samedi 6 juin 2020

Jouer avec du feu et de l'eau


Un prince ascète reçoit la visite d'un groupe de femmes dans la forêt c.1790, Cleveland Art Museum

En regardant de plus près les versions en sanskrit et en tibétain de la Légende du Bouddha (Buddhacārita[1]) attribué à Aśvaghoṣa (tib. rta dbyangs, IIème siècle), j’ai des doutes sur la datation (I-IIème siècle A.D) assumée du texte (ou de certaines parties), par rapport à la présence d’éléments clairement plus tardifs (le « yogi »[2] pour l’adepte du bouddhisme, le système de mantra ésotérique (tib. sang sngags), etc.)[3].

Dans le livre IX de la Légende (Kumārānveṣaṇo), le futur Bouddha est présenté comme un fils de roi, qui réfléchit bien à son rôle dans la société, et à ses chances de réaliser son objectif spirituel (la libération, mokṣa, et la quiétude, śama) tout en faisant son devoir, avant d’abdiquer et de se rendre « dans la forêt », sans la possibilité de revenir sur sa décision (IX, 44). Le prince Siddharta ne pense pas qu’un roi puisse remplir son rôle, tout en progressant spirituellement (IX, 48), l’objectif ultime étant « la quiétude » (la traduction anglaise d’Edward B. Cowell pour skt. śama tib. zhi ba).
« Si un roi aime la quiétude, son royaume s’effondre
S’il s’occupe de son royaume, sa quiétude disparaît
Tout comme le froid et le chaud et le feu et l’eau ne sont pas compatibles
La quiétude et l’acuité ne s’entendent pas
. »[4]
Pour le prince, c’est l’un ou l’autre, l’eau ou le feu, même si certains rois essaient de ménager la chèvre et le chou. Le prince présente alors deux possibilités : le roi abdique et trouve la quiétude, ou il reste roi, et l’état de quiétude trouvé n’est pas ultime (IX, 50). Même si l’état de quiétude pouvait être ultime dans ce cas, le prince est résolu et préfère définitivement sortir du filet (ou lasso tib. zhags pa) d’un foyer et d’une famille, et ne plus y retourner (IX, 51[5]). Le monde est en feu, les sens (puissances) sont en feu, et le nirvāṇa est la quiétude, l’eau qui éteint le feu.

On remarque dans l’échange légendaire entre le futur Bouddha et « le mandarin » (skt. maṁtradhara) de son père le roi, que le renoncement et l’abdication n’est pas, ou plus, une évidence pour un membre de la royauté (même à une âge avancée). Nous ne sommes plus dans le renoncement pur et dur du bouddhisme « śramaṇa » des Renonçants. Un roi peut très bien être roi, et avoir accès à la quiétude, en d’autres termes faire cohabiter le feu et l’eau. Le mandarin observe au futur Bouddha, que par manque d’ « acuité », celui-ci ne perçoit pas bien son devoir (skt. svadharma), qui consiste à prendre la succession de son père. Si le Buddhacārita est en effet plus tardif, on ne serait pas trop étonné de cette place relativement importante donnée aux arguments du « mandarin », qui critique le zèle du futur Bouddha (IX, 44[6]), en le considérant inutile et ne conduisant pas à la véritable liberté (acquittement de la triple dette, voir ci-dessous).

Dans le bouddhisme ésotérique, les rois, tels Indrabhūti, sont à la fois roi et renonçant, à la fois dans l’acuité et la quiétude, à la fois au foyer et « dans la forêt ». Face à la résolution et la foi du futur Bouddha, le mandarin présente même ce qui s’apparente au fameux pari de Pascal (IX, 45-47[7]), et l’auteur met des arguments très forts dans la bouche du mandarin, probablement pour extérioriser de façon théâtrale les doutes et la réflexion du futur Bouddha (un homme de son temps), préalable à sa décision.

Le mandarin rappelle les trois dettes de tout individu : envers les ancêtres pour avoir une descendance, aux saints pour recevoir la tradition sacrée, et aux dieux en faisant leur culte (IX, 55).[8] Selon le mandarin, celui qui rembourse ces trois dettes est réellement « libéré » (mokṣaḥ). En dernier, le maṁtriṇa rappelle au futur Bouddha, que même ayant fait ce vœu, il peut revenir sur sa décision sans danger, comme dans le cas du roi Ambarīṣa, qui était retourné à son palais (IX, 59)[9]. Ce fût d’ailleurs aussi le cas du roi Indrabhūti, selon la tradition bouddhiste ésotérique. Et de Rāma, Drumākṣa, Sāṁkṛti Antideva, … Aucune honte de revenir sur sa décision. Le machiavélique mantrika manie le feu et l’eau avec habileté. De toute façon, dans le doute (la dualité), on est libre de jouer avec le bien et le mal, et ce n’est qu'en suivant la tradition, que l’on se « libère » réellement.

