mardi 16 juin 2020

La contemplation du nombril qui fait débat



C’est encore par hasard que je tombe sur des polémiques (cela ne me ressemble pas), cette fois-ci dans l’église orthodoxe entre Barlaam le Calabrais et Grégoire Palamas (1296 - 1359). En tant que porte-parole de l'Église grecque, Barlaam avait déjà fait connaître son désaccord avec les latins au sujet de « la procession du Saint-Esprit » (Querelle du Filioque). Pour Barlaam, le Saint-Esprit ne procède que du Père (et non pas du Père et du Fils aussi). L’essence de Dieu est incompréhensible/inconnaissable (skt. acintya), tandis que les énergies, la force et les oeuvres de Dieu, sont accessibles à l’homme[1]. Pour Palamas, l’orthodoxe, cet argument de Barlaam était dangereusement agnostique. Le conflit entre ces deux membres de l’église orthodoxe n’a pas pu être réglé à l’amiable. C’est dans la perspective d’une union des deux églises (latine et orthodoxe), que Barlaam aurait avancé son « agnosticisme nominaliste » face au « réalisme mystique » des moines, une mystique positive prenant la forme de l’hésychasme, qui vise « la paix de l'âme » ou « le silence en Dieu », mais par des méthodes plutôt ascétiques. Autrement dit, vouloir arriver au silence en faisant du bruit. Pour réussir cette union, il aurait fallu que chacune des parties renonça à ce qu'elle avait de plus singulier, saillant ou coloré, en s'appuyant davantage sur la partie mystique ou d' "inconnaissance". Mais il est difficile de renoncer à ses meilleurs atouts.

L’union de l’homme avec Dieu peut impliquer la déification de l’homme. « Dieu s'est fait homme, pour que l'homme puisse devenir Dieu », selon Athanase d'Alexandrie, un père d’église et un évêque d’Alexandrie du IVème siècle. Grâce à une série de pratiques ascétiques et pneumatiques, affinées et perfectionnées aux cours des siècles, cela sera possible à des moines, mais aussi à des laïcs orthodoxes. Cette tendance commence avec les Pères du désert, notamment « en fuyant les hommes », pour pratiquer la « garde du cœur » et la « prière ininterrompue » (ou monologique). La prière continue évoluera grâce aux quiétistes dans une oraison perpétuelle, qui continue même en dormant.

On retrouve le projet perpétuel de sauvetage de l’esprit de la matière. Évagre le Pontique, moine du désert du IVème siècle, et un des maîtres de Jean Cassien, enseigne la séparation de l’esprit et du corps, par le refus du corps et l’ascension de l’esprit (« corps spirituel ») vers Dieu. La méthode hésychaste va en revanche s’appuyer sur le corps pour stimuler l’ascension de l’esprit. C’est une ascèse, où (à partir de Syméon Métaphraste/le Logothète (Xème), Grégoire le Sinaïte 1255/1265-1346, Saint Nicéphore le moine, un maître de Palamas), l’ascète prend une posture assise (les pères du désert priaient souvent debout), et utilise la respiration, ou la récitation d’un nom, pour rester attentif (G. nepsis).[2] La posture assise recroquevillée (façon fœtus) produit de la chaleur physique, augmentée par la ferveur de l’esprit (voir "Entretien de St Séraphim de Sarov avec Motovilov sur la lumière du St Esprit"). Ces méthodes « psychophysiques » d’oraison, consistant en des techniques respiratoires, des postures de prière, « étaient censées favoriser la vision de la lumière divine »[3]. Barlaam désapprouva ces méthodes, trop « physiques » à son goût platonicien. Notons aussi l’intérêt croissant pour des méthodes pneumatiques en Orient à la même époque. La Philocalie des Pères neptiques (1782) est une compilation d'écrits de maîtres orthodoxes entre le IVe et le XVe siècles.
« [Barlaam] rédigea alors plusieurs traités polémiques contre ces moines qui soutenaient que la lumière du mont Thabor [qui signifie Nombril en hébreu] était la gloire incréée de Dieu, et qui prétendaient avoir l’expérience physique de la nature divine ; n'hésitant pas à les ridiculiser en les traitant de « personnes qui ont l'âme dans le nombril » (omphalopsychoi) et à les flétrir du nom de « messaliens » » Dans ses traités, après avoir dénoncé les pratiques de ces moines (démenties d'ailleurs par Palamas), il développe sa doctrine de la connaissance de Dieu, sa conception de la prière et de la mystique s'appuyant principalement sur Denys l'Aréopagite et Évagre le Pontique. »[4] 
« Dans sa défense du dogme de l’hésychasme et des saints hésychastes, Grégoire Palamas commit ses fameuses « Triades » ainsi qu’un manifeste intitulé, le Tome hagioritique (1340).

