou de révélation, où eut lieu une « rencontre de troisième type » entre un être spirituel/surnaturel et un être humain. Evidemment, l’histoire n’aura que d’yeux pour la partie empirique de l’iceberg, au risque de décevoir les dévots. Les universitaires étudiant les religions se trouvent, surtout s’ils sont des pratiquants eux-mêmes, quelque fois entre le marteau et l’enclume. Comment faire passer des « mauvaises nouvelles » à répétition à ceux qui sont l’objet de leurs études, qui sont parfois leurs amis, voire leurs maîtres ?
En étudiant le fait religieux, il faut s’en tenir aux faits… Et si un de ces « faits » est une croyance, un dogme ou un objet de foi, il faudrait appeler la bestiole par son nom. On peut toujours inverser les valeurs en disant qu’un fait est certain, justement car il est impossible, mais il faut alors être conscient d’avoir changé de casquette :
« Le fils de Dieu est mort: C'est croyable parce que c'est absurde ; et, après avoir été enseveli, il est ressuscité ; c'est certain parce que c'est impossible. » (apocryphe attribué à Tertullien, De Carne Christi).En rejoignant par-là Saint Paul, qui écrit dans la première épître aux Corinthiens :
« Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. »Les historiens contemporains ne convaincront donc jamais des hommes de la trempe de Paul avec leur science. Et il y en a toujours, même parmi les bouddhologues (bouledogues me propose le correcteur d’orthographe), comme le raconte Donald S. Lopez dans son livre Fascination tibétaine. Des universitaires, qui sont également des pratiquants semblent avoir quelquefois du mal à jongler avec leurs diverses casquettes. Exemple de Robert Thurman (Ph.D. d'Harvard en études indiennes de sanscrit en 1972) dans "Brilliant Illumination of the Lamp of the Five Stages" où il peste contre certains universitaires occidentaux « obsédés par l’historicisme ». Le même Donald S. Lopez a d’ailleurs aussi écrit sur les coulisses de la traduction anglaise du Livre des morts tibétains traduit par Evans-Wentz et y raconte comment ce livre avait fait l’objet de nombreuses interprétations (théosophique, psychanalytique…).
Dans sa traduction, très fidèle, du « Livre des morts tibétain », pour lequel il a conservé le titre d’Evans-Wentz, Philippe Cornu tente de corriger quelques mésinterprétations théosophiques (Evans-Wentz), psychanalytiques (Carl Jung), psychologiques (Fremantle & Trungpa), sectaires (le gélougpa Robert Thurman), trop spécialisées (Blezer, Lauf) par rapport à la juste interprétation selon le Dzogchen visionnaire. Dans ses recherches, il tente de concilier les points de vue du chercheur et du pratiquant, mais choisit dans son livre néanmoins celui de l’adepte (voir son épilogue). Dans sa thèse (référence ci-dessous), Marion Dapsance relate sa difficulté de double positionnement :
« Contrarié de voir son double positionnement à l’égard du bouddhisme suspecté dans les deux milieux qu’il fréquentait – sa posture de pratiquant était selon lui « mal vue » dans le monde universitaire, tandis que sa démarche intellectuelle était traitée comme un possible « obstacle » chez Rigpa –, Philippe Cornu décida de créer une association qui puisse permettre aux « pratiquants-chercheurs » d’enseigner leurs connaissances suivant des modalités qui leur seraient propres. Ces dernières consistent essentiellement en une présentation et en une confrontation des différentes doctrines bouddhiques, sans étudier les pratiques (religieuses, culturelles, sociales) effectives. Il s’agit, en somme, d’une approche théologique du bouddhisme. L’association (loi 1901) fut créée en 1996, avec le parrainage de l’UNESCO, dans le cadre d’un programme de recherche intitulé « Etude Intégrale des Routes de la Soie : Routes de Dialogues », qui entendait décloisonner les notions d’ « identité » en insistant sur les apports réciproques entre les cultures asiatiques et en mettant « en lumière le patrimoine commun – matériel et spirituel – qui lie les peuples du continent eurasiatiques ». L’objectif de l’UNESCO était de « mettre en évidence les racines communes des civilisations et promouvoir l’idée d’un héritage mondial pluriel ». Le bouddhisme est décrit comme constituant une part importante de ce patrimoine commun de l’humanité, et son enseignement en France a été considéré par l’UNESCO comme relevant d’une mise en valeur du patrimoine commun de l’humanité. Mis à part la fondation d’instituts d’étude dont fait partie l’association fondée par Philippe Cornu (qu’il préside depuis 2002), ce projet a donné lieu à des séminaires, colloques et expositions. L’association prit d’abord le nom de « Dharma Orient-Occident, Traditions, Sciences et Culture », avant de se transformer, en 2002, en Université bouddhique européenne, puis, en 2012, en Institut d’études bouddhiques. »[2]Dans la présentation de son « Livre des morts tibétain », qui est en fait un ensemble de traductions d’une sélection de textes faisant partie d’un cycle de « textes-trésor » redécouverts, compilés et édités par Karma Lingpa (fin XIVème siècle) et d’autres après sa mort, on apprend qu’il s’agit d’une œuvre composée par Padmasambhava au VIIIè siècle (dos du livre). La première page du livre précise que son auteur était né au VIIIe siècle dans la vallée du Swat au Pakistan et la préface de Matthieu Ricard, dont on souligne souvent le passé scientifique[3], ajoute que Padmasambhava était le maître qui introduisit le bouddhisme au Tibet. C’est plus loin dans le livre que ces mêmes affirmations sont écrites au conditionnel. On trouvera aussi vers la fin du livre « Une brève histoire du Bardo Thödol », basée principalement sur The Hidden Treasures of sGam-po-gdar Mountain de Bryan J. Cuevas, puis une tentative d’atténuation des conclusions des études de Henk Blezer et de Bryan Cuevas, en disant qu’aucune « conclusion définitive ne s’en dégage pour le moment »[4], un résumé des publications occidentales du « Livre des morts tibétain », et pour finir une épilogue, où Cornu choisit le point de vue Dzogchen[5]. Quasiment tout ce qui a été écrit au sujet du « Livre des morts tibétain » dans le passé était le fruit d’une interprétation erronée ou incomplète, car sorti du cadre du Dzogchen visionnaire, dans lequel ce cycle s’inscrit.
La citation de Rainer Maria Rilke au début du livre sonne comme une incitation au lecteur de ne pas se comporter en lâche, en résistant au merveilleux que l’on trouvera dans ce livre et de ne pas avoir peur de l’inexplicable des « apparitions » et du « monde des esprits ». Rilke ne parlait évidemment pas du Livre des morts tibétain, mais de l’imagination et de la créativité en général, sans lesquelles la vie serait en effet très appauvrie. Mais la citation semble ici avoir pour fonction d’être une invitation à lire le livre d’un esprit ouvert et de ne pas rejeter ce que l’on nous dira au sujet de la mort, des visions post-mortem, de la renaissance etc.
Cornu revient sur son double positionnement dans l’épilogue du livre.
« Bien qu’habituellement considérées comme difficilement conciliables, ces deux lectures peuvent pourtant être utiles l’une à l’autre. Le sens critique ne nuit pas à l’approche spirituelle s’il s’affranchit celle-ci des croyances naïves ou aveugles. A l’inverse, l’authentique attitude spirituelle exige un courage et un engagement personnels pour ne pas se retirer de la vie elle-même et se réfugier dans un intellectualisme rassurant mais stérile »[6]Mais la réincarnation, les six mondes, le bien-fondé des pratiques post-mortem, présentés dans le Bardo Thödol résistent apparemment au sens critique de l’universitaire. « Le moment de la mort est bien le moment de vérité à la croisée des chemins entre l’Eveil et le retour vers l’aliénation du cycle des existences douloureuses. »[7] Et plus spécifiquement, les six mondes du saṃsāra ne sont pas les six états psychologiques, que présente Trungpa dans sa version du Bardo Thödol ![8] Cornu avertit même contre le « danger » de réduire le Bardo Thödol à une préparation « psychologique » à la mort.[9] Un danger sans doute aussi réel que la réincarnation dans un des six mondes, suite à une mésinterprétation « psychologique ». Et c’est pourquoi le moment de la mort et l’état post-mortem de la conscience sont si cruciaux dans les vies d’un pratiquant du Dzogchen visionnaire.
