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dimanche 5 septembre 2021

Aider autrui à accepter son sort

Astérix et Cléopâtre

“La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.”[1]
Les êtres opprimés rêvent d’un meilleur monde ou un monde plus sensé, et quand le monde réel posent des limites au possible, le rêve dépasse le monde ou se dirige vers un monde parallèle. Le paradis terrestre, le pays de Cocagne, champs élyséens, siddhaloka, les terres pures etc. Les souffrances et les sacrifices ici-bas ne resteront pas vains. Depuis les origines de l’homme, une expertise s’est développée pour alimenter, étayer et consolider “ce soupir”, dont l’autre face est l’espoir. Bienveillante, elle permet d’atténuer les souffrances et les peurs. Elle peut aussi lier certaines conditions à l’accès aux bonheurs futurs et donner des préceptes. Elle peut s’associer avec le pouvoir en place et harmoniser les préceptes de celui-ci avec les siens, ou le conseiller sur la gestion de masses. Il faut dire que les religions détentrices d’une telle expertise ont souvent été un instrument clé du pouvoir.


Une “religion” est au départ un culte (superstitio) élevé au rang dereligio licitapar un pouvoir séculier, pour des raisons politiques. Une aubaine pour une religion, qui devient ainsi hégémonique. Les religions peuvent être remplacées par des idéologies et leurs experts correspondants[2], qui à leur tour veulent devenir hégémoniques, car c’est la nature d’un pouvoir.
Sans doute Constantin saisit-il le profit qu'il pouvait tirer, dans les circonstances difficiles où il se trouvait et au moment où il lui fallait conquérir le pouvoir, de l'immense parti chrétien en pleine expansion. Résolument, donc, il s'engagea dans une politique de plus en plus favorable à la religion nouvelle, sans toutefois rompre trop ouvertement avec l'ancienne, encore puissante à ce moment-là. Grassement subventionnée, l'Église étendit son influence. Les évêques ne tardèrent pas à faire la pluie et le beau temps, tant et si bien que le christianisme devint peu à peu religion d'État, les païens n'étant plus que tolérés. Sous les fils de Constantin, le culte des dieux finira par être prohibé et passible, du moins en principe, des peines les plus graves. Les anciens persécutés étaient devenus persécuteurs.

“Bref, l'Église devenait folle de son corps, au grand détriment de son âme. Il faut bien reconnaître qu'alors les moeurs des adeptes de Chrestos, du moins dans l'ensemble, n'avaient plus grand-chose de commun avec les Béatitudes. De plus, les gâteries du pouvoir civil n'allaient pas sans contrepartie. En échange de ses bons procédés, Constantin attendait un soutien franc et massif à sa politique d'unification de l'Empire, et il ne se gênait pas pour exercer en ce sens un contrôle strict des institutions ecclésiastiques. Regardant les assemblées de clercs comme des rouages de sa politique ou comme des courroies de transmission, il n'allait pas tarder à se mêler de tout et de rien, intervenant à son gré dans la gestion des affaires - ce qui était normal dans la mesure où il payait -, mais encore dans les questions proprement dogmatiques
.” (Julien dit l'Apostat de Lucien Jerphagnon).
Des situations similaires d’opportunisme religio-politique et d’élévation au statut de religion d’état ont eu lieu en Inde, en Chine, au Tibet … Une religion peut être remplacée par une idéologie, et une idéologie peut devenir une religion hégémonique, en empruntant des méthodes aux religions. Les religions, parfois nostalgiques d’époques où elles étaient hégémoniques, ne se débarrassent jamais complètement de leurs projets théocratiques anciens, et leurs relations avec les démocraties sont alors pour le moins complexes. Les experts en religions, et désormais aussi en divers cultes de bien-être peuvent fréquenter et assister la nouvelle idéologie hégémonique au pouvoir, pour avancer leurs projets et/ou pour attirer des faveurs.