Au final, le synode patriarcal se saisit de l'affaire et trancha, le 10 juin 1341, en défaveur de Barlaam, lequel dut aller à canossa. »[5]
« Les espoirs [de Barlaam] de découvrir dans l'Orient la patrie de l'hellénisme antique ne s'étaient pas réalisés. Ses talents d'humaniste et ses convictions platoniciennes trouvèrent une audience plus large en Occident : retourné en Italie fin 1341, il entra dans le sein de l'Église catholique romaine et, après avoir inversé dans de nouveaux traités ses positions sur le Filioque et la primauté, fut nommé évêque de Gerace par Clément VI en 1342. »[6]
C’est difficile pour un platonicien endurci qui tient à sa dualité de triompher sur les « psychophysiques » de tendance pneumatique, devatāyogique, kāyayogique, śāktiyogique, alchimique subtile, phosphénique, etc. Le platonicien endurci cherche à résoudre la dualité en réintégrant l’Esprit, tout en rejetant le corps, parfois même en tant qu’aide à l’ascension. On pourrait dire la même chose pour le Jaïn qui se tourne vers le "Sallekhan vrat", ou le prince Siddharta. D’autres veulent remonter à l’Esprit pour ensuite le répandre dans le corps et le monde, autrement dit imprimer le Ciel sur la Terre. Il reste la dualité Esprit-corps, avec la primauté de l’Esprit. On ne peut pas vraiment parler de mystique dans ce cas, si en dernière analyse tout est Esprit. La dualité étant tranchée en faveur de l'Esprit, il n'y a plus de mystère. L'idée de s'appuyer sur le souffle semble par ailleurs très logique pour quelqu'un qui cherche une oraison ou une pratique perpétuelle, puisque la respiration continue tout le long de la vie jusqu'au dernier souffle. S'y appuyer pour rendre l'oraison perpétuelle permettrait de "pratiquer" même en dormant.

Un apratiṣṭhāna-madhyamika, qui ne s’investit en aucun extrême (ou l’essaie), ni « l’Esprit » ni « le corps », peut rencontrer les mêmes difficultés que Barlaam face aux « psychophysiques », et cela finira de la même manière. Les « psychophysiques », les omphalopsychoi, et les alchimistes plus ou moins subtils avec leurs athanors l’emporteront toujours. Ce qu’ils ont à offrir est beaucoup plus concret (réalisme mystique) et tangible, et disons le franchement plus amusant. Ils sont plus photogéniques, davantage Facebook-compatibles, produisent de belles images et icônes, racontent des histoires étonnantes, et sont capables de concevoir des expédients en veux-tu en voilà. Le silence de Dieu n’a qu’à bien se tenir face à leurs rêves à voix haute.

"Au temps des moines du mont Athos auxquels le surnom d'omphalopsychiens en est resté et du père Simon, la contemplation du nombril était suivie d'une sorte d'hyperidéation ou d'extase religieuse consciente; de nos jours elle déterminerait des effets bien différents. Il est certain cependant que, si cette manoeuvre se terminerait pour beaucoup par un violent accès de rire, ainsi que le fait remarquer M. Henri Joly, ou par une affreuse migraine, elle constituerait pour un sujet quelque peu prédisposé un excellent procédé d'hypnose artificielle." Le Dr. Ernest Chambard dans l'Encéphale, journal des maladies mentales et nerveuses, 1881

Les fameuses "Tirades" du capitaine Haddock

***

[1] Les énergies de Dieu sont aussi incréées mais l'homme peut y participer par grâce.

[2] « The aim is no longer the ‘ecstasy’ of the mind from the body, it is the immediate sense of Grace as exaltation of the soul and divine warmth. Certainly the hesychast aims for the union of his will with the celestial will to the glory of God, but what counts is the experience of Grace itself. Thus Gregory of Sinai’s emphasis on the seated position and the painfully contorted posture along with consequent warmth of the spirit complements the technique introduced by Nikephoros and pseudo-Symeon. There thus arose a novel form of ‘attentiveness’ – supportive of prayer – that was connected with breathing and posture. Both pseudo-Symeon and Gregory demand a slow rhythm in breathing (for the former it is through the nose, for the latter it is with closed lips); Nikephoros recommends in a general way concentration on the breath and along with pseudoSymeon he suggests starting with the invocation of the Name and then mentions attentiveness; Gregory is indifferent to the starting point, which may thus be with attentiveness, since the inward invocation, appropriately divided, has the role of regulating inhalation and exhalation. » INCONCEIVABLE NOTHINGNESS, The Philokalia and the roots of modern Greek Nihilism An essay in philosophical anthropology, Stelios Ramfos.

[3] Wikipédia

[4] Wikipédia

Commentaire de Jacques Vigne sur les attaques de Barlaam : « Au XIVème siècle, Barlaam, un critique des hésychastes dont une des pratiques était d’amener l’énergie dans le nombril, les surnommait les omphalopsychoi, ceux qui sont concentrés sur leur nombril ; en fait, il ne faisait que montrer son ignorance de l’alchimie subtile qui a son origine dans le creuset du nombril, on pourrait dire dans l’athanor du Thabor. » Le Mariage intérieur: En Orient et en Occident, Dr Jacques Vigne

[5] MYSTICISME SOUFISME ET CONFRÉRIES: Tome I MYSTICISME, Papa Cheikh Jimbira Sakho

[6] Wikipédia

3 commentaires:

  1. Sublime ! N'oublions ce jour auguste où nous avons redécouvert l'omphalopsychisme.

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  2. Question vocabulaire, je jubile avec les orthodoxes et l'Encéphale. Il faudrait réintroduire tous ces jolis mots !
    Dans la retraite de trois ans, nous récitions tous les jours un texte contenant tous les mantras et dharani essentiels (sngags 'don), pour bénéficier de leurs bienfaits spécifiques, et c'était en même temps un entraînement de mémorisation et de prononciation de ces mantras. Pourquoi ne pas composer un texte de terminologie spirituelle toutes tendances pour faire ses gammes, et enrichir le vocabulaire au delà de "ego" et "éveil".

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    1. Oui, on pourrait la revendre aux supermarchés ! Au fait, cet "agrégat de tous les mantras" existe aussi dans la tradition Shrîvidyâ, c'est le Shuddha-shakti-mantra ou Rashmi-mala-mantra. On y retrouve tous les mantras, même des mantras bouddhistes, je crois. Au cas où.

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