Dans le doute, n’ayant pas encore vu la vérité (skt. tattva tib. de nyid) de ses propres yeux, le futur Bouddha opte radicalement pour le bien (skt. śuba) (IX, 65[10]). Le futur Bouddha ne fait pas confiance à la tradition (skt. dṛṣṭvāgama), seuls ceux « dignes de confiance » (skt. prahīṇadoṣo)[11] méritent d’être écoutés puisqu’ils sont sans fautes et ne disent pas de faussetés (skt. hyanṛtaṁ tib. bden min) (IX, 66[12]). Quant aux illustres rois ascètes qui rentrent bredouilles au palais, ils ne sont pas un exemple pour le futur Bouddha, car ils ont endommagé leur engagement (IX, 67[13]). Le futur Bouddha ne retournerait jamais, au grand jamais, chez lui, comme un homme de commun, sans connaître la vérité, et avec ses sens toujours en feu (IX, 68[14]). Il marcherait plutôt dans un grand feu que de retourner chez lui, sans avoir réalisé son objectif. Résolu, et humblement (skt. nirmamo tib. ngar 'dzin med par) le futur Bouddha quitta sa maison (IX, 69[15]).

Le point de vue du futur Bouddha est très clairement exposé ici, comme étant principiel et sans compromis. Il ne croit pas aux rois à la fois engagés dans, et désengagés du monde, même s’ils connaîtraient « la vérité » (skt. tattva). Il ne fait pas confiance aux transmissions, y compris celles concernant la triple dette d’un homme, où des aveugles guident d’autres aveugles (IX, 64). Il veut voir « la vérité » (skt. tattva) de ses propres yeux, à travers l’ascétisme (skt. tapas) et la quiétude (skt. śama) (IX, 63[16]).

De notre point de vue, le futur Bouddha est radical. La radicalité du début s’atténuera un peu quand son jeûne est en train de le conduire à la mort, et qu’il a un aperçu de la vérité. Il tempère alors son ascétisme (skt. tapas), se tourne vers l’introspection (vipaśyanā) et voit la vérité (skt. tattva), qu’il tentera de communiquer en enseignant une voie du milieu. Il ne rentre pas à la maison, même après avoir « vu la vérité » par lui-même. Il ne considère donc pas que le Dharma se transmet de haut en bas en la personne d’un Prince éclairé, façon tradition transmise. Chacun est invité de voir par lui-même sans passer par la tradition.

Un nouveau futur Bouddha pourrait tenir le même raisonnement quand le même genre d’arguments lui sera présenté par un mandarin enseignant la tradition bouddhiste.

***
Màj : on vient de me signaler (merci Mark) que le terme mantradhāra ou mantrin (d'où est dérivé mandarin) peut signifier "conseiller" (d'un roi), et qu'il figure en tant que tel dans le Mahābhārata. Il me semble que la simple traduction "conseiller" ne tienne pas tout à fait compte de la portée religieuse/cérémonielle qui fait également partie de cette fonction. Dans une autre traduction de la Légende (Aśvaghoṣa's Gold) par Mike Cross, ce dernier traduit IX,53 ainsi :
"This mantra-containing resolve of yours is not improper, but neither is it suited to the present time.  For, to deliver your father in his old age into sorrow, for one who loves dharma as you do, might not be your dharma. //9.53//"
La traduction de Cowell :
43. ―This resolve of thine is an excellent counsel, not unfit in itself but only unfit at the present time; it could not be thy duty, loving duty as thou dost, to leave thy father in his old age to sorrow.
yo niścayo mantra-dharo tavāyaṁ = gang zhig chos kyi cho gar nges pa khyod kyi 'di//. Chos kyi cho ga signifie "rituel religieux", ou "cérémonie". Une résolution scellée rituellement ou religieusement ?

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[1] En tibétain : sangs rgyas kyi spyod pa zhes bya ba'i snyan dngags chen po

[2] ihaiti hitvā svajanaṁ paratra pralabhya cehāpi punaḥ prayāti | gatvāpi tatrāpyaparatra gacchetyevaṁ jano yogini ko ’nurodhaḥ || 9.36 36. Le mot « yogi » ne figure pas dans le tibétain. On y trouve : gsang sngags 'dzin pa, tantrika ou mantrika, mantrin ou « mandarin » (skt. maṁtradhara). Cowell traduit « counsellor ».
de ltar bdag nyid rnam shes yon tan rjes mthun pa// re 'dod spangs shing gtan tshigs ldan pa sgogs pa ste// mi dbang bdag nyid skyes kyi smra ldan thos gyur nas// gsang sngags 'dzin pa yis kyang lan ni smras pa'o//

[3] La version du tengyur de Dergé donne rta dbyangs (Aśvaghoṣa) comme l’auteur. La version du tengyur dpe bsdur ma indique Āryaśūra (IVème), l’auteur du Jātakamālā (Guirlande de Jātakas). Aśvaghoṣa est aussi considéré comme l’auteur du Gurupañcāśikā (tib. bla ma lnga bcu pa).