« Les textes principaux du Bardo Thödol se présentent précisément comme un guide de la voie de l’Eveil en ces moments cruciaux. »[10]Grâce à ce guide, les meilleurs adeptes pourront devenir un bouddha dans cette vie même, sinon, en rejoignant la claire lumière au moment de la mort, ou encore en reconnaissant les « déploiements visionnaires du bardo de la Réalité ». Les moins expérimentés, qui n’ont pas pratiqué le Dzogchen visionnaire au cours de leur vie, peuvent espérer renaître dans une terre pure de bouddha. Et au pire, on peut, grâce à ce guide, apprendre à choisir une matrice de bonne famille.[11] Voilà pourquoi ce moment charnière est si important, qu’il est le point de focalisation du Dzogchen visionnaire, et qu’il serait dangereux de rater cette opportunité en mésinterprétant le Bardo Thödol ou en le réduisant à un ensemble de thérapies psychologiques.
Matthieu Ricard écrit dans la préface :
« Comme l’envisage le bouddhisme, notre conscience a vécu et vivra d’innombrables existences. »[12]et
« La continuation de la conscience après la mort relève, dans la plupart des religions, du dogme révélé. Dans le cas du bouddhisme, on se fonde sur l’expérience contemplative vécue par des êtres certes hors du commun, mais suffisamment nombreux pour que l’on prenne en compte leur témoignage, à commencer par celui du Bouddha. »Matthieu Ricard précise néanmoins qu’il n’y a pas de « soi » substantiel. « Rien d’autre qu’un flux d’expérience ». On ne peut pas dire que « le bouddhisme » ou le Bouddha confirme ou enseigne que la conscience continue après la mort et qu’elle vivra d’innombrables existences. On pourrait à la limite dire que c’est une croyance du Dzogchen visionnaire et des Révélations attribuées à Padmasambhava.
C’est donc comme si c’est à dessein que des adeptes occidentaux, mettent de côté leur sens critique, pour répéter ce qu’on pourrait qualifier de vérités dogmatiques, et qui ont leurs origines dans des Révélations et des prophéties. Tout ce que l’on apprendra dans le livre de la mort, des visions post-mortem et de la ré-incarnation, ne vient pas de l’institut Pasteur, ni même du Mind and Life Institute mais des Révélations du légendaire Padmasambhava (VIIIe siècle), que celui-ci aurait cachées de diverses manières par prévoyance, pour être redécouverte au XIVe siècle et ultérieurement, et qui auraient été retrouvés conformément aux prophéties de Padmasambhava.[13] Et c’est parce que ces Révélations viendraient de Padmasambhava - qui aurait été lui-même prophétisé par le Bouddha - qu’elles sont vraies. Vraies comment ? Pas théosophiquement, ni psychologiquement, mais vraies, dans le sens qu’en ne suivant pas les instructions du Dzogchen visionnaire, on encourt le « danger » de rater le rendez-vous avec l’Eveil, et pire, d’entrer dans une mauvaise matrice ou une mauvaise destinée, autrement dit de rater sa sortie. Certains, parmi lesquels Trungpa, avaient pourtant essayé de présenter un « Livre des morts tibétain » qui « semblait s’appliquer davantage à la vie qu’à la mort et au contexte funéraire, ce qui est bien entendu une omission de taille si on se rappelle la fonction véritable du Bardo Thödröl. »[14]
J’adore les romans, j’adore la mythologie, j’adore les essais, j’adore lire des articles scientifiques, j’adore les livres philosophiques et spirituels, mais j’essaie de ne pas mélanger l’apport de chacun de ces genres. Et je pense qu’au XXIe siècle, on peut aborder la spiritualité (les écritures et les maîtres qui les enseignent) différemment, conformément à notre conditionnement, sans mettre de côté notre sens critique, sans flageller « l’esprit conceptuel et illusionné » et sans « se réfugier dans un intellectualisme rassurant mais stérile. »[15]
Pour un point de vue plus orthodoxe :
« [Sati le fils du pêcheur:] “Si je comprends bien le dhamma enseigné par le Bouddha, c’est la même conscience qui se promène et vogue à travers les différentes renaissances, pas une autre.”
[Le Bouddha:] “Qu’est-ce que cette conscience, Sati?”
[Sati:] “C’est ce qui parle, ressent et fait l'expérience ici et là des fruits des bonnes et mauvaises actions.”
[Le Bouddha:] “Tu as mal compris ; à qui m’as-tu jamais entendu enseigner le dhamma en ces termes? Tu n’as pas compris ; dans beaucoup de mes discours n’ai-je pas affirmé que la conscience apparaisse à cause de certaines conditions, parce que sans condition il n’y a pas d’origine de la conscience ?...
“Moines, la conscience est reconnue par les conditions particulières à partir desquelles elle apparaît. Quand la conscience apparaît en dépendance des yeux et à des formes matérielles, elle est reconnue comme la conscience des yeux, etc… de la même façon que le feu est reconnu par la condition particulière de laquelle il dépend pour brûler – quand un feu est fait de buche, il est reconnu comme feu de buche.” [Majjhima Nikaya 38, i 258-9] »
« Et à ce moment, lorsque l’être quitte ce corps, sans avoir encore repris naissance dans un autre, que désignez-vous comme sa subsistance ? »
« Vaccha, quand un être quitte ce corps, sans avoir encore repris naissance dans un autre, je le designe comme subsistant sur la soif, car c’est la soif qui lui sert alors de subsistance. » (Kutuhalasala Sutta: With Vacchagotta[16]).
L’état intermédiaire (sct. antarabhāva tib. bar do) était rejeté par l’abhidhamma (la naissance suit la mort), mais il apparaît dans le mahāyāna, sans toutefois prendre les proportions du « Livre des morts tibétain ». Dans celui-ci, « la conscience est emportée comme une plume au vent »[17] sous l’influence du karma. Après la mort, elle traverse même plusieurs états intermédiaires, le bardo de la Réalité pure où l’expression lumineuse de la nature de Bouddha prend la forme de divinités paisibles et courroucées, le bardo du devenir et finalement le bardo qui sera la nouvelle vie de « la conscience ». Le moment de la mort et les états intermédiaires qui suivent celui-ci, selon le point de vue du Bardo Thödröl, sont néanmoins présentés comme la raison d’être de ces instructions du Dzogchen visionnaire.
Le livre de Cornu est donc écrit en essayant d’interpréter au plus juste (c’est-à-dire selon le point de vue du Dzogchen visionnaire) les exercices du Bardo Thödröl et leur raison d’être. Quelques chapitres vers la fin du livre fournissent des éléments d’ordre tibétologique et philologique, et rendent compte de publications précédentes. Ceux qui croient en la réincarnation et aux pérégrinations de l’âme dans les six mondes trouveront dans ce livre des précieux conseils pour bien préparer ce moment crucial, les autres resteront sans doute un peu sur leur faim.
***
[1] Science qui étudie, relate de façon rigoureuse le passé de l'humanité; discipline scolaire, universitaire correspondante; leur contenu.
[2] Thèse en anthropologie de Marion Dapsance, « CECI N’EST PAS UNE RELIGION » L’APPRENTISSAGE DU DHARMA SELON RIGPA (France)
[3] Matthieu Ricard n’est pas un universitaire anthropologue, mais il est le fils du philosophe Jean-François Revel, membre de l’Académie française, et il avait initialement fait des études de génétique cellulaire et écrit une thèse à l'Institut Pasteur, sous la direction du Pr François Jacob (prix Nobel de médecine). Il participe également à des recherches du Mind and Life Institute, qui facilite les rencontres entre la science et le bouddhisme.
[4] Cornu, p. 955
[5] Cornu, p. 971
[6] Cornu, pp. 971-972
[7] Cornu, p. 973
[8] Cornu p. 965
[9] Cornu, p. 966
[10] Cornu, p. 974
[11] Cornu, p. 975
[12] Cornu, p. 14
[13] Cornu, p. 855
[14] Cornu, p. 966
[15] Cornu, p. 972
[16] Traduction de Source "And at the moment when a being sets this body aside and is not yet reborn in another body, what do you designate as its sustenance then?"
"Vaccha, when a being sets this body aside and is not yet reborn in another body, I designate it as craving-sustained, for craving is its sustenance at that time." (Kutuhalasala Sutta: With Vacchagotta
[17] Préface de Matthieu Ricard, p. 15. Pour une explication du point de vue de Matthieu Ricard, voir son blog
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