Pour être bien considérés et profiter du ruissellement, ils ne doivent pas gêner les projets de l’idéologie hégémonique, et même leur être utiles. Le culte de bien-être qui réussit le mieux actuellement est la Pleine conscience avec son produit panacée “La Méditation”. Elle est totalement dissoluble dans l’idéologie du Marché, c’est-à-dire de la marchandisation (commodification). Elle se veut a-politique (ni de gauche ni de droite), ce qui revient à dire qu’elle s’appuie sur l’idéologie hégémonique pour exister et proférer, sans aucun jugement (d’ailleurs un élément essentiel de sa méthode). En retour, ses adeptes deviennent de bons rouages de l’Idéologie : concentrés, résilients, sans jugement, “réalistes” et “pragmatiques” (acceptant les choses telles qu’elles sont), etc.


Quand le stress, la pression et les cadences augmentent (ce qui est conforme au projet de l’idéologie hégémonique), l’individu peut donner des signes de fatigue, de dépassement, de faiblesse, de manque d’attention, de colère. Avec la bénédiction de patrons paternalistes, les cultes de bien-être l’invitent alors à retrouver des ressources insoupçonnées en son être profond, en pratiquant un peu de Méditation, de prendre son mal en patience (“résilience”) et de s’aligner de nouveau sur la “réalité”. Certains qualifient ce type de paternalisme de “ féodalisme moderne” ou de “théocratie capitaliste”[3].


Certains enseignants bouddhistes s’inspirent du succès de la Pleine conscience (un produit dérivé du bouddhisme) en proposant leur propres programmes de Pleine conscience “augmentée”, peut-être dans l’espoir d’en faire des adeptes et de leur proposer des produits davantage religieux. Quand ces services sont proposés surtout aux classes moyennes, et aux cadres supérieurs, parfois par le biais de leurs entreprises, il n’est pas impossible qu'un des réflexes éternels du bouddhisme “Follow the Money” y joue un rôle aussi. Il y a toujours un temple, un stupa, un shédra et une hôtellerie à construire quelque part, ou sinon un projet charitable à soutenir.

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[1] Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844, in Critique du droit politique hégélien, trad. A. Baraquin, Éd. Sociales, 1975, p. 198.
La suite :
L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole

[2] Voir p.e. Gaël Giraud : « Les marchés financiers occupent la place qui était celle de Dieu dans lAncien Régime »

[3] Gaillard J.M., « Les temps du paternalisme », in Puissance et faiblesses de la France industrielle, Seuil, Point histoire, 1996, p. 501.

samedi 20 mars 2021

Un bouddhisme libéral pour un marché libre


Des bodhisattvas se balançant des tartes à la crème à la figure (La bataille du siècle, Clyde Bruckman 1927)

Le mahāyāna (madhyamika) aime présenter les auditeurs śrāvaka comme un peu psychorigides. Bien sûr, ils suivent en cela la Doctrine du Bouddha, telle que celui-ci l’avait enseignée, selon la thèse mahāyāna d’un Bouddha enseignant selon les dispositions de chacun. Pour les auditeurs, il est important de purifier la pensée en éliminant les passions et les vues fausses, afin de se libérer des liens, et ainsi devenir des arhats qui entreront au nirvāṇa au moment de la mort, tout en suivant l’exemple du Bouddha.

Non, dit le mahāyāna, le Bouddha n’est pas réellement passé au nirvāṇa, et par ailleurs un Bouddha ne naît ni ne meurt. Il se manifeste en tant que Bouddha auditeur pour aider les auditeurs en leur montrant les douze actes d’un Bouddha. Son enseignement ne se limite pas aux 80 ans d’une vie humaine, et il est toujours mis à jour et disponible à ceux qui ont des idées plus larges et moins “matérialistes” que les auditeurs. Ces personnes aux idées larges (mahā) sont les bodhisattvas, les adeptes du mahāyāna. Les bodhisattvas, tout comme les Bouddhas, n’entrent pas au nirvāṇa à leur mort. Ils ne naissent ni ne meurent en réalité. Ils évoluent dans des sphères qui ne sont ni le saṃsāra ni le nirvāṇa, tout en se manifestant dans le saṃsāra, et en entrant et sortant du nirvāṇa à volonté. Pour les non-bodhisattvas, les bodhisattvas apparaissent comme des personnes en chair et en os comme le reste des humains. Ils font semblant de naître et de mourir, d’agir sous l’emprise des passions, d’avoir des vues fausses, etc.

