Les êtres opprimés rêvent d’un meilleur monde ou un monde plus sensé, et quand le monde réel posent des limites au possible, le rêve dépasse le monde ou se dirige vers un monde parallèle. Le paradis terrestre, le pays de Cocagne, champs élyséens, siddhaloka, les terres pures etc. Les souffrances et les sacrifices ici-bas ne resteront pas vains. Depuis les origines de l’homme, une expertise s’est développée pour alimenter, étayer et consolider “ce soupir”, dont l’autre face est l’espoir. Bienveillante, elle permet d’atténuer les souffrances et les peurs. Elle peut aussi lier certaines conditions à l’accès aux bonheurs futurs et donner des préceptes. Elle peut s’associer avec le pouvoir en place et harmoniser les préceptes de celui-ci avec les siens, ou le conseiller sur la gestion de masses. Il faut dire que les religions détentrices d’une telle expertise ont souvent été un instrument clé du pouvoir.
Astérix et Cléopâtre
“La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.”[1]
Une “religion” est au départ un culte (superstitio) élevé au rang de “religio licita” par un pouvoir séculier, pour des raisons politiques. Une aubaine pour une religion, qui devient ainsi hégémonique. Les religions peuvent être remplacées par des idéologies et leurs experts correspondants[2], qui à leur tour veulent devenir hégémoniques, car c’est la nature d’un pouvoir.
“Sans doute Constantin saisit-il le profit qu'il pouvait tirer, dans les circonstances difficiles où il se trouvait et au moment où il lui fallait conquérir le pouvoir, de l'immense parti chrétien en pleine expansion. Résolument, donc, il s'engagea dans une politique de plus en plus favorable à la religion nouvelle, sans toutefois rompre trop ouvertement avec l'ancienne, encore puissante à ce moment-là. Grassement subventionnée, l'Église étendit son influence. Les évêques ne tardèrent pas à faire la pluie et le beau temps, tant et si bien que le christianisme devint peu à peu religion d'État, les païens n'étant plus que tolérés. Sous les fils de Constantin, le culte des dieux finira par être prohibé et passible, du moins en principe, des peines les plus graves. Les anciens persécutés étaient devenus persécuteurs.Des situations similaires d’opportunisme religio-politique et d’élévation au statut de religion d’état ont eu lieu en Inde, en Chine, au Tibet … Une religion peut être remplacée par une idéologie, et une idéologie peut devenir une religion hégémonique, en empruntant des méthodes aux religions. Les religions, parfois nostalgiques d’époques où elles étaient hégémoniques, ne se débarrassent jamais complètement de leurs projets théocratiques anciens, et leurs relations avec les démocraties sont alors pour le moins complexes. Les experts en religions, et désormais aussi en divers cultes de bien-être peuvent fréquenter et assister la nouvelle idéologie hégémonique au pouvoir, pour avancer leurs projets et/ou pour attirer des faveurs.
“Bref, l'Église devenait folle de son corps, au grand détriment de son âme. Il faut bien reconnaître qu'alors les moeurs des adeptes de Chrestos, du moins dans l'ensemble, n'avaient plus grand-chose de commun avec les Béatitudes. De plus, les gâteries du pouvoir civil n'allaient pas sans contrepartie. En échange de ses bons procédés, Constantin attendait un soutien franc et massif à sa politique d'unification de l'Empire, et il ne se gênait pas pour exercer en ce sens un contrôle strict des institutions ecclésiastiques. Regardant les assemblées de clercs comme des rouages de sa politique ou comme des courroies de transmission, il n'allait pas tarder à se mêler de tout et de rien, intervenant à son gré dans la gestion des affaires - ce qui était normal dans la mesure où il payait -, mais encore dans les questions proprement dogmatiques.” (Julien dit l'Apostat de Lucien Jerphagnon).
Pour être bien considérés et profiter du ruissellement, ils ne doivent pas gêner les projets de l’idéologie hégémonique, et même leur être utiles. Le culte de bien-être qui réussit le mieux actuellement est la Pleine conscience avec son produit panacée “La Méditation”. Elle est totalement dissoluble dans l’idéologie du Marché, c’est-à-dire de la marchandisation (commodification). Elle se veut a-politique (ni de gauche ni de droite), ce qui revient à dire qu’elle s’appuie sur l’idéologie hégémonique pour exister et proférer, sans aucun jugement (d’ailleurs un élément essentiel de sa méthode). En retour, ses adeptes deviennent de bons rouages de l’Idéologie : concentrés, résilients, sans jugement, “réalistes” et “pragmatiques” (acceptant les choses telles qu’elles sont), etc.
Quand le stress, la pression et les cadences augmentent (ce qui est conforme au projet de l’idéologie hégémonique), l’individu peut donner des signes de fatigue, de dépassement, de faiblesse, de manque d’attention, de colère. Avec la bénédiction de patrons paternalistes, les cultes de bien-être l’invitent alors à retrouver des ressources insoupçonnées en son être profond, en pratiquant un peu de Méditation, de prendre son mal en patience (“résilience”) et de s’aligner de nouveau sur la “réalité”. Certains qualifient ce type de paternalisme de “ féodalisme moderne” ou de “théocratie capitaliste”[3].
Certains enseignants bouddhistes s’inspirent du succès de la Pleine conscience (un produit dérivé du bouddhisme) en proposant leur propres programmes de Pleine conscience “augmentée”, peut-être dans l’espoir d’en faire des adeptes et de leur proposer des produits davantage religieux. Quand ces services sont proposés surtout aux classes moyennes, et aux cadres supérieurs, parfois par le biais de leurs entreprises, il n’est pas impossible qu'un des réflexes éternels du bouddhisme “Follow the Money” y joue un rôle aussi. Il y a toujours un temple, un stupa, un shédra et une hôtellerie à construire quelque part, ou sinon un projet charitable à soutenir.
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[1] Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844, in Critique du droit politique hégélien, trad. A. Baraquin, Éd. Sociales, 1975, p. 198.
La suite :
“L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole“
[2] Voir p.e. Gaël Giraud : « Les marchés financiers occupent la place qui était celle de Dieu dans l’Ancien Régime »
[3] Gaillard J.M., « Les temps du paternalisme », in Puissance et faiblesses de la France industrielle, Seuil, Point histoire, 1996, p. 501.