dimanche 7 juin 2020

La marche perpétuelle du Marché


Visual Poems with Language Is a Virus, MrLHewett 
Dans l’élévation de l’âme platonicienne, chrétienne etc., il s’agit de dépasser les puissances inférieures et supérieures de l’âme, afin d’arriver au repos en Dieu (ou équivalent). La première partie se passe en s’appuyant sur les puissances, mais une fois celles-ci dépassées-ci, c’est uniquement sur la foi que le contemplatif s’appuie. Comme la grâce, la foi est un don de Dieu que celui-ci verse dans le vase précieux de l’âme. Pour arriver au repos en Dieu, le contemplatif laisse Dieu gérer le couplage final.
« Dieu […] achève dans [le] cœur, par son amour, l’ouvrage qu’il a commencé dans l’esprit par [les] puissances. »[1]
La foi est l’œil avec lequel on voit Dieu[2]. La foi est « l’acte simple » qui permet « l’acte perpétuel » et « l’oraison perpétuelle ».
« L’âme contemplative qui s’est une fois solidement convaincue que Dieu réside très intimement en elle et dans toutes ses puissances, et qui de plus a protesté de ne vouloir dorénavant vivre et agir que pour Dieu et en la présence de Dieu, se doit contenter de sa foi et de son intention actuelle en toutes ses œuvres et en tous ses exercices, sans former expressément de nouveaux actes de cette créance ou de cette protestation. »[3]
« [Le contemplatif] sent Dieu présent, et en même temps qu'il prend soin d'écarter toutes les autres pensées dont il pourrait être alors occupé, il connaît que celle de Dieu lui demeure toute seule et qu'elle était au fond de l'âme où les nuages des distractions et des affaires la tenaient couverte et l'empêchaient de se montrer efficacement. De là vient qu’à toutes les heures, en tous lieux, en toutes les compagnies et en toutes les occasions, l'âme peut jouir de Dieu en secret si elle s’accoutume de se retirer au fond d'elle-même et de ne prêter aux occupations du dehors que l'attention qu'elle ne leur peut refuser. »[4]
« Il n'y a que Dieu qui s'explique à l'âme d'une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole, ni de la pensée humaine qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins sentir qu'il est incompréhensible, et nous le fait sentir plus vivement et plus certainement que toutes les expressions de la rhétorique humaine. C'est une lumière qui provient de la foi. Ou pour mieux dire, c'est la foi même qui devient plus lumineuse et plus éclairée, en suite de la contemplation que je vous enseigne. »[5]
« Nous parlons de Dieu que très imparfaitement »[6], mais « la foi répare très amplement nos indignités et notre impuissance », et quand nous louons Dieu et parlons de ses qualités, « notre foi va chercher la signification des termes que nous proférons, jusque dans l’entendement et dans le cœur de la Divinité. La contemplation vient ensuite qui, aidée par l’opération du saint Esprit, perfectionne la foi. »[7]
Quand nous savons, sans passer par les lumières et les puissances de l’âme, c’est le simple acte de la foi qui a pris la relève, et l’oraison est alors continue, même quand on dort.

Quand on sort du cadre de la religion, il y a d’autres manières pour décrire et, oserai-je dire, expliquer « l’opération du saint Esprit », et « la foi » qui est continue comme une « oraison perpétuelle ».

Le Cœur (« le fond de l’être », « le fond de la volonté »), n’est pas l’organe physique, mais comme une sorte de « sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » Le Cœur est le siège de la foi.

Quelle autre « sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », connaissons-nous, et qui est invisible pour nous ? L’idéologie. Pas l’idéologie d’Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), pas non plus l’idéologie de nos ennemis politiques, que nous « voyons » en la considérant comme une illusion à laquelle ils adhèrent ou qu’ils subissent, mais l’idéologie omniprésente comme l'espace, que nous ne voyons pas et dans laquelle nous sommes nés et que nous vivons, comme les poissons qui ne voient pas l’eau dans laquelle ils nagent. Une idéologie qui est le cœur de notre monde et de nous-mêmes.
« Quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu’ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d’écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d’écriture » Destutt de Tracy citant Hobbes[8].
C’est encore l’ancienne conception de l’idéologie, comparée à des lunettes à travers lesquelles nous regarderions le réel. L’idéologie expliquée par Slavoj Zizek (avec le film They Live, de John Carpenter, 1988) est bien pire. C’est notre expérience « naturelle » (réel idéologique) qui est toute idéologique. « Nous » et notre expérience sont en fonction de l’environnement idéologique dans lequel nous vivons. Ce « royaume idéologique » est le saṁsāra, écrit Tom Pepper dans la collection d’essais intitulé « The Faithful Buddhist »[9]. La même rivière d’eau peut être vue comme remplie de pus et de sang par les pretas et de nectar par les devas, explique déjà le Yogācāra. Le réel reste inaccessible, nous n’avons accès qu’au réel idéologique.

