dimanche 28 juin 2020

Du bouddhisme éternaliste


"Choisir une bonne matrice humaine" (source illustration génétique cellulaire)

La théorie du pudgala (personnalisme, ou pudgalavāda), ou de l’individu indéfinissable (skt. avaktavya pudgala) avait été développée à partir de doctrines des écoles Vātsiputrīya et Sāṃmitīya. Cette « personne » ou porteur de fardeau n’était ni identique aux éléments ni différente. Ces écoles avaient besoin d’un porteur de fardeau, pour expliquer les transferts interexistentiels du karma. Le karma et la réincarnation étaient des croyances communes aux Renonçants (śramaṇa), et non spécifiquement « bouddhistes ». Le Bouddha n’a jamais « enseigné » le karma et la réincarnation, il a en revanche enseigné comment s’en libérer, tout comme il avait enseigné comment « se libérer » de l’ignorance, de l’illusion et des trois poisons.

Pour le transfert de karma, il faut un support, un porteur, un « corps spirituel », quelle que soit sa nature. Et voilà la boîte de Pandore ouverte. Le « corps spirituel » ne peut exister, ne serait-ce qu’un instant, sans support, avant de s’engloutir de nouveau dans un corps constitué d’éléments. La doctrine personnaliste précise bien que la personne n’est ni identique aux éléments, car elle serait susceptible d’anéantissement (P. uccheda), ni autre que les éléments, car ce serait s’investir dans l’extrême de l’éternalisme (P. sassata). On voit mal comment la doctrine personnaliste, avec son « corps spirituel » n’est pas pleinement investie dans l’éternalisme…

Une fois la « personne », porteur de karma et se ré-in-carnant sans cesse, admise, les spéculations sur son sort n’avaient plus de limites. L’instant[1] entre la mort et la naissance devient un stade intermédiaire, puis toute une existence intermédiaire (skt. antarābhava tib. bar do), le tout sans appui sur les éléments, hors sol, dans un monde imaginal. Au Tibet, le Cycle d’instructions dites du Bardo, consiste en tout un ensemble d’instructions ésotériques permettant à leurs adeptes (yogis) de ne plus être dupe du cycle d’existences, de piloter leurs « corps spirituels », et même de contrôler leurs futures réincarnations. C’est là qu’au moment de la conception ou lors d’une consécration, entre en jeu le « homonculisme », la branche génético-spirituelle des instructions ésotériques, qui s’apparente à l’alchimie, même s’il est réinterprété dans un sens bouddhiste ésotérique.

Dans le bouddhisme, l’être (la personne) à (re-)naître est souvent appelé « gandharva » (ou gandhabba en pāli[2]). Gandharva est également le nom d’une classe de deva musiciens, mais ce n’est pas ce sens dont il s’agit ici. La conception requiert le coït d’une femme avec un homme, et la présence d’un « gandharva ». Ce gandharva ne peut être qu’une sorte de « corps spirituel » porteur de karma ; la seule façon d’in-former la matière corporelle (skt. rūpa). Pourquoi tel gandharva s’associe plutôt avec telle femme et tel homme, et leurs matières génétiques ? Si à cause d’un karma spécifique, le gandharva doit s’associer avec des gènes défectueux (p.e. une malformation due à un mauvais karma) ou naître dans de mauvaises conditions, c’est bien sa charge karmique qui le pousse vers cette matière génétique, et ces parents.

Un sage siddha, qui ne subit pas sa réincarnation, mais qui la contrôle grâce aux instructions bouddhistes ésotériques, ne s’identifiera pas avec la « personne » à naître, mais prendra l’option « heruka ». Devenir un « heruka » requiert une consécration, constituée d’une série de diverses consécrations, à cause de l’apport progressif de nouveaux matériaux ésotériques au cours des siècles. Les consécrations « homonculistes », qui semblent au départ être un héritage siddha et kaula, sont celles dite « secrète », et celle dite « de la gnose de la sagesse (skt. prajñā-jñāna) ». La gnose concerne l’édification du heruka dit « causal », qui aboutira ultimement au heruka dit « du fruit ».

L’ésotérisme se veut une « science » spirituelle, qui sait manier l’Esprit et la matière, et qui en connaît et en maîtrise toutes les articulations. Il y a d’un côté les substances génétiques matérielles (bindu rouge et blanc), et de l’autre les « substances spirituelles » (« personne », « corps spirituel », « gandharva », ainsi que les in-form-ations quelles contiennent et qui vont former et animer la matière). Dans le rituel de la consécration « de la gnose de la sagesse (skr. prajñā-jñāna) », on retrouve donc ces différentes substances, qu’il s’agit de mixer conformément, pour une maîtrise complète, et pour l’accès à une continuité (immortalité), non fragmentée par d’autres états intermédiaires.

