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lundi 1 juin 2020

Jouer à cache-cache


Adam et Ève se cachant de Dieu (au lieu du contraire...), détail d'une gravure de Heinrich Aldegrever (1540) 
« Dieu » a une longue histoire.[1] Un petit dieu tribal devient le dieu unique d’un peuple, d’une religion, de plusieurs religions dites « monothéistes ». « Dieu » intègre le Dieu plus philosophique de l’Hellénisme, devient parfois synonyme de l’Être. Grâce au délestage partiel par la philosophie (notamment le platonisme et le stoïcisme), la théologie et le scolastique, les religions de « Dieu » ont pu être interprétées de façon plus digeste pour le monde post-moderne, de façon à ce que « Dieu » (l’Être) devienne un passe-partout permettant des comparaisons plus commodes de l’approche de « Dieu » dans les traditions les plus diverses, et permettant du même coup des syncrétismes de tous bords. Grâce au lien entre « Dieu » et le petit dieu tribal, ceux qui sont ainsi inclinés peuvent rappeler que « Dieu » fut le Dieu d’Abraham, de Joseph, de Moïse, etc.[2], et invoquer les propos et les injonctions de « Dieu », petit dieu tribal. Les religions n’hésitent pas à se servir de tout le spectre entre les injonctions d’un petit dieu tribal et l’appel de l’Être, pour guider les êtres, permettant de glisser facilement d’un extrême à l’autre. Le minimum de la religion est sans doute l’idée qu’il y a "quelque chose" plutôt que rien.

Le quiétisme est probablement la forme (condamnée) de la religion catholique, où, dans la pratique, on s’éloigne le plus du petit dieu tribal, et où on tente le plus de s’approcher de l’Être, en anéantissant son humanité (les puissances de l'âme). En théorie, une religion qui vise l’unité avec Dieu, dès maintenant ou après la mort, devrait se réjouir de la réalisation de cet objectif, et mettre tout en œuvre pour que cela se produise conformément. Ce qui empêche l’unité de se faire dès maintenant est « l’humanité », la part humaine et animale de l’âme. Le chemin vers l’unité consiste alors à « mortifier » les puissances inférieures de l’âme, afin de permettre aux puissances supérieures de se tourner vers Dieu, l’Être, et de s’en approcher le plus possible. Les puissances inférieures et supérieures de l’âme sont appelées « néant » par les quiétistes. Dieu est l’Être, l’homme est le néant, rien, enfin rien de bon. Le Christ a une double nature : divine et humaine. Il sert de guide et de pont. Dans la contemplation, il faut à un certain moment abandonner même « l’humanité » du Christ pour « progresser » vers la divinité[3].

C’est un point de vue dualiste, qui ne peut au fond accepter la dualité de l’homme ou de l’Homme idéal (Christ)[4]. C’est tout ou rien. L’anéantissement s’appelle « le sommet de la perfection ». Le quiétisme prend au mot ce que la religion enseigne sur la perfection. Comment faire pour aspirer à cette perfection, tout en restant humble ? C’est tout un combat, comme il s’avère des écrits des quiétistes. L’Amour-propre (l’ego diraient les bouddhistes) attend toujours en embuscade. Pour éviter tout acte des puissances de l’âme, les quiétistes on fait de la passivité une stratégie. Toute volonté ne peut être que de Dieu. Un quiétiste ne veut rien, tout est décrit de façon passive. Sans « Dieu », l’Être, rien n’est possible. Le « néant » est incapable d’action réelle. Le quiétiste est « appelé » à la contemplation. Mais son âme doit être "bien morte" (par la mortification) à toutes choses pour obtenir la contemplation infuse, qui est « une jouissance de Dieu et une communication de ses caresses, en quoi l’âme ne fait que suivre l’impétuosité de l’Esprit divin ».[5] L'élément intéressant à en tirer est que toute jouissance qui n'est pas de Dieu est péché, on pourrait dire "consommation" (jouissance stérile) dans le sens consumériste... A développer une autre fois.

