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lundi 1 juin 2020

Jouer à cache-cache


Adam et Ève se cachant de Dieu (au lieu du contraire...), détail d'une gravure de Heinrich Aldegrever (1540) 
« Dieu » a une longue histoire.[1] Un petit dieu tribal devient le dieu unique d’un peuple, d’une religion, de plusieurs religions dites « monothéistes ». « Dieu » intègre le Dieu plus philosophique de l’Hellénisme, devient parfois synonyme de l’Être. Grâce au délestage partiel par la philosophie (notamment le platonisme et le stoïcisme), la théologie et le scolastique, les religions de « Dieu » ont pu être interprétées de façon plus digeste pour le monde post-moderne, de façon à ce que « Dieu » (l’Être) devienne un passe-partout permettant des comparaisons plus commodes de l’approche de « Dieu » dans les traditions les plus diverses, et permettant du même coup des syncrétismes de tous bords. Grâce au lien entre « Dieu » et le petit dieu tribal, ceux qui sont ainsi inclinés peuvent rappeler que « Dieu » fut le Dieu d’Abraham, de Joseph, de Moïse, etc.[2], et invoquer les propos et les injonctions de « Dieu », petit dieu tribal. Les religions n’hésitent pas à se servir de tout le spectre entre les injonctions d’un petit dieu tribal et l’appel de l’Être, pour guider les êtres, permettant de glisser facilement d’un extrême à l’autre. Le minimum de la religion est sans doute l’idée qu’il y a "quelque chose" plutôt que rien.

Le quiétisme est probablement la forme (condamnée) de la religion catholique, où, dans la pratique, on s’éloigne le plus du petit dieu tribal, et où on tente le plus de s’approcher de l’Être, en anéantissant son humanité (les puissances de l'âme). En théorie, une religion qui vise l’unité avec Dieu, dès maintenant ou après la mort, devrait se réjouir de la réalisation de cet objectif, et mettre tout en œuvre pour que cela se produise conformément. Ce qui empêche l’unité de se faire dès maintenant est « l’humanité », la part humaine et animale de l’âme. Le chemin vers l’unité consiste alors à « mortifier » les puissances inférieures de l’âme, afin de permettre aux puissances supérieures de se tourner vers Dieu, l’Être, et de s’en approcher le plus possible. Les puissances inférieures et supérieures de l’âme sont appelées « néant » par les quiétistes. Dieu est l’Être, l’homme est le néant, rien, enfin rien de bon. Le Christ a une double nature : divine et humaine. Il sert de guide et de pont. Dans la contemplation, il faut à un certain moment abandonner même « l’humanité » du Christ pour « progresser » vers la divinité[3].

C’est un point de vue dualiste, qui ne peut au fond accepter la dualité de l’homme ou de l’Homme idéal (Christ)[4]. C’est tout ou rien. L’anéantissement s’appelle « le sommet de la perfection ». Le quiétisme prend au mot ce que la religion enseigne sur la perfection. Comment faire pour aspirer à cette perfection, tout en restant humble ? C’est tout un combat, comme il s’avère des écrits des quiétistes. L’Amour-propre (l’ego diraient les bouddhistes) attend toujours en embuscade. Pour éviter tout acte des puissances de l’âme, les quiétistes on fait de la passivité une stratégie. Toute volonté ne peut être que de Dieu. Un quiétiste ne veut rien, tout est décrit de façon passive. Sans « Dieu », l’Être, rien n’est possible. Le « néant » est incapable d’action réelle. Le quiétiste est « appelé » à la contemplation. Mais son âme doit être "bien morte" (par la mortification) à toutes choses pour obtenir la contemplation infuse, qui est « une jouissance de Dieu et une communication de ses caresses, en quoi l’âme ne fait que suivre l’impétuosité de l’Esprit divin ».[5] L'élément intéressant à en tirer est que toute jouissance qui n'est pas de Dieu est péché, on pourrait dire "consommation" (jouissance stérile) dans le sens consumériste... A développer une autre fois.

