Adam et Ève se cachant de Dieu (au lieu du contraire...), détail d'une gravure de Heinrich Aldegrever (1540) |
Le quiétisme est probablement la forme (condamnée) de la religion catholique, où, dans la pratique, on s’éloigne le plus du petit dieu tribal, et où on tente le plus de s’approcher de l’Être, en anéantissant son humanité (les puissances de l'âme). En théorie, une religion qui vise l’unité avec Dieu, dès maintenant ou après la mort, devrait se réjouir de la réalisation de cet objectif, et mettre tout en œuvre pour que cela se produise conformément. Ce qui empêche l’unité de se faire dès maintenant est « l’humanité », la part humaine et animale de l’âme. Le chemin vers l’unité consiste alors à « mortifier » les puissances inférieures de l’âme, afin de permettre aux puissances supérieures de se tourner vers Dieu, l’Être, et de s’en approcher le plus possible. Les puissances inférieures et supérieures de l’âme sont appelées « néant » par les quiétistes. Dieu est l’Être, l’homme est le néant, rien, enfin rien de bon. Le Christ a une double nature : divine et humaine. Il sert de guide et de pont. Dans la contemplation, il faut à un certain moment abandonner même « l’humanité » du Christ pour « progresser » vers la divinité[3].
C’est un point de vue dualiste, qui ne peut au fond accepter la dualité de l’homme ou de l’Homme idéal (Christ)[4]. C’est tout ou rien. L’anéantissement s’appelle « le sommet de la perfection ». Le quiétisme prend au mot ce que la religion enseigne sur la perfection. Comment faire pour aspirer à cette perfection, tout en restant humble ? C’est tout un combat, comme il s’avère des écrits des quiétistes. L’Amour-propre (l’ego diraient les bouddhistes) attend toujours en embuscade. Pour éviter tout acte des puissances de l’âme, les quiétistes on fait de la passivité une stratégie. Toute volonté ne peut être que de Dieu. Un quiétiste ne veut rien, tout est décrit de façon passive. Sans « Dieu », l’Être, rien n’est possible. Le « néant » est incapable d’action réelle. Le quiétiste est « appelé » à la contemplation. Mais son âme doit être "bien morte" (par la mortification) à toutes choses pour obtenir la contemplation infuse, qui est « une jouissance de Dieu et une communication de ses caresses, en quoi l’âme ne fait que suivre l’impétuosité de l’Esprit divin ».[5] L'élément intéressant à en tirer est que toute jouissance qui n'est pas de Dieu est péché, on pourrait dire "consommation" (jouissance stérile) dans le sens consumériste... A développer une autre fois.
Cette passivité et cette présentation d’une pratique passive sont sans doute aussi une astuce, un expédient pour réduire au minimum tout « apport personnel » et toute raison d’autosuffisance, mais pourquoi aussi ne pas les prendre très au sérieux ? On voit alors des petits « glitches » (bugs) dans la Matrice (The Matrix) quiétiste. « Dieu », l’Être, attend des choses bien précises de nous, et le directeur spirituel les explique en détail, notamment quand on aborde le sujet de la « sécheresse » (« traversée du désert ») ou la « privation sensible » et l’absence de « douceurs sensibles ». Comme un bon parent, Dieu guide ses enfants[6], parfois en les incitant par la douleur[7], parfois en distribuant des « douceurs sensibles », parfois en les ignorant. Exactement ce dont l’enfant de Dieu a besoin, à un moment précis. Il s’est quand-même bien bonifié notre « Dieu » tribal.
« Dieu donne quelquefois à des âmes qui sont au train de la méditation[8], des lumières, des transports et des communications libérales de son amour qui les approchent des parfaits. »[9]Quand cela arrive au cours de la « contemplation ordinaire » (non infuse), les contemplateurs doivent « s’abandonner à Dieu, pour ne point troubler son opération » par leur amour-propre ou leurs retours-sur-soi.