La consécration va transformer le gandharva en heruka causal, tout en purifiant, c’est-à-dire en transformant en « pur » (śuddha), en gnose, ce que le gandarva portait en fardeau impur. Une personne ordinaire est un gandharva habitant son corps. Sa perception d’elle-même et de son corps est celle d’une personne qui ignore (skt. avidyā) la gnose libératrice des tantras. Lors de la consécration, cette gnose lui est transmise. La gnose se superpose à, ou remplace sa perception ordinaire. Cette personne ne sera plus la même, sa vie ne sera plus la même, elle est comme née de nouveau. La perception ordinaire d’une personne est en fonction des idéologies qui ont cours durant le siècle où elle vie. Les tantras, composés au Moyen-âge, reflètent l’idéologie « ordinaire » de leur époque, et c’est celle qu’ils veulent transformer en une idéologie gnostique.

La science des corps ordinaires des tantras est celle de l’époque où ils sont apparus. Il ne faut pas confondre la réalité ordinaire de cette époque que veulent transformer les tantras, et qui est telle que la décrivent les tantras, et le monde symbolique dans lequel ils veulent faire naître l’initié. La nature décrite par les tantras est une nature enchantée et régie par des demi-dieux, des titans, des a-sura (tib. lha ma, ou lha ma yin), autrement dit les dieux anciens, pré-védiques. Les inventeurs des divinités des tantras respectent ces asura, en tant qu’agents de la nature, et leur donnent leur dû. Ils respectent leur idéologie et utilisent ou intègrent leurs mantras le cas échéant. Les tantras ont aussi leurs propres mantras, qui sont plus forts car participant de l’éveil, et qui impriment leur réalité pure sur la réalité « naturelle », ou remplacent celle-ci etc. Les rituels tantriques tiennent compte des rituels (et des engagements) plus anciens et des asura à qui ils furent destinés. Ils les intègrent dans leurs propres rituels.

Petite digression, c’est là que le bât blesse quand ces mêmes consécrations sont données à des initiés occidentaux contemporains, pour qui la perception ordinaire et la réalité « naturelle », ne sont pas celles de l’initié du Moyen-âge. C’est comme si on demandait aux initiés contemporains d’adopter d’abord l’idéologie médiévale indienne, afin que celle-ci puisse être transformée conformément par la suite… En principe, ou en théorie, le bouddhisme est censé prendre ses croyants tels qu’ils sont, et les conduire de là vers l’éveil. A cause du poids de la transmission traditionnelle, les bouddhistes ésotériques sont en fait invités à se mettre au niveau de la culture médiévale indienne, avant d’être initiés à des rituels qui transforment cette culture, mais tout en s’y appuyant, et ainsi en la perpétuant.

Nous sommes maintenant prêts pour aborder le rituel. Prenons le tantra de Hevajra, et de son partenaire Nairātmya. Nairātmya correspond à āli, les seize voyelles, dont elle est elle-même la première et la plus fondamentale : a. Elle-même, ainsi que les quinze autres yoginī-voyelles, correspondent aux seize phases de la lune. Elle symbolise la « plénitude universelle » (skt. mahāsukha), qui prend ici le sens de la Nature naturante (skt. sahaja)[3], y compris mythologique. Elle est symbolisée par la lune. Le yogi (Hevajra) représente les expédients (skt. upāya), les consonnes (kāli) et le soleil. L’union des deux (ālikālisamāyoga : lune et soleil, āli et kāli) engendre le maṇḍala, la réalité gnostique. La divinité principale (d’abord Nairātmya) est générée du sattvabiṃba (sattva étant la syllabe-germe et biṃba le symbole). La divinité principale (la Nature) crée son maṇḍala en union (vajra dans le lotus, ou la cloche) avec Hevajra. La partie création est l’œuvre de la Nature en-thous-iasmée.

Quand le yogi reprend rituellement la phase de création, il doit pour la suite se désidentifier de la forme féminine de Nairātmya, pour s’identifier ensuite à la forme mâle de Hevajra, afin d’accomplir rituellement l’union des mudrā (skt. mudrāsiddhi), vajra dressé. Son partenaire femme, est une mudrā, symbôle de la mahāmudrā. La consécration de la mahāmudrā (skt. mahāmudrābhiṣeka) est un autre nom pour la consécration de la gnose de la sagesse. Hevajra demeure dans la matrice de la Reine (Nairātmya) sous la forme de semence, qui n’est autre que plénitude. La plénitude et la semence prennent dans les yogatantras supérieurs la place de la vacuité et de la forme. L’Esprit se manifeste dans la Nature et par la Nature, et les deux sont indissociables. C’est « équivalent », à part que l’on introduise « habilement » des notions théistes, et leurs mondes associés, afin d’avoir accès aux siddhis, à l’immortalité, le Clan (kula) etc. C’est une couleuvre de taille qui est ainsi avalée en guise d’upāya.