Comme les bodhisattvas sont, au fond, déjà libres, ils n’ont pas besoin de se libérer. S’ils entretenaient la pensée de se libérer, cela voudrait dire qu’ils prendraient les dharma et eux-mêmes trop au sérieux, comme les auditeurs... Un individu qui n’existe pas réellement, peut-il se libérer de dharma qui n’existent pas non plus réellement ?[1] A-t-il un quelconque besoin de se débarrasser des vues fausses ? Non, ce serait avouer qu’il se considère comme un individu et qu’il attribue une réalité aux dharma que ceux-ci n’ont pas.

Donc quand le bodhisattva Māragocarānupalipta (“Non-souillé par le domaine de Māra, tib. bdud kyi spyod pa’i yul gyis mi gos pa), se propose pour convertir les filles des deva, on voit qu’il leur dit des 62 vues fausses, de NE PAS les détruire, et que c’est ainsi qu’elles seront alors “libérées des liens de Māra[2]. En réalité “Māra” est ce qui fait la différence entre le non-bodhisattva (lié) et le bodhisattva (libre). Il n’y a pas d’autre différence. Sauf peut-être le Projet du bodhisattva de libérer tous ceux liés par Māra (mārabaddha). Ce Projet est-il réel, ou ce qu’il y a de plus réel dans le mahāyāna ? Les bodhisattvas des grands sūtra du mahāyāna font de toute façon tout pour gagner des êtres à leur cause et font état des grandes conversions réussies.  

Comment fait un bodhisattva pour “se manifester” ici-bas ? Il naît pardi ! Mais quand il est libéré du lien de Māra, il ne naît pas “réellement”. Pour naître dans un corps humain, il faut du karma, des passions (kleśa), des vues fausses… Si un bodhisattva se libérait des vues fausses et des passions, comment pourrait-il “se manifester” ici-bas ? Il restera coincé dans le nirvāṇa. Dans la traduction chinoise de l’Enseignement de Vimalakīrti (VKN, Lamotte, p. 144) on trouve le conseil “ne pas détruire les passions qui sont du domaine de la transmigration (saṃsāravacarakleśa), mais s’introduire dans le nirvāṇa (nirvāṇasamavasaraṇa)”. C’est donc sciemment, et en vue d’une “naissance” que le bodhisattva (du ŚGS et du VKN) ne détruit ni les vues fausses, ni les passions. Pour (re)naître dans le saṃsāra imparfait, il faut être “imparfait”, sinon on n’y entre pas ![3] Et pour libérer les êtres qui en ont le plus besoin, il faut fréquenter les lieux les plus imparfaits du saṃsāra, et y établir le plus de contacts possibles, afin d'entraîner le plus d'êtres possible avec soi[4]. Il faut parfois être un vrai salaud, mais “libéré des liens de Māra[5], et tout en préservant son âme, en restant simultanément dans l’assemblée du Bouddha dans une terre pure …

Pour ceux qui aspirent à devenir plus sages, gentils et bons, les bodhisattvas peuvent évidemment aussi s’adapter à leurs besoins, et même leur montrer la voie des auditeurs, mais ce n’est pas ainsi que l’on se libère des liens de Māra. Il ne s’agit pas en soi de devenir sages, gentils et bons. Ces qualités peuvent néanmoins être des produits dérivés du Projet.