Cette passivité et cette présentation d’une pratique passive sont sans doute aussi une astuce, un expédient pour réduire au minimum tout « apport personnel » et toute raison d’autosuffisance, mais pourquoi aussi ne pas les prendre très au sérieux ? On voit alors des petits « glitches » (bugs) dans la Matrice (The Matrix) quiétiste. « Dieu », l’Être, attend des choses bien précises de nous, et le directeur spirituel les explique en détail, notamment quand on aborde le sujet de la « sécheresse » (« traversée du désert ») ou la « privation sensible » et l’absence de « douceurs sensibles ». Comme un bon parent, Dieu guide ses enfants[6], parfois en les incitant par la douleur[7], parfois en distribuant des « douceurs sensibles », parfois en les ignorant. Exactement ce dont l’enfant de Dieu a besoin, à un moment précis. Il s’est quand-même bien bonifié notre « Dieu » tribal.
« Dieu donne quelquefois à des âmes qui sont au train de la méditation[8], des lumières, des transports et des communications libérales de son amour qui les approchent des parfaits. »[9]
Quand cela arrive au cours de la « contemplation ordinaire » (non infuse), les contemplateurs doivent « s’abandonner à Dieu, pour ne point troubler son opération » par leur amour-propre ou leurs retours-sur-soi.
« Ils doivent retourner à leur contemplation ordinaire quand ils ne les ont plus, et non pas à la méditation. Car Dieu ne leur a pas fait ses grâces extraordinaires pour les faire reculer, il les a égayés, il les a consolés, il les a fortifiés, pour qu'ils poursuivent leur chemin avec plus d'amour et de fidélité qu'auparavant. »[10]
En revanche,
« Ceux qui veulent s'élever par leurs efforts à la contemplation, sans signes, sans vocation, et sans conseil, qui se flattent, qui cherchent l'oisiveté, qui quittent la méditation par imitation et par complaisance, ne doivent point souffrir leurs sécheresses et s'il s'obligent à les souffrir, les sécheresses se tourneront tantôt en des inquiétudes et tantôt en des illusions, qui leur feront bientôt reconnaître qu'ils sont entrés dans le cabinet de l'Époux sans y être appelés. Pour ceux qui sont véritablement appelés, leurs sécheresses ne sont jamais sans soutien et sans un fonds de repos qui doit leur suffire dans ce chemin. »[11]
A cause de l’histoire complexe de « Dieu » (l’Être), des dualités qu’il évoque, de l’interprétation personnelle que chacun a de ce mot, et surtout à cause des discours que les plus intrépides lui prêtent, je préfère éviter de l’utiliser, même s’il reste là en creux. Reste alors une méthode pour s'en approcher, et surtout, son terrible dualisme, qui invite à se débarrasser de son « humanité » en laissant « Dieu » s’installer dans le néant, voire dans le siège du conducteur pour les théopathiques. Le même « Dieu » avec son histoire complexe, aux très nombreux discours contradictoires ? Ou autre chose ou Quelqu’un ?

Pour le bouddhiste obsolète et dépassé que je suis, et qui ne prend pas à la légère les pouvoirs mystérieux (conditionnement, manipulation, Lakoff, …) de la parole et du sens des mots, l’utilisation des termes « Dieu », « l’Être » évolue trop près de l’extrême de l’être, sur lequel on ne doit pas se fonder, au risque de dévier de la « voie du Milieu ». La même chose vaut pour les pratiques spirituelles et spiritualistes correspondant à cette vue « extrême ». Une méthode qui cherche à abandonner « des puissances inférieures et supérieures », pour s’élever (s’éloigner d’un extrême), et rejoindre un objectif à l’autre extrême, n’est pas une voie du Milieu. Je dis cela tout en étant très bien conscient du fait que « le lit » de cette voie du Milieu s’est très sensiblement approché de l’extrême de l’être depuis que je connais le bouddhisme. Je veux bien admettre que ce bouddhisme « du Milieu » n’ait jamais réellement existé (ni moi, ni personne d’autres n’en savons rien au fond)[12], mais je conçois bien comment il pourrait être utile.

***

[1] Comment Yahvé, petit dieu tribal, est-il devenu un Dieu universel ?
Le monothéisme est né dans un monde où régnait une pléthore de divinités. Comment un dieu parmi d’autres est-il devenu le Dieu unique ? Entretien avec Thomas Römer dans le Monde des religions (accès payant).