Je laisse de côté ici des aspects plus intéressants et universels du Hevajra-Tantra, pour poursuivre ma recherche des éléments « homonculistes » et alchimiques très abondants. La Nature (Nairātmya), comme la lettre a, est sans forme, mais peut prendre n’importe quelle forme, porter n’importe quelle idéologie ou Verbe… Sahaja est tout l’univers[4]. « La forme de la divinité (skt. devatāyogarūpaṃ) à laquelle s’identifie le yogi n’existe qu’en tant que quelque chose à naître et qui est dépositaire de bras, visages, couleurs, etc. qui en outre émergent conformément aux imprégnations passées (skt. prākṛtavāsanā). »[5] On voit bien le côté fabriqué et bricolé du Tantra, qui ne cache même pas ses ficelles. En même temps, et surtout au Tibet, les tantras sont présentés comme des Révélations, à suivre conformément, et à pratiquer selon les observances et les règles de transmission. L’univers magique qu’il évoque était d’actualité pour les initiés de l’époque où il apparut.

Ainsi, les yogatantras supérieurs sont aussi, et peut-être surtout, une science appliquée à produire des gurus, des tulkus, des mandarins, et des magiciens, bref des personnes de pouvoir. Kublai Khan fut d’ailleurs initié au Hevajra Tantra par Chogyal Phagpa, le neveu de Sakya Paṇḍita.

Dans le Cakrasamvara Tantra[6], il est expliqué comment le yogi, au septième niveau (tattva) de la phase de création de Cakrasamvara, doit s’identifier à la goutte formée par la dissolution (laya) du couple divin. Cela fait suite à l’invitation des déesses des divers cercles (cakra) sous la forme de chants. Au neuvième tattva, le jñānasattva est invité, et au dixième tattva a lieu la consécration.[7]

On voit bien à travers ces spéculations tantriques, le Cycle du Bardo de l’école dite des « Anciens » et les transmissions aurales pour édifier un corps immortel, que l’Esprit (réifié) est présent dans le corps/la matière pour l’animer, l’informer, et finalement l’abandonner pour partir ailleurs. Quand on dit que les tantras ont revalorisé « le corps », il ne faut pas s’y tromper ; ce n’est pas du corps physique et mortel, ni de ses plaisirs et orgasmes, dont il s’agit. Ceux-là ne sont pas revalorisés. Au mieux, ce corps physique et ses articulations (tib. gnad skt. marman) avec le « corps spirituel » servent d’instrument à l’édification d’un corps immortel, indissociable du « corps spirituel » (l’âme).

Même si le bouddhisme ésotérique évite de mentionner le mot « âme », conscience incarnante et incarnée, etc. et préfère parler de « gandharva », on voit bien qu’il investit sans difficulté dans l’extrême de l’éternalisme (sassata), et s’éloigne ainsi du bouddhisme (et de sa voie du milieu et non-dualité), en devenant une religion à part entière. La « science » qui concerne les faits et gestes de l’Esprit », et toutes les sciences appliquées à toutes fins utiles, qui n’ont pas évolué depuis le Moyen-Âge, n’ont rien à voir avec les sciences telles que nous les concevons. Un véritable dialogue entre sciences spirituelles et les sciences semble à l’avance voué à l’échec.

Aussi, je suis assez perplexe quand je vois multiplier ce genre de dialogues, et inquiet quand je vois des projets, dans le cadre scolaire, qui ont pour ambition d’offrir aux bambins, aux enfants et aux adolescents un développement holistique qui comprend des cours sur les bardos… Projets soutenus par des tulkus, des moines et des rinpochés, mais aussi par des scientifiques, tel Dr. Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire.

Matthieu Ricard a préfacé le « Livre des morts tibétain » publié par Philippe Cornu. Matthieu Ricard y écrit :
« Comme l’envisage le bouddhisme, notre conscience a vécu et vivra d’innombrables existences. »

« La continuation de la conscience après la mort relève, dans la plupart des religions, du dogme révélé. Dans le cas du bouddhisme, on se fonde sur l’expérience contemplative vécue par des êtres certes hors du commun, mais suffisamment nombreux pour que l’on prenne en compte leur témoignage, à commencer par celui du Bouddha. »
A la différence des religions, ce qu’enseigne le bouddhisme, et notamment le bouddhisme ésotérique tibétain sur la continuation de la conscience après la mort, serait basée sur de l’expérience, une expérience contemplative parfois qualifiée de « science de l’esprit ».