Cette passivité et cette présentation d’une pratique passive sont sans doute aussi une astuce, un expédient pour réduire au minimum tout « apport personnel » et toute raison d’autosuffisance, mais pourquoi aussi ne pas les prendre très au sérieux ? On voit alors des petits « glitches » (bugs) dans la Matrice (The Matrix) quiétiste. « Dieu », l’Être, attend des choses bien précises de nous, et le directeur spirituel les explique en détail, notamment quand on aborde le sujet de la « sécheresse » (« traversée du désert ») ou la « privation sensible » et l’absence de « douceurs sensibles ». Comme un bon parent, Dieu guide ses enfants[6], parfois en les incitant par la douleur[7], parfois en distribuant des « douceurs sensibles », parfois en les ignorant. Exactement ce dont l’enfant de Dieu a besoin, à un moment précis. Il s’est quand-même bien bonifié notre « Dieu » tribal.
« Dieu donne quelquefois à des âmes qui sont au train de la méditation[8], des lumières, des transports et des communications libérales de son amour qui les approchent des parfaits. »[9]
Quand cela arrive au cours de la « contemplation ordinaire » (non infuse), les contemplateurs doivent « s’abandonner à Dieu, pour ne point troubler son opération » par leur amour-propre ou leurs retours-sur-soi.
« Ils doivent retourner à leur contemplation ordinaire quand ils ne les ont plus, et non pas à la méditation. Car Dieu ne leur a pas fait ses grâces extraordinaires pour les faire reculer, il les a égayés, il les a consolés, il les a fortifiés, pour qu'ils poursuivent leur chemin avec plus d'amour et de fidélité qu'auparavant. »[10]
En revanche,
« Ceux qui veulent s'élever par leurs efforts à la contemplation, sans signes, sans vocation, et sans conseil, qui se flattent, qui cherchent l'oisiveté, qui quittent la méditation par imitation et par complaisance, ne doivent point souffrir leurs sécheresses et s'il s'obligent à les souffrir, les sécheresses se tourneront tantôt en des inquiétudes et tantôt en des illusions, qui leur feront bientôt reconnaître qu'ils sont entrés dans le cabinet de l'Époux sans y être appelés. Pour ceux qui sont véritablement appelés, leurs sécheresses ne sont jamais sans soutien et sans un fonds de repos qui doit leur suffire dans ce chemin. »[11]
A cause de l’histoire complexe de « Dieu » (l’Être), des dualités qu’il évoque, de l’interprétation personnelle que chacun a de ce mot, et surtout à cause des discours que les plus intrépides lui prêtent, je préfère éviter de l’utiliser, même s’il reste là en creux. Reste alors une méthode pour s'en approcher, et surtout, son terrible dualisme, qui invite à se débarrasser de son « humanité » en laissant « Dieu » s’installer dans le néant, voire dans le siège du conducteur pour les théopathiques. Le même « Dieu » avec son histoire complexe, aux très nombreux discours contradictoires ? Ou autre chose ou Quelqu’un ?

Pour le bouddhiste obsolète et dépassé que je suis, et qui ne prend pas à la légère les pouvoirs mystérieux (conditionnement, manipulation, Lakoff, …) de la parole et du sens des mots, l’utilisation des termes « Dieu », « l’Être » évolue trop près de l’extrême de l’être, sur lequel on ne doit pas se fonder, au risque de dévier de la « voie du Milieu ». La même chose vaut pour les pratiques spirituelles et spiritualistes correspondant à cette vue « extrême ». Une méthode qui cherche à abandonner « des puissances inférieures et supérieures », pour s’élever (s’éloigner d’un extrême), et rejoindre un objectif à l’autre extrême, n’est pas une voie du Milieu. Je dis cela tout en étant très bien conscient du fait que « le lit » de cette voie du Milieu s’est très sensiblement approché de l’extrême de l’être depuis que je connais le bouddhisme. Je veux bien admettre que ce bouddhisme « du Milieu » n’ait jamais réellement existé (ni moi, ni personne d’autres n’en savons rien au fond)[12], mais je conçois bien comment il pourrait être utile.

***

[1] Comment Yahvé, petit dieu tribal, est-il devenu un Dieu universel ?
Le monothéisme est né dans un monde où régnait une pléthore de divinités. Comment un dieu parmi d’autres est-il devenu le Dieu unique ? Entretien avec Thomas Römer dans le Monde des religions (accès payant).

[2] Ésaïe 45 « Ainsi parle l'Eternel: Les gains de l'Egypte et les profits de l'Ethiopie, Et ceux des Sabéens à la taille élevée, Passeront chez toi et seront à toi; Ces peuples marcheront à ta suite, Ils passeront enchaînés, Ils se prosterneront devant toi, et te diront en suppliant: C'est auprès de toi seulement que se trouve Dieu, Et il n'y a point d'autre Dieu que lui. Mais tu es un Dieu qui te caches, Dieu d'Israël, sauveur! Ils sont tous honteux et confus, Ils s'en vont tous avec ignominie, Les fabricateurs d'idoles.… »

[3] « Il ne faut donc point rebuter certaines personnes qui, ne semblant pas tout à fait mortes aux choses humaines, ont néanmoins un attrait pour contempler. » Malaval, p. 227

[4] « Cherchons Jésus-Christ lui-même et non pas simplement ses mystères ou ses images ». Malaval, p. 198

[5] Malaval, p. 226

[6] A partir de la page 222

[7] Voir Catherine de Gênes (1447-1510) et le Traité du purgatoire, qui lui est attribué.