[2] Ésaïe 45 « Ainsi parle l'Eternel: Les gains de l'Egypte et les profits de l'Ethiopie, Et ceux des Sabéens à la taille élevée, Passeront chez toi et seront à toi; Ces peuples marcheront à ta suite, Ils passeront enchaînés, Ils se prosterneront devant toi, et te diront en suppliant: C'est auprès de toi seulement que se trouve Dieu, Et il n'y a point d'autre Dieu que lui. Mais tu es un Dieu qui te caches, Dieu d'Israël, sauveur! Ils sont tous honteux et confus, Ils s'en vont tous avec ignominie, Les fabricateurs d'idoles.… »

[3] « Il ne faut donc point rebuter certaines personnes qui, ne semblant pas tout à fait mortes aux choses humaines, ont néanmoins un attrait pour contempler. » Malaval, p. 227

[4] « Cherchons Jésus-Christ lui-même et non pas simplement ses mystères ou ses images ». Malaval, p. 198

[5] Malaval, p. 226

[6] A partir de la page 222

[7] Voir Catherine de Gênes (1447-1510) et le Traité du purgatoire, qui lui est attribué.

[8] Inférieure à la contemplation, car faisant encore appel aux puissances supérieures de l’âme. Il y a une discussion entre Philotée et son directeur au sujet de la nécessité (ou non) de « retourner » à la méditation, quand la contemplation ne se passe pas conformément.

[9] Malaval, p. 222

[10] Malaval, p.223. Comparez avec le bouddhisme, où la progression vers les états supérieurs découle de l'ascétisme.

[11] Malaval, pp. 223-224

[12] Je n’accepte cependant pas les théories actuellement en vogue de l’invention d’un bouddhisme rationnel au XIXème siècle par une bande d’occidentaux orientalistes (antichrétiens etc.) et par quelques dissidents bouddhistes en Orient, qui auraient souffert d’une sorte de syndrome de Stockholm spirituel. Il suffit de se plonger dans les écrits bouddhistes, pour voir que ce type de bouddhisme ait existé à différentes époques, au moins dans la tête de certains bouddhistes "élitistes" à l’orient, méprisant les croyances populaires.

dimanche 31 mai 2020

Un corps de gloire sans âme, est-ce possible ?


Ange marseillais, cimetière Saint Pierre
Autre sujet abordé par François Malaval dans sa Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation : la plénitude de Jésus-Christ, qui n’est autre que son « union hypostatique », sa double nature divine et humaine. C’est sur ce point que la pratique de la contemplation devient clairement religieuse, et se sépare d’autres approches contemplatives. La même question se pose d’ailleurs pour le Bouddha, qui est présenté comme un guide humain chez les śramaṇa, « les bouddhistes avant de l’être ». Son statut de sage éveillé l’a en quelque sorte « divinisé ». On pourrait dire que le Christ est un dieu devenu humain, et le Bouddha un humain divinisé, mais très rapidement, les théories d’un Bouddha transcendant se développent[1] avec un panthéon, des saints, une mythologie et un culte.[2] La religion de ce Bouddha transcendant propose le salut par tous les moyens dont disposent les religions. Dès la Légende du Bouddha composée par Aśvaghoṣa, le Bouddha n’est plus un simple humain.

La double nature du Christ comme du Bouddha a l’avantage de présenter leur humanité anthropomorphe à ceux qui y sont sensibles. Philotée, l’interlocuteur de Malaval (qui est son directeur spirituel dans La Belle ténèbre), utilise l’humanité du Christ au début de son parcours d’élévation. Quand son directeur lui demande si la pensée de inhumanité de Jésus-Christ n’empêche pas en lui l’habitude de la contemplation, Philotée répond que « la très sainte humanité [lui] sert pour [s’]éléver doucement à la divinité ». Le directeur précise qu’il ne faut jamais « quitter » la très sainte humanité du Christ, mais en conserver la présence.
« Comme c'est le propre de Jésus-Christ de ramener les hommes à son père et à la future divinité, il vient un temps ou les âmes spirituelles accoutumés à la familiarité sensible du Sauveur, passent des mystères de sa vie à la considération des perfections divines, de la bonté de l'immensité, de la toute-puissance et des autres excellences de la nature divine. Alors elles quittent les mystères pendant quelques intervalles, mais ne quittent pas pour cela Jésus Christ parce qu’elles ont en elles l'habitude de la foi. Et lorsqu'elles pensent au mystère de la Trinité, à la procession du Verbe ou du saint Esprit, à la sainteté de Dieu, elles ne sauraient avoir en même temps la pensée de l'humanité. Elles en conservent seulement le souvenir habituel qui leur serait impossible de perdre. C'est comme si nous disions à un fils qui ne doit jamais quitter son père. Nous n'entendons pas l'obliger à tenir les yeux sans cesse collés sur lui, mais à le conserver toujours en sa mémoire, pour lui rendre en temps et lieu ce qu'il lui doit. »
La divinité du Christ est en même temps la promesse de la "divinisation" de l’âme humaine à travers lui. Pour que l’âme s’élève, les différentes étages inférieurs et supérieurs de l’âme doivent être progressivement largués pour que l’âme se mette en orbite autour de Dieu. Malaval écrit : « […] l’âme, après avoir été revêtue de la lumière de gloire et élevée à un état qui la rend une même chose avec Dieu, cette élévation, connaît Dieu par sa propre connaissance, l’aime de son amour, l’adore, le loue, le glorifie par des actions qui lui sont entièrement propres. »[3] Après la mort, le corps ne fait plus obstacle à l’opération de l’âme, la forme est libérée de la matière (l’hylémorphisme d’Aristote)[4].
« Le corps est semé dans la corruption, il ressuscitera dans l’incorruptibilité. Il est semé dans l’ignominie, il ressuscitera dans la gloire ; il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la puissance. Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel » (1 Co 15, 42b-44a).
Ce corps spirituel, est le corps de gloire, un corps de lumière, de la même nature que le corps glorieux du Christ ressuscité.
« ‘Corps spirituel’, au sens large de l’expression, signifie corps traversé de part en part par l’esprit, entièrement pénétré de l’âme. » (Étienne Vetö, article cité)
Thomas d’Aquin a décrit les (quatre) qualités (« dots ») de ce corps de gloire : la subtilité, l’incorruptibilité ou l’impassibilité, l’agilité et la clarté (voir l’article d’Étienne Vetö pour les détails). Le corps de gloire « est entièrement maître de sa communication aux autres », et Étienne Vetö le qualifie ainsi de corps « communicant », ce qui pourrait être une traduction parfaite de sambhogakāya.

Luyipa, mangeant les entrailles d'un poisson HA50153
Mais tel qu’en parle Vetö, le corps du Christ ressuscité a l’air tout aussi réel d’un nirmaṇakāya, sans être passé par la case (re)naissance.
« Le corps du Ressuscité n’était pas imaginaire ou apparent, comme dans les cas d’apparitions angéliques : la preuve en est qu’il y a eu réellement manducation au bord du lac de Galilée, lorsque le Ressuscité mange avec ses disciples – alors que l’ange de Tobit n’en donne que l’apparence. Tout subtil et spirituel qu’il est, il n’en a pas été non plus pour autant transformé en esprit, en substance spirituelle : il serait absurde que l’âme-forme soit unie à une autre substance spirituelle. Il s’agit bien d’un vrai corps matériel. »
« Le corps glorieux doit par définition posséder un lieu, que le Docteur Angélique situe « au-dessus de tous les cieux » (Eph 4,10), avec le corps glorieux du Christ. » (Vetö)
A lire cela, on voit bien que le bouddhisme ésotérique n’a rien à envier aux religions du Livre. Même si en tant que « bouddhisme » il prétend ne pas croire en l’existence de l’âme (ātman), ses doctrines, croyances et pratiques kāyayoguiques montrent qu’un corps de lumière (d’arc-en-ciel), de gloire, qui est tout spirituel ne peut être autre que « l’âme ». Le lieu de ce corps désincarné de lumière, est le monde des siddhas (siddhaloka) ou une autre Terre pure, constituée autour d’un Bouddha transcendant.

Une différence de taille est cependant l’intérêt particulier que porte le bouddhisme ésotérique à l’édification du corps de gloire (kāyasādhana), qui n’est pas attendue comme une grâce reçue. Bien sûr, comme toute grâce dépend du Maître et de la divinité indissociable, la non-réussite de l’édification sera due au manque de sa grâce, mais tout est mise en œuvre dès cette vie-ci pour réussir son édification.

***

[1] Histoire du bouddhisme indien, E. Lamotte, p. 715. Les sarvāstivādins ont jeté les bases de la doctrine du triple Corps du Bouddha, les Mahāsāṃghika ont inventé un Bouddha transcendant.

[2] Lamotte, p. 687

[3] Malaval, p. 166

[4] Le corps humain à la lumière du corps du Christ ressuscité chez Thomas d’Aquin, d’Étienne Vetö, dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques 2016/1 (Tome 100), pages 97 à 116

samedi 30 mai 2020

Contemplation acquise et infuse


Urne funéraire


La suite de mes explorations du quiétiste Malaval. Elles me serviront à faire des comparaisons idéologiques dans des blogs à venir.

La science infuse est la Science qu’Adam avait reçu de Dieu au moment de la création. La « scientia infusa » est la Science versée par Dieu dans l'âme, et non acquise. Le participe passé du verbe latin infundere signifie « verser dans, répandre dans (ou sur), etc. » CNRTL

Il y a un dialogue fort intéressant dans La belle ténébre de François Malaval sur l’état passif. Ce qui est bien dans les écrits spirituels du XVIIème siècle, c’est qu’ils aiment expliquer comment se produisent les divers états spirituels, parfois presque de manière Scientifique, en donnant toutes sortes de détails, comme si la foi seule ne suffisait pas, ou qu’il fallait lui donner un coup de main. L’avantage est que l’on sait ce qu’un auteur spirituel a derrière la tête, et à travers lui les chercheurs spirituels de son époque. Malaval ne cherche pas la facilité et semble faire de son mieux pour tout aborder, dans le cadre que la religion catholique de son temps lui impose.

Dieu est le créateur, qui regarde l’âme « comme un vase précieux où il verse tout ce qu’il lui plaît »[1]. Une petite citation qui annonce la couleur de la discussion sur la relation entre Dieu et l’âme humaine. D’un côté un principe actif, le plus grand moteur de l’univers, de l’autre un « vase précieux », qui, selon Malaval, est passive de deux manières : quant aux principes et quant aux actions. L’âme est passive au regard de la grâce, infuse, qui la fait agir. Il s’agit des puissances (inférieures et supérieures) de l’âme, avec lesquelles « l’âme produit les actions justes et agréables à Dieu ». L’âme est également passive au regard de la foi, « parce que la foi est une lumière infuse et non pas produite par son opération, à l’aide de laquelle l’âme croit ce qui est au-dessus de la nature et de la raison. » Ceci est selon Malaval de la théologie commune de base. La grâce et la foi, qui permet de « croire » les choses surnaturelles, sont donc des dons que Dieu « verse » dans le « vase précieux ».

Pour produire les raisonnements philosophiques, ou même pour raisonner sur Dieu (théologie), l’âme/l’esprit passe par une connaissance acquise, grâce à ses facultés. Dans ce sens, l’âme n’est pas passive.
« Mais quand Dieu, par sa libéralité, lui communique gratuitement un rayon qui passe, ou bien une lumière qui demeure, ou quelqu’autre don excellent, à l’aide duquel [l’âme] produit ensuite des pensées et des affections qui sont conformes à sa grâce, elle est passive pour ce principe, elle ne l’a pas produit de son fonds, elle l’a reçu. »[2]
De même pour la foi, Dieu peut encore produire en l’âme « les actes propres par lesquelles elle croit, et si, outre la qualité surnaturelle de la charité, il produisait encore en elle les actes d’amour, alors l’âme serait passive, et pour les principes et pour les actions ».

Résumons, les âmes humaines sont des « vases précieux » dans lesquelles Dieu a versé sa grâce (les facultés) et la foi, leur permettant de produire « des actions justes et agréables à Dieu ». Mais, en plus de cela, Dieu peut encore intervenir de façon surnaturelle, pour verser des grâces et de foi supplémentaires dans des « vases précieux » dans le cadre de ses projets divins.

Un quiétiste mettra tout en œuvre pour se soumettre à la direction directe de Dieu, en s’abritant des puissances ordinaires, en se plaçant le plus près de Dieu possible, et en cédant sa volonté à la volonté de Dieu, prêt à avoir ses facultés dirigées surnaturellement par Lui. C’est la théopathie. Les grâces et les lumières que Dieu verse dans un « vase précieux », après la création de l'âme, sont surnaturelles. Ce que l’âme fait ensuite avec ces dons surnaturels, sont « purement des actions de l’âme ».

Dans une telle conception, l’homme et l’âme créées sont considéré « naturels » (dans l'ordre "naturel" des choses dans un cadre (mono)théiste), les facultés et autres grâces, ainsi que les actions de l’âme produites grâce à elles, sont « naturelles », dans la mesure qu’elles ne constituent pas une intervention « surnaturelle » de Dieu, et participent au déroulement « naturel » de la création. Les « lumières » versées par Dieu dans le « vase précieux » à la création sont appelées des « lumières naturelles ». Celles qu’un croyant reçoit en supplément pendant son parcours spirituel sont des « lumières surnaturelles ».

Le parcours spirituel, « l’élévation de l'âme », a lieu par des actions propres à l’âme (connaissance, amour, adoration, louages, glorification,…). Au niveau de la contemplation, Malaval estime qu’elle est seulement « acquise » (et non « infuse »), s’il s’agit d’une « habitude de se tenir en la présence de Dieu avec plus ou moins de facilité, selon le progrès d’un chacun ». L’âme n’est alors pas passive, même si la grâce (qui attire vers Dieu) et la foi (qui nous maintient en sa présence) sont opérationnelles.

La contemplation surnaturelle, évidemment due aux vertus surnaturelles de la grâce et de la foi, l’est aussi à l’habitude, « qui est une qualité infuse de Dieu, indépendante de l’âme tant en sa production qu’en sa manière d’agir ». Si l’âme n’a pas encore l’habitude, elle peut recevoir « un secours surnaturel qui l’élève ».[3] L'élévation est toujours due à une grâce.

Le concept des grâces, des lumières et de la foi reçues, ont évidemment aussi pour objet de rester humble. Rien de « surnaturel » n’est dû aux efforts de notre « néant ». Le parcours spirituel n’est « ascétique », voire héroïque bien qu’à la gloire majeure de Dieu, qu’au regard de la maîtrise des puissances inférieures de l’âme. Pour le reste, l’âme ne peut que produire des « actions justes et agréables à Dieu », en attendant ses grâces, lumières et foi surnaturelles. Les « fruits » surnaturels ne sont de toute façon pas les fruits des actions et efforts du néant humain.

Cela fait dire à Philotée « si la contemplation est un don de Dieu, c’est une témérité d’y aspirer avec des méthodes ».[4] Son directeur explique que Dieu se cache des hommes, ses voies sont impénétrables, sa grâce n’est pas toujours perceptible par ceux qui la reçoivent. « Il ne faut pas présumer que la contemplation surnaturelle soit connue avec une évidence nécessaire par ceux à qui Dieu la communique »[5]. Il ne faut donc pas se demander si la contemplation est acquise ou surnaturelle/infuse. Ce faisant, les mêmes effets peuvent se produire. Il ne faut pas non plus se demander par quelles causes ces effets sont produits.
« Les uns obtiennent toutes leurs grâces par l'oraison, les autres par la fréquentation du très Saint sacrément, quelques-uns par l'exercice fidèle d'une vertu particulière, comme de la charité, de la patience, de la douceur, de la charité envers les pauvres, ou de quelqu’autre qui attirent toutes les bénédictions sur eux ».
Ne se posant plus ces questions, on ne s’en inquiète plus. Ne s’inquiétant plus, on est quiet, tout en continuant de produire des « actions justes et agréables à Dieu ». D’ailleurs, les signes de la contemplation acquise et de la contemplation surnaturelle ne diffèrent pas, et une contemplation infuse peut être aussi facilement donnée que reprise, pour notre bien.

Néanmoins, selon le « procédé ordinaire » de Dieu, les âmes passent de la méditation à l’oraison d’affection, de l’oraison d’affection à la contemplation ordinaire et de la contemplation ordinaire à la contemplation infuse. « Une oraison servant ainsi de degré et de disposition à l’autre ».[6]

***

[1] Malaval, p. 165-166

[2] Malaval, p. 165

[3] Malaval, p. 167

[4] Malaval, p. 168

[5] Malaval, p. 170 « Ceux qui sont mus et agis de l’Esprit de Dieu sont les enfants de Dieu ». Romains, 8,14.

[6] Malaval, p. 172

vendredi 29 mai 2020

Le théâtre spirituel



En étudiant le processus cognitif utilisé par François Malaval dans sa Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation, on voit que le classement en partie inférieure et partie supérieure s’inscrit dans la dualité classique Ciel-Terre et Esprit-Matière. La partie inférieure étant la partie de l’âme/l’esprit en contact direct avec la Terre/Matière et la partie supérieure en susceptible de se tourner vers Dieu, en demeurant en sa présence (=contemplation).

Pour rappel, les « puissances de la partie inférieure de l’âme » sont, selon Malaval, 1. le sens commun, 2. l’imagination ou la fantaisie, 3. La faculté estimative (jugement) et 4. la mémoire sensitive. Les appétits de ces puissances-là doivent être mortifiées, réprimées.

Les « puissances de la partie supérieure de l’âme » sont 1. l’entendement[1], 2. La volonté et 3. la mémoire intellectuelle.
« Reprenant donc toute la doctrine précédente, vous voyez que les sens extérieurs envoient leurs images [sensitives] aux sens intérieurs et que l’appétit forme de là ses passions et ses mouvements ; qu’ensuite l’entendement raisonne sur ce qui se passe dans la partie inférieure et que la volonté conclut au bien ou au mal. »
Les appétits (concupiscibles et irascibles) suivent les sens et suscitent les passions (concupiscibles et irascibles) : respectivement, l’amour et la haine, le désir et la fuite, la joie et la douleur, et l’espérance et le désespoir, la crainte, la hardiesse et la colère. Ces passions fondamentales peuvent en produire d’autres.
« La première garde de l’âme commence dans les sens extérieurs ».
« Si les sens extérieurs ne reçoivent pas une trop grande multitude d’objets, les sens intérieurs ne formeront pas tant d’images, de fantômes, d’opinions et de souvenirs. L’appétit concupiscible et l’appétit irascible ne produiront pas tant de passions. L’entendement n’aura pas tant à raisonner et, se trouvant plus vide des créatures, se remplira plus de Dieu. La mémoire intellectuelle ne conservera pas tant d’espèces qui causent des distractions continuelles à l’âme. Et enfin la volonté, s’unissant à Dieu comme à son unique et souverain bien, ne sera pas toujours en peine, parmi une foule importune de tant d’objets différents, de ce qu’elle doit choisir ou de ce qu’elle doit éviter. »
L’homme qui cherche la perfection va donc se recroqueviller dans la pointe de l’âme, et se blottir dans la présence de l’Esprit de Dieu, idéalement sans être dérangé ni par les puissances inférieures, ni par les supérieures. Si « l’Esprit de Dieu » lui rend « la liberté de penser », notre chercheur restera dans les sphères supérieures, où le Symbole Christ l’aidera.

Il y a une discussion intéressante dans la deuxième partie de la pratique facile (ajoutée plus tard) entre Philotée et son directeur sur la « suspension totale des puissances » (pp. 161-164), la suspension étant « une cessation absolue de toutes les opérations de l’âme ». Cela arrive normalement pendant le sommeil, dans l’extase ou lors d’une « grande défaillance ». Lors d’une suspension partielle, une des trois puissances supérieures est encore opérationnelle. La suspension partielle est possible « dans les actions de la vie civile ». Malaval, tout comme Sainte Thérèse, juge inutile la « suspension totale », et une perte de temps et d’utilisation des « lumières de l’âme ». Elle est aussi dangereuse et peut s’accompagner de « présomption ».

