samedi 27 juin 2020

Bouddhisme homonculiste

La solution parfaite (solutio perfecta), traité alchimique XVème siècle, British Museum.

Il y a un paṇḍit et/ou khenpo (skt. upādhyāya) indien, dont on voit le nom apparaître sous diverses orthographes dans le cadre de la traduction de textes relatifs à la mahāmudrā. Notamment dans la traduction d’un texte attribué à ācārya Vajrapāṇi, dit l’indien, disciple d’Advayavajra, qui s’intitule « Instructions sur les étapes graduelles de la transmission du Maître » (tib. bla ma brgyud pa'i rim pa'i man ngag skt. GuruParamparāKramOpadeśa (GPKO) toh. 3716).

Dans la version du texte telle qu’on la trouve dans la Collection des textes canoniques indiens de la mahāmudrā (tib. phyag chen rgya gzhung) du septième Karmapa Chos grags rgya mtsho (1454-1506, K7), le nom du khenpo apparaît comme Dhari-[śrī]-jñāna-[pāda]. C’est également l’orthographe que Klaus-Dieter Mathes choisit pour référer au paṇḍit traducteur du GPKO-K7[1]. Il se trouve que le même paṇḍit traducteur, Dhari-[śrī]-jñāna-[pāda], est le traducteur (à lui tout seul) du DohāNidhināmatattvopadeśa (DN-K7, D 2247, P 3092) attribué à Adavayavajra[2]. C’est un texte beaucoup trop bref de 14 versets, qui reprend quelques thèmes du GPKO, mais en donnant nettement l’avantage à la voie des mantras (mantranaya) sur la voie des prajñāpāramitā. Dans le GPKO, les différentes approches des « 9 yogas » du bouddhisme sont analysés, et il est précisé, entre autres (quatre critères) pour chaque approche quelle est sa « défaut de méditation », y compris du madhyamaka (DN10, DN11 et DN12). Les derniers vers (DN12, DN13 et DN12) reprennent les éléments du GPKO, quand celui-ci explique l’approche ésotérique traditionnelle, pour ensuite la réinterpréter selon le madhyamaka apratiṣṭhāna. En sautant l’essentiel du GPKO, le DN se termine cependant sur le passage de la production génético-spirituelle du Heruka causal dans le GPKO, sorti de son contexte. Le Heruka causal est une sorte de homonculus. Je reviendrai une autre fois sur ce passage d’ingéniérie génético-spirituel ou "homonculiste" fort intéressant.

Bien que ne faisant pas partie du Cycle du non-engagement mental (Amanisakāra), le DohāNidhināmatattvopadeśa a été inclus dans la Collection K7, et Klaus-Dieter Mathes l’a également inclus dans sa traduction du cycle Amanisakāra[3].

Dans les autres versions du GPKO, telles qu’on les trouve dans les diverse Collections canoniques des Traités (tib. bstan ‘gyur), l’orthographe du nom du paṇḍit et/ou upādhyāya indien est différente. On trouve Dhiro-śikra-jñāna-pāda et Dhiro-śiṭra-jñāna-pāda (parfois aussi dhyāna au lieu de jñāna). Le site TBRC transcrit le nom « dhiro skrinana ». Quand on fait d’ailleurs une recherche sur le site TBRC avec le début du nom pour trouver toutes les variations, on tombe sur l’illustre Atiśa, Dīpaṃkara Śrījñāna. Y aurait-il un lien d’affiliation (les moines ordonnés prenaient souvent une partie du nom de leur abbé), différente orthographe ? Quoi qu’il en soit, le nom du paṇḍit indien est associé au traducteur tibétain Drogmi (993-1077) en ce qui concerne le GPKO. Une recherche sur « Dhari » ne donne rien (à part son utilisation dans les mantras). La même chose pour « Dhi ro » et « mkhan po Dhi ». A vérifier par des moyens informatiques plus puissants.