L’idéologie n’est pas une illusion dont il faut, ou dont on peut se libérer, pour avoir accès au réel, sans aucune idéologie. Ce serait un non-sens. L’idéologie est la vérité conventionnelle (sct. saṁvṛiti-satya), qui est entièrement construite, « avec des causes et des conditions », et qui peut se modifier, en intervenant sur « les causes et les conditions ».

Comment quelqu’un qui serait tout à fait sorti du « royaume idéologique », pourrait-il aider les autres vivant dans l’idéologie ? L’histoire de « la potion magique qui rend fou » pourrait nous aider à comprendre comment cela serait impossible.

Comment s’installe une idéologie ? Elle ne s’installe pas, elle est en place depuis les temps sans commencement. Nous naissons dans l’idéologie, qui évolue constamment, et nous aidons à la transmettre aux générations suivantes. L'idéologie se laisse adapter, changer, influencer (spin etc.), c’est l’objet de l’éducation, de la propagande, de la communication, des relations publiques, des sondages, de la maîtrise des dégâts, de l'éducation religieuse et spirituelle, des formations, du coaching, etc, bref des institutions (faudrait oublier le sens ancien plus limité des institutions qui sont remplacées as we talk).

Dans le cas d’une religion d’état (ou d’une autre idéologie), quand le pouvoir marchait main dans la main avec la religion dans les diverses institutions, elle pouvait se diffuser dans tous les aspects de la vie, au niveau spatial et temporel, par un bombardement d’images, comme le fait actuellement la publicité dans toutes ses formes.

Quand on naît et grandit dans un « royaume idéologique », ou « monde du spectacle », on subit son influence partout, et on devient ce « royaume idéologique », que l’on soit assis, debout, couché, en mangeant, en buvant, et même en dormant. Même les moments de « pleine conscience » ou de recueillement se passent dans l’idéologie. L’idéologie est comme une « oraison perpétuelle ». Nous nous couchons avec elle, et nous nous levons avec elle, notre sommeil ne l’aurait pas interrompu. C’est elle qui répand sa grâce et qui entretient notre. En dépassant les "puissances de l’âme", et en « écartant toutes les autres pensées dont [nous pourrions] être alors occupé[s] », nous sommes en adéquation totale avec notre « royaume idéologique », rien ne nous en dissocie. Cette acceptation totale est la fin de toute inquiétude (wellness, bien-être), et comme un repos. C’est la naissance du nouveau sujet, prêt à se laisser agir par son royaume idéologique.

L’idéologie qui nous gouverne actuellement est celle du Marché (ou Spectacle pour les Debordiens). Est-ce que la religion ou la spiritualité lui oppose une quelconque résistance ? Au contraire semble-t-il. Les maîtres, instructeurs et coaches spirituels de divers horizons s’accommodent très bien avec le Marché. Ils semblent s’entendre à merveille, et se rencontrent parfois lors des grandes messes du Marché. Le Marché adore la charité, le karma, l’amour, l’acceptation, le non-jugement, l’involonté, le non-agir, le changez-le-monde-commencez-par-vous-même etc. des entrepreneurs spirituels pour remplir les « précieux vases » et le fond de l’être. Rien n’arrêtera son élan.

***
Slavoj Zizek : Qu'est-ce que l'ideologie ?


[1] Malaval, Le belle ténèbre, p. 127

[2] Malaval, p. 68

[3] Malaval, p. 69

[4] Malaval, p. 73

[5] Malaval, p. 76

[6] Malaval, p. 76

[7] Malaval, p. 78-79

[8] Hobbes, Traité de la Nature humaine, traduction du baron d’Holbach

[9] « It will be my claim that many of the conceptual difficulties and apparent contradiction in Buddhist thought dissolve once we understand samsara as the realm of ideology. »

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