Poésies spirituelles de François Malaval

« L’âme, demeurant paresseuse et engourdie de sa part, attend néanmoins d’en haut des miracles et des lumières, et veut rendre les grâces de Dieu la récompense d’une molle et d’une pesante oisiveté. » (p.163). Philotée discute de la nature de la suspension avec son directeur. Il lui semble que la suspension est un vide de toute sorte d’images[2]. Ce serait donc une sorte d’état non-discursif (skt. nirvikalpa tib. mi rtog pa). Pour son directeur s’est une suspension d’actes distincts et particuliers (skt. amanasikāra tib. yid la mi byed pa), « pour faire place à un acte confus et universel de la présence de Dieu ». Le sens de « vide » n'est pas à prendre au sens littéral, car « l’âme est toujours occupée et toujours remplie ». La suspension des puissances, même supérieures, c’est « suspendre un moindre bien pour un bien plus parfait » : le néant des puissances est rempli par Dieu. C’est la raison pour laquelle François Malaval aime son néant (voir son poème spirituel « L’Amour de son néant »)[3]. « Qu’en Dieu tout bien se trouve, et le néant en moy ».
« Et c'est sur le néant que Dieu veut opérer.
L'homme lors qu'il en sort, de son Dieu se sépare ;
Il fait Dieu de soy-même, en soy-mesme il s'égare !
Et passant tout à coup à l'autre extrémité,
S'abisme en un néant qui n’est qu'énormité ;
Le neant du péché, ce néant effroyable,
Aux mouvemens divins ce néant imployable
Néant , l'horreur de Dieu qui voulant l'engloutir,
Se vint dans mon néant luy-même anéantir :
Se rangeant à mon estre au lieu de le détruire,
Il veut par cet exemple au néant me conduire :
Il cherit le néant de son humanité
Et semble s'oublier de sa divinité.
Et moy, seray-je Dieu quand Dieu cesse de l'estre
, »
Le néant des puissances est ici automatiquement (?) rempli de Dieu. Tel que le présente Malaval, ce vide se remplit aussitôt de Dieu. La Nature a horreur du vide (Aristote), mais Dieu, qui « veut l’engloutir » aussi apparemment. Quoi qu’il en soit, et qui ou quoi que soit Dieu, une âme vide ou le « vide » de l’âme n’est pas possible selon Malaval et les autres Quiétistes chrétiens. Le « nihilisme » ne pourrait jamais atteindre son objectif de néant et de vide réel, car celui-ci serait aussitôt rempli de Dieu, de vacuité etc. Il n’est donc pas nécessaire de protéger les humains contre le « nihilisme », « le néant », « le vide », « la vacuité ». Tout comme le « néant » de l’homme semble avoir besoin d’être rempli par « l’être », le « trop plein » de « Dieu » semble avoir besoin du « néant » de l’homme, pour « oublier sa divinité ». Les deux se retrouvent dans le « néant rempli »… qu’est la vacuité, ajouterai-je.

Car dans cette présentation, on fait comme si « Dieu » se morfond seul dans son être, et l’homme dans son néant, mais (en allant dans le sens même de cette doctrine) est-ce le cas ? Dans la vacuité de la voie du Milieu, entre être et non-être, cette unité est déjà un fait. Elle est même « perpétuelle », si on veut passer par là. Dans ce « néant rempli », à quoi bon raisonner en termes de « puissances inférieures », « puissances supérieures », « mortifier la partie animale », « élever l’âme », « suspendre les puissances supérieures », « s’abîmer en un néant » pour que « Dieu s’y engouffre » ?

Il s’agit alors plutôt d’un exercice spirituel qui fait (re)prendre conscience de l’unité, en la mettant en scène dans une pratique (sādhana). Mais du même coup on réactualise les séries de dualités intervenant dans l’exercice, et on tient les mêmes dualités artificiellement en vie. Cela nous condamne à un jeu perpétuel d’entrées et sorties, car la « conscience » de l’unité semble être à ce prix. Cette « conscience » n’est sans doute pas nécessaire, et semble « uniquement » servir une sorte de jouissance esthétique.

Ensuite, il y a le piège de la transmission, le jeu du maître et du disciple, du directeur et son contemplatif, qui requiert également la réactualisation des dualités, pour (re)faire le trajet qui mène à l’unité des dualités, ou à sa prise de conscience.

Il semble donc impossible de tout à fait sortir de ces va-et-vient, de ces entrées et sorties, de ces « réitérations » et leurs jeux de rôles. Il faut alors conclure que l’objectif n’est pas vraiment d’arriver à l’unité et de vivre librement, mais de savourer l’unité dans une pratique continue de séparations et de retrouvailles. D’abord comme « commençant », ensuite comme contemplatif et finalement comme directeur spirituel ou « Maître ».

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[1] « Faculté qui discerne par discours le vrai d’avec le faux et le bien d’avec le mal, en tant que cela est conforme à la perfection de l’homme. »

[2] Images sensitives (skt. ākara tib. rnam pa) et images produites (skt. vikalpa tib. rnam rtog) par l’imagination, des « fantômes ».

[3] Poésies spirituelles, Gallica, BNF.