La voie des bodhisattvas est donc idéal pour des laïcs prospères (“maîtres de maison à l’habit blanc”), ou des princes, qui doivent être imparfaits pour imposer leur volonté et prospérer ici-bas[6]. Surtout des laïcs ou des éminences, qui pourraient penser qu’en étant imparfaits de cette façon, ils restent même supérieurs aux auditeurs, qui se donnent autant de mal pour purifier leur pensée. Les bodhisattvas ont montré jusqu’où ils pouvaient pousser cette liberté. Le Gaṇḍavyūha sūtra raconte comment le jeune fils d'un riche marchand, Sudhana, rencontre toutes sortes de bodhisattvas, certains de véritables salauds (p.e. le roi-tyran Anala) aux yeux des non-bodhisattvas, et ces rencontres constituent un itinéraire initiatique pour un bodhisattva (ou une descente dans le cynisme pour un non-bodhisattva). Les bodhisattvas avaient préparé la voie aux tantrikas, mahāsiddhas, vidyādhara et à des théocrates bouddhistes, qui avaient trouvé de nouvelles possibilités pour repousser encore davantage les limites de leur liberté.

Vivant en ce moment, dans un monde capitaliste en plein dérive, on, ne peut s’empêcher de voir une certaine parenté de liberté “des liens de Māra”. Le Projet est tout, l’homme n’est pas grand-chose. Tout semble devoir céder devant le Marché/la Croissance, qui avance, progresse et croît, en écrasant tout sur son passage, conduit par une Main invisible, pour qui les individus et les dharma n’ont qu’une valeur superficielle et sont remplaçables (ressources humaines, innovations, ...), et qui est expert en métamorphoses de tous genres. Ces métamorphoses du Marché prennent les formes nécessaires pour intégrer ceux qui restent à convertir.

L’objectif officiel de la voie des bodhisattvas est de vider le saṃsāra en sauvant tous les êtres, à moins que ce ne soit plutôt sortir le saṃsāra de tous les êtres. Que se passerait-il une fois le saṃsāra sorti de tous les êtres ? Le nirvāṇa... Une vie sans saṃsāra, pas de vie ? Et dans le cas d’un saṃsāra vide, l’implosion, pouf ? Une terre pure remplie d’êtres libres des liens de Māra, cette terre-ci ?

Et en attendant ce grand jour, on continue à “faire du bouddhisme” ? “Faire du bouddhisme” peut remplir toute une vie, on peut mettre du bouddhisme dans tous les coins et recoins. Au nom du bouddhisme, certains exploitent et d’autres se font exploiter. Dans la non-dualité de l’exploitant et de l’exploité, car “rien ne se passe” en réalité[7]. Ne sachant pas qui est un bodhisattva et qui ne l’est pas, il vaut mieux partir du principe que celui qui nous domine est un bodhisattva, car sinon, en réagissant mal ou en le jugeant mal, nous pourrons nous blesser nous-mêmes[8].

Le bouddhisme est aussi une méthode, qui met toute la responsabilité auprès de l’individu, et toute souffrance est créée (kṛ_, karma) par l’individu. La solution est alors d’abord individuelle. D’ailleurs, tout ce qui est créé (objet mental, dharma) est créé par l’individu. Le bouddhisme, du moins celui du ŚGS et du VKN, essaie de désapprendre à ses adeptes à vouloir et à créer (en dehors du Projet). Tant que l’on veut et crée pour soi, ou en dehors du Projet, on se trouvera englué dans les 84.000 dharmas, comme dans l'histoire de Frère Lapin et du Bébé de goudron (Tar-Baby)[9]. Le non-agir (naiṣkarmya) est alors proposé comme solution. C’est une méthode très puissante et redoutable, mais qui peut aussi donner lieu aux abus les plus divers. Le non-jugement, l’involonté, le laisser-aller, la passivité, etc. peuvent être mal compris ou mal enseignés, quand ils sont recommandés ou implémentés par des philanthropes puissants, qui pourraient être des bodhisattvas, même s’ils ne se comportent pas comme tels. Avec l’affirmation que “le bouddhisme” est apolitique, qu’ “il” ne fait pas de politique et que les adeptes feraient bien de ne pas en faire non plus, on les invite à être de bons sujets, au service du Projet.