[4] śame ratiścecchithilaṁ ca rājyaṁ rājye matiścecchamaviplavaśca | śamaśca taikṣṇyaṁ ca hi nopapannaṁ śītoṣṇayoraikyamivodakāgnyoḥ || 9.49
zhi ba dga' ba gal te rgyal srid dman pa ste// rgyal srid la blo gal te zhi ba rnam par nyams// grang dang dro dang me dang chu yi gcig nyid bzhin// zhi ba dang ni rno nyid 'thad pa ma yin no//

[5] teṣāṁ ca rājye ’stu śamo yathāvatprāpto vanaṁ nāhamaniścayena | chittvā hi pāśaṃ gṛhabaṁdhusaṁjñaṁ muktaḥ punarna pravivikṣurasmi II 9.51

[6] « 44. ―Surely thy mind is not very penetrating, or it is ill-skilled in examining duty, wealth, and pleasure, — when for the sake of an unseen result thou departest disregarding a visible end. »

[7] 45. ―Again, some say that there is another birth, — others with confident assertion say that there is not; since then the matter is all in doubt, it is right to enjoy the good fortune which comes into thy hand.
46. ―If there is any activity hereafter, we will enjoy ourselves in it as may offer; or if there is no activity beyond this life, then there is an assured liberation to all the world without any effort.
47. ―Some say there is a future life, but they do not allow the possibility of liberation; as fire is hot by nature and water liquid, so they hold that there is a special nature in our power of action.

[8] 55. ―A man discharges his debt to his ancestors by begetting offspring, to the saints by sacred lore, to the gods by sacrifices; he is born with these three debts upon him, — whoever has liberation (from these,) he indeed has liberation.

[9] 59. ―The king Ambarīṣa,1 though he had dwelt in the forest, went back to the city, surrounded by his children; so too Rāma, seeing the earth oppressed by the base, came forth from his hermitage and ruled it again.

[10] 65. ―But even though I cannot discern the truth, yet still, if good and evil are doubted, let one’s mind be set on the good; even a toil1 in vain is to be chosen by him whose soul is good, while the man of base soul has no joy even in the truth.
de nyid ma mthong gyur kyang 'on kyang kho bo yi//
dge dang mi dger the tshom na dge blo gros gyur//
'bras bu med phyir la yang dge ba'i bdag nyid mchog//
smod pa'i bdag nyid de nyid la yang bde ba med// 65

[11] Qui adhèrent à leurs principes et qui agissent de façon sincère, c’est-à-dire qui font ce qu’ils disent.

[12] 66. ―But having seen that this "sacred tradition" is uncertain, know that that only is right which has been uttered by the trustworthy; and know that trustworthiness means the absence of faults; he who is without faults will not utter an untruth.
rnam gzhag med pa'i lung 'di yang ni mthong gyur nas//
tshad ldan rnams kyis gang smras de ni legs rtogs mdzod//
nyes la rab dman tshad ldan nyid ni rtogs mdzod dang //
nyes pa rab tu dman pas bden min smra ba yin// 66

[13] 67. ―And as for what thou saidst to me in regard to my returning to my home, by alleging Rāma and others as examples, they are no authority, — for in determining duty, how canst thou quote as authorities those who have broken their vows?
khyim la 'jug par dmigs gang bdag la khyod kyis ni//
smras shing rangs byed la sogs rnams ni dpe _bstan te//
de rnams tshad min chos des rnams su nus med cing //
tshad ma'i ched du brtul zhugs rnams ni yongs su zad// 67

[14] 68. ―Even the sun, therefore, may fall to the earth, even the mountain Himavat may lose its firmness; but never would I return to my home as a man of the world, with no knowledge of the truth and my senses only alert for external objects.
de lta na yang nyi ma sa la lhung gyur la//
gangs dang ldan pa'i ri bos brtan nyid 'dor na yang //
de nyid ma mthong yul la kha bltas dbang po ni//
khyim rnams _dag la so so skye bo mi bsnyen to// 68

[15] 69. ―I would enter the blazing fire, but not my house with my purpose unfulfilled.’ Thus he proudly made his resolve, and rising up in accordance with it, full of disinterestedness, went his way.
bdag ni 'bar bar gyur pa'i me la 'jug pa ste//
don ma byas par khyim gyi gzhi la rab mi 'jug//
de ltar thugs rgyal ldan des dam bca' mdzad gyur cing //
ji ltar 'dod bzhin bzhengs nas ngar 'dzin med par gshegs// 69

[16] 64. ―It is not for me to accept a theory which depends on the unknown and is all controverted, and which involves a hundred prepossessions; what wise man would go by another’s belief? Mankind are like the blind directed in the darkness by the blind.
phan tshun gnod cing mi gsal the tshom skye ba yi//
lta ba dag ni len par bdag gis nus ma yin//
mun par long bas long ba'i lam mkhan byed pa bzhin//
mkhas pa'i skye bo su zhig gzhan gyi rkyen gyis 'gro// 64


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