« Ils doivent retourner à leur contemplation ordinaire quand ils ne les ont plus, et non pas à la méditation. Car Dieu ne leur a pas fait ses grâces extraordinaires pour les faire reculer, il les a égayés, il les a consolés, il les a fortifiés, pour qu'ils poursuivent leur chemin avec plus d'amour et de fidélité qu'auparavant. »[10]En revanche,
« Ceux qui veulent s'élever par leurs efforts à la contemplation, sans signes, sans vocation, et sans conseil, qui se flattent, qui cherchent l'oisiveté, qui quittent la méditation par imitation et par complaisance, ne doivent point souffrir leurs sécheresses et s'il s'obligent à les souffrir, les sécheresses se tourneront tantôt en des inquiétudes et tantôt en des illusions, qui leur feront bientôt reconnaître qu'ils sont entrés dans le cabinet de l'Époux sans y être appelés. Pour ceux qui sont véritablement appelés, leurs sécheresses ne sont jamais sans soutien et sans un fonds de repos qui doit leur suffire dans ce chemin. »[11]A cause de l’histoire complexe de « Dieu » (l’Être), des dualités qu’il évoque, de l’interprétation personnelle que chacun a de ce mot, et surtout à cause des discours que les plus intrépides lui prêtent, je préfère éviter de l’utiliser, même s’il reste là en creux. Reste alors une méthode pour s'en approcher, et surtout, son terrible dualisme, qui invite à se débarrasser de son « humanité » en laissant « Dieu » s’installer dans le néant, voire dans le siège du conducteur pour les théopathiques. Le même « Dieu » avec son histoire complexe, aux très nombreux discours contradictoires ? Ou autre chose ou Quelqu’un ?
Pour le bouddhiste obsolète et dépassé que je suis, et qui ne prend pas à la légère les pouvoirs mystérieux (conditionnement, manipulation, Lakoff, …) de la parole et du sens des mots, l’utilisation des termes « Dieu », « l’Être » évolue trop près de l’extrême de l’être, sur lequel on ne doit pas se fonder, au risque de dévier de la « voie du Milieu ». La même chose vaut pour les pratiques spirituelles et spiritualistes correspondant à cette vue « extrême ». Une méthode qui cherche à abandonner « des puissances inférieures et supérieures », pour s’élever (s’éloigner d’un extrême), et rejoindre un objectif à l’autre extrême, n’est pas une voie du Milieu. Je dis cela tout en étant très bien conscient du fait que « le lit » de cette voie du Milieu s’est très sensiblement approché de l’extrême de l’être depuis que je connais le bouddhisme. Je veux bien admettre que ce bouddhisme « du Milieu » n’ait jamais réellement existé (ni moi, ni personne d’autres n’en savons rien au fond)[12], mais je conçois bien comment il pourrait être utile.
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[1] Comment Yahvé, petit dieu tribal, est-il devenu un Dieu universel ?
Le monothéisme est né dans un monde où régnait une pléthore de divinités. Comment un dieu parmi d’autres est-il devenu le Dieu unique ? Entretien avec Thomas Römer dans le Monde des religions (accès payant).
[2] Ésaïe 45 « Ainsi parle l'Eternel: Les gains de l'Egypte et les profits de l'Ethiopie, Et ceux des Sabéens à la taille élevée, Passeront chez toi et seront à toi; Ces peuples marcheront à ta suite, Ils passeront enchaînés, Ils se prosterneront devant toi, et te diront en suppliant: C'est auprès de toi seulement que se trouve Dieu, Et il n'y a point d'autre Dieu que lui. Mais tu es un Dieu qui te caches, Dieu d'Israël, sauveur! Ils sont tous honteux et confus, Ils s'en vont tous avec ignominie, Les fabricateurs d'idoles.… »
[3] « Il ne faut donc point rebuter certaines personnes qui, ne semblant pas tout à fait mortes aux choses humaines, ont néanmoins un attrait pour contempler. » Malaval, p. 227
[4] « Cherchons Jésus-Christ lui-même et non pas simplement ses mystères ou ses images ». Malaval, p. 198
[5] Malaval, p. 226
[6] A partir de la page 222
[7] Voir Catherine de Gênes (1447-1510) et le Traité du purgatoire, qui lui est attribué.
[8] Inférieure à la contemplation, car faisant encore appel aux puissances supérieures de l’âme. Il y a une discussion entre Philotée et son directeur au sujet de la nécessité (ou non) de « retourner » à la méditation, quand la contemplation ne se passe pas conformément.
[9] Malaval, p. 222
[10] Malaval, p.223. Comparez avec le bouddhisme, où la progression vers les états supérieurs découle de l'ascétisme.
[11] Malaval, pp. 223-224
[12] Je n’accepte cependant pas les théories actuellement en vogue de l’invention d’un bouddhisme rationnel au XIXème siècle par une bande d’occidentaux orientalistes (antichrétiens etc.) et par quelques dissidents bouddhistes en Orient, qui auraient souffert d’une sorte de syndrome de Stockholm spirituel. Il suffit de se plonger dans les écrits bouddhistes, pour voir que ce type de bouddhisme ait existé à différentes époques, au moins dans la tête de certains bouddhistes "élitistes" à l’orient, méprisant les croyances populaires.
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