À force d’avoir été conduit par des membres des élites indiennes et ailleurs, le Projet du bouddhisme “apolitique” est tout à fait compatible avec celui du Marché. Rien ne s’oppose à un mariage réussi.
C’est pourquoi les sages ne s’attachent pas aux paroles et ne les craignent pas. Pourquoi? Parce que toutes les paroles sont sans nature propre ni caractère. Comment cela? Ces paroles étant sans nature propre ni caractère, tout ce qui n’est pas parole est délivrance, et tous les dharma ont cette délivrance pour caractère.“ VKN, p. 159
MàJ 07042021 : "La méditation pourrait réduire les inégalités à l'école"
"Le député LREM Gaël Le Bohec propose une expérimentation de la pratique de la "méditation de pleine conscience" dans les écoles françaises."
   
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[1] Lamotte, VKN, pp. 145-149
Prêcher la loi, enseigner un Véhicule, «c’est comme si un homme magique s’adressait à d’autres hommes magiques». Quelle prédication pourrait-il y avoir sur quoi que ce soit ? Le mot prédicateur est une affirmation gratuite, le mot auditeur, lui aussi, est une affirmation gratuite. Là où il n’existe aucune affirmation gratuite, il n’y a personne pour prêcher, pour entendre ou pour comprendre (III, § 7),
Au reste, « il n’y a personne qui ne soit déjà parinirvâné » (III, §31); à quoi bon prêcher un quelconque Véhicule de salut ?


[2] Śgs, p. 198

[3] Assumer des existences, et “manifester à volonté la marche à travers les existences”. VKN, p. 237, note 37

[4] Voir Gyatrul Rinpoché

[5] Autrement dit, ayant accès au bodhi, exprimé de façon positive. VKN pp. 194-198

[6] Le Sudhana du Gaṇḍavyūha sūtra est le fils d’un très riche marchand, le Vimalakīrti du Vimalakīrtinirdeśa est un très riche marchand lui-même, le Candraprabha du Samādhirājasūtra est un prince, etc. Souvent les interlocuteurs des grands sūtra du mahāyāna sont de bonne famille.

[7]Nothing happens” était une des devises dans la communauté Vajradhatu/Shambala de Chogyma Trungpa.

[8]ô Kāśyapa, le bodhisatvva et le śrāvaka doivent considérer tous les êtres comme étant le Maître lui-même, et se demander prudemment si quelque individu appartenant au Véhicule des bodhisattva ne se trouve pas devant eux.” Lamotte, Śgs, p. 208.

[9] Contes de l'Oncle Rémus (Tales of Uncle Remus) de Joel Chandler Harris.

dimanche 7 juin 2020

La marche perpétuelle du Marché


Visual Poems with Language Is a Virus, MrLHewett 
Dans l’élévation de l’âme platonicienne, chrétienne etc., il s’agit de dépasser les puissances inférieures et supérieures de l’âme, afin d’arriver au repos en Dieu (ou équivalent). La première partie se passe en s’appuyant sur les puissances, mais une fois celles-ci dépassées-ci, c’est uniquement sur la foi que le contemplatif s’appuie. Comme la grâce, la foi est un don de Dieu que celui-ci verse dans le vase précieux de l’âme. Pour arriver au repos en Dieu, le contemplatif laisse Dieu gérer le couplage final.
« Dieu […] achève dans [le] cœur, par son amour, l’ouvrage qu’il a commencé dans l’esprit par [les] puissances. »[1]
La foi est l’œil avec lequel on voit Dieu[2]. La foi est « l’acte simple » qui permet « l’acte perpétuel » et « l’oraison perpétuelle ».
« L’âme contemplative qui s’est une fois solidement convaincue que Dieu réside très intimement en elle et dans toutes ses puissances, et qui de plus a protesté de ne vouloir dorénavant vivre et agir que pour Dieu et en la présence de Dieu, se doit contenter de sa foi et de son intention actuelle en toutes ses œuvres et en tous ses exercices, sans former expressément de nouveaux actes de cette créance ou de cette protestation. »[3]
« [Le contemplatif] sent Dieu présent, et en même temps qu'il prend soin d'écarter toutes les autres pensées dont il pourrait être alors occupé, il connaît que celle de Dieu lui demeure toute seule et qu'elle était au fond de l'âme où les nuages des distractions et des affaires la tenaient couverte et l'empêchaient de se montrer efficacement. De là vient qu’à toutes les heures, en tous lieux, en toutes les compagnies et en toutes les occasions, l'âme peut jouir de Dieu en secret si elle s’accoutume de se retirer au fond d'elle-même et de ne prêter aux occupations du dehors que l'attention qu'elle ne leur peut refuser. »[4]
« Il n'y a que Dieu qui s'explique à l'âme d'une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole, ni de la pensée humaine qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins sentir qu'il est incompréhensible, et nous le fait sentir plus vivement et plus certainement que toutes les expressions de la rhétorique humaine. C'est une lumière qui provient de la foi. Ou pour mieux dire, c'est la foi même qui devient plus lumineuse et plus éclairée, en suite de la contemplation que je vous enseigne. »[5]
« Nous parlons de Dieu que très imparfaitement »[6], mais « la foi répare très amplement nos indignités et notre impuissance », et quand nous louons Dieu et parlons de ses qualités, « notre foi va chercher la signification des termes que nous proférons, jusque dans l’entendement et dans le cœur de la Divinité. La contemplation vient ensuite qui, aidée par l’opération du saint Esprit, perfectionne la foi. »[7]
Quand nous savons, sans passer par les lumières et les puissances de l’âme, c’est le simple acte de la foi qui a pris la relève, et l’oraison est alors continue, même quand on dort.

Quand on sort du cadre de la religion, il y a d’autres manières pour décrire et, oserai-je dire, expliquer « l’opération du saint Esprit », et « la foi » qui est continue comme une « oraison perpétuelle ».

Le Cœur (« le fond de l’être », « le fond de la volonté »), n’est pas l’organe physique, mais comme une sorte de « sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » Le Cœur est le siège de la foi.

Quelle autre « sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », connaissons-nous, et qui est invisible pour nous ? L’idéologie. Pas l’idéologie d’Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), pas non plus l’idéologie de nos ennemis politiques, que nous « voyons » en la considérant comme une illusion à laquelle ils adhèrent ou qu’ils subissent, mais l’idéologie omniprésente comme l'espace, que nous ne voyons pas et dans laquelle nous sommes nés et que nous vivons, comme les poissons qui ne voient pas l’eau dans laquelle ils nagent. Une idéologie qui est le cœur de notre monde et de nous-mêmes.
« Quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu’ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d’écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d’écriture » Destutt de Tracy citant Hobbes[8].
C’est encore l’ancienne conception de l’idéologie, comparée à des lunettes à travers lesquelles nous regarderions le réel. L’idéologie expliquée par Slavoj Zizek (avec le film They Live, de John Carpenter, 1988) est bien pire. C’est notre expérience « naturelle » (réel idéologique) qui est toute idéologique. « Nous » et notre expérience sont en fonction de l’environnement idéologique dans lequel nous vivons. Ce « royaume idéologique » est le saṁsāra, écrit Tom Pepper dans la collection d’essais intitulé « The Faithful Buddhist »[9]. La même rivière d’eau peut être vue comme remplie de pus et de sang par les pretas et de nectar par les devas, explique déjà le Yogācāra. Le réel reste inaccessible, nous n’avons accès qu’au réel idéologique.