[8] Inférieure à la contemplation, car faisant encore appel aux puissances supérieures de l’âme. Il y a une discussion entre Philotée et son directeur au sujet de la nécessité (ou non) de « retourner » à la méditation, quand la contemplation ne se passe pas conformément.

[9] Malaval, p. 222

[10] Malaval, p.223. Comparez avec le bouddhisme, où la progression vers les états supérieurs découle de l'ascétisme.

[11] Malaval, pp. 223-224

[12] Je n’accepte cependant pas les théories actuellement en vogue de l’invention d’un bouddhisme rationnel au XIXème siècle par une bande d’occidentaux orientalistes (antichrétiens etc.) et par quelques dissidents bouddhistes en Orient, qui auraient souffert d’une sorte de syndrome de Stockholm spirituel. Il suffit de se plonger dans les écrits bouddhistes, pour voir que ce type de bouddhisme ait existé à différentes époques, au moins dans la tête de certains bouddhistes "élitistes" à l’orient, méprisant les croyances populaires.

vendredi 29 mai 2020

Le théâtre spirituel



En étudiant le processus cognitif utilisé par François Malaval dans sa Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation, on voit que le classement en partie inférieure et partie supérieure s’inscrit dans la dualité classique Ciel-Terre et Esprit-Matière. La partie inférieure étant la partie de l’âme/l’esprit en contact direct avec la Terre/Matière et la partie supérieure en susceptible de se tourner vers Dieu, en demeurant en sa présence (=contemplation).

Pour rappel, les « puissances de la partie inférieure de l’âme » sont, selon Malaval, 1. le sens commun, 2. l’imagination ou la fantaisie, 3. La faculté estimative (jugement) et 4. la mémoire sensitive. Les appétits de ces puissances-là doivent être mortifiées, réprimées.

Les « puissances de la partie supérieure de l’âme » sont 1. l’entendement[1], 2. La volonté et 3. la mémoire intellectuelle.
« Reprenant donc toute la doctrine précédente, vous voyez que les sens extérieurs envoient leurs images [sensitives] aux sens intérieurs et que l’appétit forme de là ses passions et ses mouvements ; qu’ensuite l’entendement raisonne sur ce qui se passe dans la partie inférieure et que la volonté conclut au bien ou au mal. »
Les appétits (concupiscibles et irascibles) suivent les sens et suscitent les passions (concupiscibles et irascibles) : respectivement, l’amour et la haine, le désir et la fuite, la joie et la douleur, et l’espérance et le désespoir, la crainte, la hardiesse et la colère. Ces passions fondamentales peuvent en produire d’autres.
« La première garde de l’âme commence dans les sens extérieurs ».
« Si les sens extérieurs ne reçoivent pas une trop grande multitude d’objets, les sens intérieurs ne formeront pas tant d’images, de fantômes, d’opinions et de souvenirs. L’appétit concupiscible et l’appétit irascible ne produiront pas tant de passions. L’entendement n’aura pas tant à raisonner et, se trouvant plus vide des créatures, se remplira plus de Dieu. La mémoire intellectuelle ne conservera pas tant d’espèces qui causent des distractions continuelles à l’âme. Et enfin la volonté, s’unissant à Dieu comme à son unique et souverain bien, ne sera pas toujours en peine, parmi une foule importune de tant d’objets différents, de ce qu’elle doit choisir ou de ce qu’elle doit éviter. »
L’homme qui cherche la perfection va donc se recroqueviller dans la pointe de l’âme, et se blottir dans la présence de l’Esprit de Dieu, idéalement sans être dérangé ni par les puissances inférieures, ni par les supérieures. Si « l’Esprit de Dieu » lui rend « la liberté de penser », notre chercheur restera dans les sphères supérieures, où le Symbole Christ l’aidera.

Il y a une discussion intéressante dans la deuxième partie de la pratique facile (ajoutée plus tard) entre Philotée et son directeur sur la « suspension totale des puissances » (pp. 161-164), la suspension étant « une cessation absolue de toutes les opérations de l’âme ». Cela arrive normalement pendant le sommeil, dans l’extase ou lors d’une « grande défaillance ». Lors d’une suspension partielle, une des trois puissances supérieures est encore opérationnelle. La suspension partielle est possible « dans les actions de la vie civile ». Malaval, tout comme Sainte Thérèse, juge inutile la « suspension totale », et une perte de temps et d’utilisation des « lumières de l’âme ». Elle est aussi dangereuse et peut s’accompagner de « présomption ».