Dans son livre, Philippe Cornu, critique les diverses tentatives de réinterprétation et d’adaptation du Dzogchen et du Cycle d’instructions sur le Bardo, qui dilueraient leur teneur et pertinence. Si l’on n’est pas prêt à prendre au sérieux ces doctrines et/ou croyances, ainsi que la remise en question de nos certitudes occidentales qu’elles impliquent, elles ne pourraient pas nous servir de guide au « moment crucial », même au moment où nous aurions raté toutes les autres occasions pour nous éveiller après la mort pendant l’état intermédiaire.
« Au pire, [le yogi] pourra renaître en choisissant une bonne matrice humaine, ce qui permettra de poursuivre sa pratique dans la vie suivante et de parvenir finalement à l’éveil »[8].
Nous avons vu ci-dessus un petit aperçu de quelques méthodes pour réussir le choix « d’une bonne matrice humaine ».

Les élèves de l’école holistique « Abiding Heart Education » de Mingyur Rinpoché, où Dr. Matthieu Ricard est un des intervenants[9], auront sans doute plus de chance de s’en sortir pendant « ces moments cruciaux »[10] que leurs copains dans les écoles publiques françaises.

***

[1] La naissance à lieu le moment qui suit le décès du corps actuel.

[2] Voir par exemple le Mahātaṇhāsankhaya Sutta (Majjhima Nikāya).

[3] « Bliss is black, yellow, red, white, green, blue and all the things moving and fixed. Bliss is the Wisdom, the Means, the erotic union, existence and non-existence. Vajrasattva is known as Bliss. » Hevajra Tantra, The Concealed Essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow, I. Menon, p.164.

[4] Sahajaṃ jagat sarvaṃ sahajaṃ svarūpam ucyate/ (44) II.2

[5] The Concealed Essence, p. 170

[6] The Cakrasamvara Tantra : the discourse of Śrī Heruka (Śrīherukābhidhāna), a study and annotated translation by David B. Gray.
Gray mentionne le commentaire de Vīravajra décrivant les quatorze réalités (skt. tattva) de la phase de création du Heruka, la septième étant la dissolution (laya) du couple divin en une goutte.

[7] Ācārya Vajrapāṇi explique dans les Instructions sur les étapes graduelles de la transmission du Maître (Guruparamparākramopadeśa D3716, P4539)

« Ayant parfait l'accumulation de mérite, le Heruka causal est généré à travers les cinq étapes de la manifestation (skt. abhisambodhi tib. mngon par byang chub lnga). Cela correspond à l'instant de la diversité (skt. vicitra) et à la joie. Pour faire sortir le cercle des asura (tib. lha ma skt. a-sura), le centre secret (sexe féminin) est consacré, puis suit le coït. L'expérience de l'essence de la plénitude produite par la bodhicitta sous la forme de semence au "centre du village du joyau du vajra" correspond à l'instant de maturation (skt. vipāka) et à la joie suprême (skt. paramānanda). L'être gandharva [l'âme à naître] qui s'est introduit entre les deux Ho rouges, qui sont de la nature du mahārāga, et des trois syllabes du Corps, du Verbe et de la Pensée, entre par la bouche, et le Seigneur et la Dame se fondent en lumière. Les deux gouttes (skt. bindu) se trouvant au milieu de la Lune et du Soleil, sont la nature lumineuse et le vide. La goutte qui touche la lune est la sagesse, et le vide. Celle au-dessus qui touche le soleil est la nature lumineuse, et les expédients. L'alliance indissociable des deux les scellent mutuellement, c'est l'Alliance. Elle correspond à l'instant sans caractéristiques (skt. vilakṣaṇa) et à la joie Naturelle (skt. sahajānanda). Par la force de l'aspiration (skt. praṇidhāna-vaśa), on prie Pukkasī et les autres déesses incommensurables de faire des chants vajra, et d'édifier le corps du Heruka du fruit. Cela correspond à l'instant de la consommation (skt. vimarda) et à l'absence de joie (skt. viramānanda tib. khyad dga'). »

[8] Le livre des morts tibétain, préface de Matthieu Ricard, poche Buchet/Chaste, p. 972-976

[9] Guest lecturers: Marjorie Theyer, Kathy MacFarlane, Dr Matthieu Ricard, Dr Richard Davidson, Dr Susan Davidson, Tawni Tidwell

[10] « Les textes principaux du Bardo Thödol se présentent précisément comme un guide de la voie de l’Eveil en ces moments cruciaux. » Cornu, p. 974

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