Je rappelle le contexte de la réputation de Gayadhara, source priviligiée des cycles de l’école Sakya, qui a beaucoup travaillé avec le traducteur tibétain Drogmi. Ronald M. Davidson[4] a écrit sur l’effervescence de la Renaissance tibétaine, où de nombreux textes authentiques furent fabriqués au Tibet même. Notamment à Sakya ou le futur Kagyupa Pamodroupa (phag mo gru pa 1110-1170) avait fait son apprentissage. Il ne faut pas perdre cela de vu en considérant l’authenticité des textes dont il est question ici, notamment un texte traduit tout seul par un upādhyāya indien, autrement inconnu, surtout si on veut en faire un texte indien canonique de la mahāmudrā. Restons très prudents.

Klaus-Dieter Mathes a néanmoins nuancé l’inclusion du DN dans sa traduction anthologique du cycle Amanisakāra. Cette inclusion, qui implique une sorte de conformité doctrinale (classement des doctrines et d'écoles etc.) de ce texte avec l’œuvre d’Advayavajra ne se justifie pas. Je pense que ce texte est une rédaction tibétaine ultérieure, bâclée par ailleurs, qui est attribuée à Advayavajra, et qui s’appuie de façon très sélective sur le GPKO. A mon avis, ce texte n’a pas sa place parmi les textes du cycle Amanisakāra. A lui seul, il en donnerait même une fausse impression. Cela ne veut pas dire que je pense que tous les autres textes du cycle soient authentiques, malgré l'existence d'une version indique.

La citation par K-D Mathes du ‘Bri gung bka’ brgyud chos mdzod[5] est très à propos. L’approche de la voie des mantras (skt. mantranaya), dans ce cas une combinaison de madhyamaka et de cittamātra, n’est pas l’approche d’Advayavajra, plutôt (après sa crise de la cinquantaine) apologiste de l’approche madhyamaka apratiṣṭhāna. En effet, s’il arrive au bouddhisme ésotérique d’utiliser « habilement » les expédients de la voie des mantras, l’objectif reste de guider le yogi vers le madhyamaka apratiṣṭhāna. C’est la spécificité d’Advayavajra, et d’autres bouddhistes ésotériques du début du deuxième millénaire. Le ND représente plutôt le bouddhisme ésotérique tibétain, tel qu’il a évolué depuis, où l’objectif est l’édification des Corps formels (à l'aide du "Heruka causal"), à l’aide d’une approche génético-spirituelle. Je reviendrai là-dessus.

***

[1] THE COLLECTION OF TEXTS ON NON-CONCEPTUAL REALIZATION (THE AMANASIKĀRA CYCLE) P.47

[2] Collection, p. 266 The « Dohānidhināmatattvopadeśa, composed by the great learned master and renunciant, the glorious Advayavajra, is ended. Translated by the reverend Dhari Śrī Jñāna. »

[3] A Pith Instruction on Reality Called A Treasure of Dohās.
« This text is not contained in the *Advayavajrasaṃgraha and not available in its original Sanskrit. However, Karmapa VII Chos grags rgyamtsho included it in his cycle of amanasikāra texts. It presents a summary of the four tenets as found in the Tattvaratnāvalī, with Apratiṣṭhāna-Madhyamaka at the summit. Contrary to the Tattvaratnāvalī, though, the last part of the text contains tantric teachings, i.e. a summary of empowerment and/or completion stage practice on the basis of the four seals as explained in the Caturmudrānvaya and Sekanirdeśa. » A Fine Blend of Mahāmudrā and Madhyamaka Maitrīpa’s Collection of Texts on Non-conceptual Realization (Amanasikāra), KD Mathes.

[4] Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture

[5] « As the yogin [ascends] from the tenets of the Vaibhāṣikas to [the one of] Apratiṣṭhāna-Madhyamaka, he abandons [ever finer] forms of confusion and develops by increasingly becoming endowed with [fine] qualities. Then he enters the Path of Mantras, his ultimate view of Madhyamaka [and] Cittamātra [now] being adorned with the pith-instructions of the guru, and embraces co-emergent great bliss. This is the intention of these treatises. It has been said, however, that the [real] intention of this master [Maitrīpa] is to guide [the yogin] to ApratiṣṭhānaMadhyamaka. » THE COLLECTION OF TEXTS ON NON-CONCEPTUAL REALIZATION (THE AMANASIKĀRA CYCLE), K-D Mathes

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire