jeudi 4 juin 2020

Le bouddhisme est-il trop subtil ?



Les pratiques religieuses de type individuel (ascétique, contemplatif) sont un développement ultérieur par rapport à des formes collectives, même si les discours sur la genèse d’une religion (p.e le bouddhisme) peuvent faire remonter l’origine de la religion à une révélation, ou dans le cas du Bouddha, la (re)découverte d’une doctrine ancienne. Tout comme le tīrthaṅkara Mahāvīra, qui fut un maître Jain appartenant à une longue lignée, le bouddhisme considère que Gautama Bouddha (le quatrième Bouddha) s’inscrit dans une lignée de Bouddhas. Il ne fut donc pas un ascète « self made ».

Selon cette conception traditionnelle, il n’est pas considéré comme l’inventeur de sa propre doctrine (le Dharma), même si sa légende contient des éléments qui pourraient le faire croire. Il ne suffit pas d’avoir trouvé la vérité, encore faut-il être un « maître de vérité ». Le bouddhisme croit en des périodes (kalpas, éons), sous le règne d’un Bouddha, qui « redecouvre » ou rétablit sa doctrine, qui dégénérera aussitôt jusqu’à la fin de son éon. Un autre Bouddha prendra alors la suite dans un autre éon faste. Cette présentation de choses est évidemment aussi une astuce pour accroître l’autorité de la religion du Bouddha, qu’il ne faut pas considérer comme une doctrine nouvelle. Elle fait du bouddha un « maître de vérité » d'une tradition sérieuse et pas un illuminé.

La réalité est que qui que fût le Bouddha (s’il a vécu), il fut le membre d’une civilisation et d’une société avec des croyances et une idéologie bien établie. Son expérience et sa « découverte » ne se sont pas produites dans un vide idéologique, même si l’idéologie qui avait cours à son époque et dans son milieu (śramaṇa) faisait grand cas d’une « libération » (skt. mokṣa) d’un cycle de renaissances (skt. saṁsāra). Il y avait donc un « monde » trop imparfait et la sortie de celui-ci (skt. nirvāṇa etc.). Tant que tous les facteurs du saṁsāra étaient présents, « l’âme » en restait prisonnière. La cessation de toutes les causes du saṁsāra, à un niveau individuel, constituait automatiquement la libération de « l’âme ». Les causes du saṁsāra pouvaient être détruites par la purification d’anciennes causes et par la mortification (tapas) des « puissances de l’âme », afin d’éviter la production de nouvelles causes. Ce qui tenait « l’âme » prisonnière et la retenait dans les sphères sublunaires était le poids de ses actes passés (karma). Les Jains croyaient à l’existence d’une âme (« corps spirituel ») quasi-substantielle à laquelle adhérait un karma aussi quasi-substantiel. Ce dernier pouvait être détruit par le feu ascétique (tapas), et dans certains cas même physique.

En ne produisant plus de nouveaux actes (karma) par le biais des « puissances de l’âme », l’ancien karma était brûlé, et l’âme devenait plus légère en s’élevant dans des sphères plus hautes, jusqu’au siddhaloka pour les Jains. C’était un peu plus compliqué pour les bouddhistes, puisque ces derniers ne croyaient pas en l’existence d’une âme quasi-substantielle. « Quelque chose » était purifiée et délestée du karma, suite à quoi, les « puissances (cette fois-ci sans âme support) », n’ayant plus de cause, cessaient. Pouf ! ou pschitt !

Pourquoi abolir un élément (ici l’âme) d’une idéologie, dont on continue à très bien voir les contours (les puissances), si tout le reste est presque gardé à l’identique ? Pourquoi garder toute l’infrastructure théorique religieuse en n’y apportant que quelques modifications ?

Il faut préciser que le mouvement des Renonçants (śramaṇa), initialement un peu en marge de la société, auquel appartient le bouddhisme s’était distingué de la pratique collective et sacrificielle du brahmanisme, en mettant l’accent sur une pratique religieuse individuelle, avec du karma « individuel » (mais sans support) et une sortie (mokṣa) individuelle du saṁsāra. Le sacrifice collectif fut remplacé par l’ascèse individuelle. Quelle était l’origine de ce mouvement, de cette nouvelle idéologie ? Je ne vais pas l’aborder ici, et de toute façon les opinions diffèrent à ce sujet. Mais il avait un certain succès, et ces « gymnosophes » semblaient même avoir impressionné les Grecs. Est-ce que « le yoga » avait influencé ce mouvement, ou est-ce que le mouvement des renonçants avait influencé « le yoga », qui cherchait également une sorte de libération-dans-la-vie (jīvanmukti, moins radicale), à travers la purification, l’ascèse, l’élévation de l’âme, parce que « le yoga » croyait en l’existence d’une âme (« corps spirituel »), et l’immortalité de celle-ci. Même le Sāṃkhya croyait en l’existence de l’âme (puruṣa), comme la dernière hypostase (tattva) et la source des 24 autres tattva.