L’idéologie n’est pas une illusion dont il faut, ou dont on peut se libérer, pour avoir accès au réel, sans aucune idéologie. Ce serait un non-sens. L’idéologie est la vérité conventionnelle (sct. saṁvṛiti-satya), qui est entièrement construite, « avec des causes et des conditions », et qui peut se modifier, en intervenant sur « les causes et les conditions ».

Comment quelqu’un qui serait tout à fait sorti du « royaume idéologique », pourrait-il aider les autres vivant dans l’idéologie ? L’histoire de « la potion magique qui rend fou » pourrait nous aider à comprendre comment cela serait impossible.

Comment s’installe une idéologie ? Elle ne s’installe pas, elle est en place depuis les temps sans commencement. Nous naissons dans l’idéologie, qui évolue constamment, et nous aidons à la transmettre aux générations suivantes. L'idéologie se laisse adapter, changer, influencer (spin etc.), c’est l’objet de l’éducation, de la propagande, de la communication, des relations publiques, des sondages, de la maîtrise des dégâts, de l'éducation religieuse et spirituelle, des formations, du coaching, etc, bref des institutions (faudrait oublier le sens ancien plus limité des institutions qui sont remplacées as we talk).

Dans le cas d’une religion d’état (ou d’une autre idéologie), quand le pouvoir marchait main dans la main avec la religion dans les diverses institutions, elle pouvait se diffuser dans tous les aspects de la vie, au niveau spatial et temporel, par un bombardement d’images, comme le fait actuellement la publicité dans toutes ses formes.

Quand on naît et grandit dans un « royaume idéologique », ou « monde du spectacle », on subit son influence partout, et on devient ce « royaume idéologique », que l’on soit assis, debout, couché, en mangeant, en buvant, et même en dormant. Même les moments de « pleine conscience » ou de recueillement se passent dans l’idéologie. L’idéologie est comme une « oraison perpétuelle ». Nous nous couchons avec elle, et nous nous levons avec elle, notre sommeil ne l’aurait pas interrompu. C’est elle qui répand sa grâce et qui entretient notre. En dépassant les "puissances de l’âme", et en « écartant toutes les autres pensées dont [nous pourrions] être alors occupé[s] », nous sommes en adéquation totale avec notre « royaume idéologique », rien ne nous en dissocie. Cette acceptation totale est la fin de toute inquiétude (wellness, bien-être), et comme un repos. C’est la naissance du nouveau sujet, prêt à se laisser agir par son royaume idéologique.

L’idéologie qui nous gouverne actuellement est celle du Marché (ou Spectacle pour les Debordiens). Est-ce que la religion ou la spiritualité lui oppose une quelconque résistance ? Au contraire semble-t-il. Les maîtres, instructeurs et coaches spirituels de divers horizons s’accommodent très bien avec le Marché. Ils semblent s’entendre à merveille, et se rencontrent parfois lors des grandes messes du Marché. Le Marché adore la charité, le karma, l’amour, l’acceptation, le non-jugement, l’involonté, le non-agir, le changez-le-monde-commencez-par-vous-même etc. des entrepreneurs spirituels pour remplir les « précieux vases » et le fond de l’être. Rien n’arrêtera son élan.

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Slavoj Zizek : Qu'est-ce que l'ideologie ?


[1] Malaval, Le belle ténèbre, p. 127

[2] Malaval, p. 68

[3] Malaval, p. 69

[4] Malaval, p. 73

[5] Malaval, p. 76

[6] Malaval, p. 76

[7] Malaval, p. 78-79

[8] Hobbes, Traité de la Nature humaine, traduction du baron d’Holbach

[9] « It will be my claim that many of the conceptual difficulties and apparent contradiction in Buddhist thought dissolve once we understand samsara as the realm of ideology. »