mercredi 11 mars 2015

Maître renard...


Reynier le renard

Le buzz spiritualiste au tournant du XIX-XXème siècle a connu plusieurs tendances, l’impulsion principale venant de la société théosophique. On trouve dans son sillage de nombreux sous courants, mais on trouve également des spiritualistes qui se sont définis en opposition à sa tendance unilatéralement spirituelle ou à sa croyance que le bonheur se trouvait en Inde ou au Tibet.

Quelqu’un comme Georges Gurdjieff (1866-1877-1949) par exemple, n’appréciait pas beaucoup leur spéculations théosophiques au sujet des "formes de pensée" (thought-forms) ainsi que leur obsession avec le corps subtil, le corps astral, au point de laisser pourrir leur corps physique.[1] La façon dont il se comportait avec ses adeptes est considérée avec admiration par des maîtres bouddhistes comme Chögyam Trungpa, Pema Chodron, et d’autres. C’est son côté « filou » ou « renard » (trickster[2]) qu’ils apprécient plus particulièrement, et dont ils se réclament également pour qualifier leur propre comportement avec leurs disciples [3] ; il s’agit en gros de les faire sortir de leur zone de confort. Pema Chodron aime raconter l’anecdote suivant au sujet de Gurdjieff.

Il y avait dans le groupe de Gurdjieff un homme qui avait très mauvais caractère. Personne ne le supportait puisqu’il était si susceptible. La moindre chose le mit dans une colère monstre. Tout le monde voulait qu’il parte. Gurdjieff aimait faire faire des choses totalement inutiles à ses disciples. Un jour une quarantaine de personnes était en train de découper des morceaux de gazon pour les transférer à un autre endroit de la pelouse. C’en était trop pour cette personne, c’était la goutte qui faisait déborder le vase. Il partit. Tout le monde fut très soulagé, mais quand Gurdjieff apprit ce qui s’était passé, il s’écria « Oh non ! » et partit aussitôt le récupérer en voiture. Trois jours plus tard ils revenaient ensemble. Un jour quand le serviteur du Gurdjieff lui servit la soupe, il lui demanda : « Monsieur, pourquoi vous l’avez ramené ? » Gurdjieff répondit : « Vous n’allez pas me croire et il faut que cela reste entre nous, mais je lui paye pour qu’il reste. »[4]

Quand Steve Roth demanda à Trungpa son opinion sur Gurdjieff, il lui dit : « Oh, il est fantastique, étonnant, presque totalement ‘ folle sagesse ‘, mais il n’a pas déclaré sa transmission. »[5] Trungpa parlait avec beaucoup de tendresse de Gurdjieff en répétant sans cesse « Si vous saviez le nombre de tours que Gurdjieff et moi, nous pourrions jouer à vous tous ! ».[6]

Le côté « folle sagesse » d’un maître semble être synonyme de son côté « filou », sa capacité de jouer des tours aux disciples, évidemment dans la seule optique de les faire progresser. Ou comme le décrit Dzongsar Khyentsé Rinpoché, un maître dzogchen qui apprécie Trungpa, dans « Pas pour le bonheur : Guide des pratiques dites préliminaires », pour briser leurs concepts (smashing concepts apart).

C’est un aspect que l’on trouve aussi chez les maîtres zen, capable d’interventions abruptes pour faire changer le disciple de « plan de conscience ». Roland Rech explique :

« Si le rôle du maître est surtout de guider le disciple dans sa pratique en corrigeant sa posture, en l’aidant à éclairer ses illusions et à se libérer de ses attachements, il y a aussi parfois l’intervention abrupte qui tend à faire changer de plan de conscience. »[7]

Et quand le maître « renard » joue ses tours, mieux vaut s’abstenir d’intervenir à son tour.

« La pire attitude était de prendre la défense de celui qui était critiqué : Sensei [Deshimaru] prenait cela comme un rejet de son enseignement et l’avocat devenait aussitôt le premier accusé. « Qui se trompe ? » disait-il, furieux. Certains ne s’en sont jamais remis... Il fallait comprendre la source de son esprit et ne pas se perdre dans les arguments qui ont cours dans le monde ordinaire. »[8]

Les interventions abruptes et les tours sont à sens unique dans la folle sagesse.


***

[1] James Moore, Gurdjieff a biography, p. 74

[2] Personnage qui, dans des mythologies très différentes, joue un rôle consistant à dérégler le jeu normal des événements, à plaisanter sur les dieux, etc. (C'est le corbeau ou le coyote qui jouent ce rôle dans les mythes amérindiens ; Renart, Till Eulenspiegel dans les contes d'Europe.) Larousse

[3] Chronicles of Chogyam Trungpa Rinpochce, article de Steve Roth, étudiant de la fondation Gurdjieff et de Trungpa. http://chronicleproject.com/stories_468a.html

[4] The Pocket Pema Chodron

[5] Trungpa Rinpoche: "Oh, he's fantastic, amazing, almost total crazy wisdom." (long pause) ... "But he did not proclaim lineage." Source

[6] "You have absolutely no idea how many tricks Gurdjieff and I could play on all of you."

[7] La relation maître et disciple, Roland Rech,

[8] Disciple de Maître Deshimaru, Roland Rech, 1992

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