Pas les bouddhistes qui tenaient à leur anatta, le non-soi. Cette différence était finalement peut-être surtout une différence de méthode. A force de vouloir quelque chose, à vouloir se débarrasser d’une chose (le corps) et en voulant s’identifier à une autre (l’âme et son Repos), elles restaient présentes par et dans cette volonté, une sorte de boxe de l’ombre (shadow boxing). Je base cette hypothèse sur L’Exposition des Eléments - Dhatuvibhanga-sutta (Majjhima Nikaya 140), sur la progression bouddhiste à travers les quatre dhyāna et les quatre sphères, la notion des huit dissociations (skt. vimokṣa tib. rnam thar brgyad) progressives, la non-identification à un « moi ou mien », le non-fondement de la Voie du Milieu (skt. apratiṣṭhāna-madhyamaka tib. dbu ma rab tu mi gnas pa) etc. Le « repos » bouddhiste n’est pas un repos en Dieu, ou une autre entité ou lieu positivement défini. Puisque cette détermination (« toute détermination est une négation » Spinoza) empêcherait de laisser derrière lui « les puissances » (tattva), ou les réactiverait. La détermination est un acte mental, ou procède de toute façon des « puissances ». L’appropriation ou l’identification est alors un acte de trop, innécessaire et contraproductif. « La vacuité est essentiellement la cessation de toute élaboration. » (Candrakīrti[1]). Il ne s’agit pas non plus de s’appuyer sur « la vacuité » ou sur le « non-soi » comme une sorte d’entité d’ersatz pour l’approprier ou s’y identifier. Il s’agit de ne pas faire de pas de trop, quand on « y » est déjà. La « vacuité » et le « non-soi », qui sont des termes volontairement incommodes (=ne se prêtant pas facilement à l’appropriation et l’identification), sont alors des expédients (upāya). Et c’est la toute la différence entre le bouddhisme tel que je le conçois et toute autre religion d’élévation d’âme.

Contrairement aux religions théistes de l’Inde, « l’âme » bouddhiste, sortie (temporairement ou définitivement) du saṁsāra et des « puissances » n’a - en théorie- pas besoin d’être guidée, attirée ou accueilli par une entité surnaturelle : Dieu, un ange, un Royaume, un khecāra, que sais-je. De toute façon, à la question « Qu’advient-il au tathāgata ou au soi après sa mort ? », le Bouddha avait refusé de répondre. Qu’est ce qui lui en avait empêché de répondre ? En outre, pourquoi avait-il refusé initialement, selon la Légende, d’enseigner à cause la complexité de sa doctrine ? En quoi se distinguait-elle des autres doctrines ? Pourquoi avait-il, toujours selon la Légende, finalement accepté d’enseigner sa doctrine ? Si on passe par-dessus ces petites différences, l’upāya, la voie du milieu, le non-fondement, etc., cette petite réserve du bouddhisme, on passe par-dessus sa singularité et le bouddhisme devient une religion comme toutes les autres.

A cause de cette singularité (ni moi, ni mien), il n’y a pas d’appropriation, pas d’identification. En théorie, l’adepte bouddhiste qui arrive au niveau de la dernière hypostase ne recevra pas de main tendue d’un ange, de Dieu, ou d’un autre Sauveur. Qui avait tendu la main au sage des Śākya (Śākyamuni) pour le tirer vers l’éveil ? A quel Dieu ou principe avait- « il » été (re)intégré ? Dans quel Royaume se repose-t-il ou repose son « âme » ?

Mais malgré toute cette habileté (upāya) trop subtile, le bouddhisme n’échappe pas au même fonds idéologique que celui des religions ou des Renonçants. Si ça se trouve, c’est même cette habileté subtile qui a empêché la voie enseignée par le Bouddha de réussir, la voie telle que le Bouddha l’avait imaginée quand il hésitait encore, et croyait avoir trouvé la subtilité, lui permettant de faire passer son message. Si cette subtilité, le non-soi, la voie du Milieu, l’habileté en les moyens, la vacuité, est véritablement le cœur de sa doctrine, il faudrait faire le constat que le compte n’y est pas en regardant ce que le bouddhisme est devenu. A moins que nous n’ayons pas les yeux assez purs pour voir cette subtilité à travers la surface des affaires (vyavahāra) bouddhistes. Comme le répètent sans cesse les hiérarques tibétains, qui sommes-nous pour juger les actes éveillés d’un saint.[2]

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[1] "La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité dêtre une vue nihiliste : ] Vous qui interpretez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas." INTRODUCTION TO THE MIDDLE WAY: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

[2] Voir Lama Zopa Rinpoche’s Additional Advice to Students of Dagri Rinpoche 24/05/2019. « I want to say that I am deeply sorry about all the people who got hurt from Rinpoche’s holy actions. »
Plus de détails dans ce blog.

2 commentaires:

  1. Ce que le bouddhisme est devenu... Attention ce ne sont pas les adeptes de l'illumination silencieuse qui font le plus de bruit. Ils n’écrivent pas de texte et ne font pas de visio-conférences sur youtube. Il n'y a finalement que le bouche-à-oreille qui permet d'établir que ces gens existent encore aujourd'hui, hors piste.

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  2. Je suis entièrement d'accord. Avec le monde virtuel et cybernautique qui imprime sa réalité sur celle du monde des corps, ce qui n'est pas cybernautiquement représenté n'existe pas. On l'a vu encore plus nettement en période de confinement. En même temps, cela peut susciter des prises de conscience (pas seulement sociales). Il y a de l'espoir.

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