Poésies spirituelles de François Malaval

« L’âme, demeurant paresseuse et engourdie de sa part, attend néanmoins d’en haut des miracles et des lumières, et veut rendre les grâces de Dieu la récompense d’une molle et d’une pesante oisiveté. » (p.163). Philotée discute de la nature de la suspension avec son directeur. Il lui semble que la suspension est un vide de toute sorte d’images[2]. Ce serait donc une sorte d’état non-discursif (skt. nirvikalpa tib. mi rtog pa). Pour son directeur s’est une suspension d’actes distincts et particuliers (skt. amanasikāra tib. yid la mi byed pa), « pour faire place à un acte confus et universel de la présence de Dieu ». Le sens de « vide » n'est pas à prendre au sens littéral, car « l’âme est toujours occupée et toujours remplie ». La suspension des puissances, même supérieures, c’est « suspendre un moindre bien pour un bien plus parfait » : le néant des puissances est rempli par Dieu. C’est la raison pour laquelle François Malaval aime son néant (voir son poème spirituel « L’Amour de son néant »)[3]. « Qu’en Dieu tout bien se trouve, et le néant en moy ».
« Et c'est sur le néant que Dieu veut opérer.
L'homme lors qu'il en sort, de son Dieu se sépare ;
Il fait Dieu de soy-même, en soy-mesme il s'égare !
Et passant tout à coup à l'autre extrémité,
S'abisme en un néant qui n’est qu'énormité ;
Le neant du péché, ce néant effroyable,
Aux mouvemens divins ce néant imployable
Néant , l'horreur de Dieu qui voulant l'engloutir,
Se vint dans mon néant luy-même anéantir :
Se rangeant à mon estre au lieu de le détruire,
Il veut par cet exemple au néant me conduire :
Il cherit le néant de son humanité
Et semble s'oublier de sa divinité.
Et moy, seray-je Dieu quand Dieu cesse de l'estre
, »
Le néant des puissances est ici automatiquement (?) rempli de Dieu. Tel que le présente Malaval, ce vide se remplit aussitôt de Dieu. La Nature a horreur du vide (Aristote), mais Dieu, qui « veut l’engloutir » aussi apparemment. Quoi qu’il en soit, et qui ou quoi que soit Dieu, une âme vide ou le « vide » de l’âme n’est pas possible selon Malaval et les autres Quiétistes chrétiens. Le « nihilisme » ne pourrait jamais atteindre son objectif de néant et de vide réel, car celui-ci serait aussitôt rempli de Dieu, de vacuité etc. Il n’est donc pas nécessaire de protéger les humains contre le « nihilisme », « le néant », « le vide », « la vacuité ». Tout comme le « néant » de l’homme semble avoir besoin d’être rempli par « l’être », le « trop plein » de « Dieu » semble avoir besoin du « néant » de l’homme, pour « oublier sa divinité ». Les deux se retrouvent dans le « néant rempli »… qu’est la vacuité, ajouterai-je.

Car dans cette présentation, on fait comme si « Dieu » se morfond seul dans son être, et l’homme dans son néant, mais (en allant dans le sens même de cette doctrine) est-ce le cas ? Dans la vacuité de la voie du Milieu, entre être et non-être, cette unité est déjà un fait. Elle est même « perpétuelle », si on veut passer par là. Dans ce « néant rempli », à quoi bon raisonner en termes de « puissances inférieures », « puissances supérieures », « mortifier la partie animale », « élever l’âme », « suspendre les puissances supérieures », « s’abîmer en un néant » pour que « Dieu s’y engouffre » ?

Il s’agit alors plutôt d’un exercice spirituel qui fait (re)prendre conscience de l’unité, en la mettant en scène dans une pratique (sādhana). Mais du même coup on réactualise les séries de dualités intervenant dans l’exercice, et on tient les mêmes dualités artificiellement en vie. Cela nous condamne à un jeu perpétuel d’entrées et sorties, car la « conscience » de l’unité semble être à ce prix. Cette « conscience » n’est sans doute pas nécessaire, et semble « uniquement » servir une sorte de jouissance esthétique.

Ensuite, il y a le piège de la transmission, le jeu du maître et du disciple, du directeur et son contemplatif, qui requiert également la réactualisation des dualités, pour (re)faire le trajet qui mène à l’unité des dualités, ou à sa prise de conscience.

Il semble donc impossible de tout à fait sortir de ces va-et-vient, de ces entrées et sorties, de ces « réitérations » et leurs jeux de rôles. Il faut alors conclure que l’objectif n’est pas vraiment d’arriver à l’unité et de vivre librement, mais de savourer l’unité dans une pratique continue de séparations et de retrouvailles. D’abord comme « commençant », ensuite comme contemplatif et finalement comme directeur spirituel ou « Maître ».

***

[1] « Faculté qui discerne par discours le vrai d’avec le faux et le bien d’avec le mal, en tant que cela est conforme à la perfection de l’homme. »

[2] Images sensitives (skt. ākara tib. rnam pa) et images produites (skt. vikalpa tib. rnam rtog) par l’imagination, des « fantômes ».

[3] Poésies spirituelles, Gallica, BNF.

jeudi 9 avril 2015

Dieu ou la vertu...



[Le néo-platonicien] Porphyre [234 – 305 ?] décrit les vertus « civiles » (ou « politiques ») de la manière suivante :
« Les vertus du politique reposent sur la metriopatheia ; elles consistent à suivre les principes rationnels du devoir dans les activités. C’est pourquoi elles sont appelées « politiques » par le fait qu’elles se rapportent à la vie en groupe et en communauté, puisqu’elles visent à une vie en commun qui ne nuise pas à autrui. Et dans ce cas, la prudence se trouve dans la partie de l’âme qui raisonne, le courage dans la partie « irascible » de l’âme, la tempérance dans un accord et une harmonie entre la partie « concupiscible » et la partie rationnelle de l’âme, la justice enfin dans le fait que toutes ces parties accomplissent leurs tâches propres. [...] La disposition fondamentale qui correspond à ces vertus a pour fin de vivre comme homme selon la nature. »[1]
On relève le sens de « vertus politiques ». « Politiques », car elles se rapportent à la vie en groupe et en communauté, et « vertus » puisqu’elles visent à une vie en commun qui ne nuise pas à autrui. Dans ce sens, le bouddhisme de Nāgārjuna et de Śantideva est « politique » et prône des vertus politiques.

Ces vertus néo-platoniciennes (cardinales) sont au nombre de quatre : prudence, courage, tempérance et justice. Les définitions de Prophyre sont intéressantes.

Prudence : « le fait de ne pas se conformer au corps dans ses jugements, mais d’exercer seul son activité propre, constitue la prudence, réalisée par l’acte de penser d’une manière pure. fait de ne pas s’associer aux passions du corps constitue la tempérance ».
Tempérance : « le fait de ne pas s’associer aux passions du corps ».
Courage : « le fait de ne pas craindre de tomber en quelque sorte dans une espèce de vide et dans le néant, pour l’âme séparée du corps ».
Justice : « elle est réalisée lorsque la raison et l’intellect dominent et que rien ne s’oppose. ».

Accessoirement, ce passage nous apprend que l'âme a une partie rationnelle, une partie concupiscible et une partie irascible, auxquelles correspondent des vertus respectives. la quatrième vertu étant commune aux trois. Cela évoque les trois guṇa.

« La disposition fondamentale qui correspond à ces vertus se voit dans l’apatheia, dont la fin est la ressemblance avec Dieu. » (I&P Hadot)

L’apatheia est quelquefois traduit par « impassibilité » ou « absence de passions ». On pourrait peut-être comparer cette vertu magistrale à l’équanimité bouddhiste, ou l’absence de kleśa, donc une attitude dépassionnée (akliṣṭa-buddhyā). Et l’affirmation de vertus qui ont pour fin « la ressemblance avec Dieu » me font penser aux quatre « états divins » (brahmavihāra), qui sont également quatre « vertus politiques », à savoir la bienveillance (maitrī), la compassion (karunā), la joie altruiste (muditā) et l’équanimité (upeksā). Elles sont aussi connues sous le nom de quatre incommensurables (apramāna). Ces quatre vertus constituent la voie, enseignée par le Bouddha au jeune brāhmane Vāseṭṭha, conduisant à l'état d'union avec Brahmā.

Ces quatre vertus appliquées « politiquement » au sein d’une communauté contribueront sans doute à une meilleure harmonie. Plutôt que de chercher à s’unir à un « Dieu » hypothétique dans les cieux ou au-delà, et après la mort « de l'enveloppe physique »..., ces vertus pratiquées au niveau d’une communauté/société auraient de tels bénéfices, que ce serait comme si « Dieu » demeurait parmi nous. En cela, dans l’effet produit, ces vertus ressemblent certainement à Dieu.

***

[1] Apprendre à philosopher dans l’Antiquité, Ilsetraut et Pierre Hadot, pp. 80-83