Le rêve de Henri Rousseau |
Le mot sahaja a une longue histoire, tout comme les traductions de ce terme. Il existait avant qu’il fut intégré dans le jargon des tantras. Dans les tantras bouddhistes, sa première apparition est dans le système du Guhyasamāja Tantra.
A l’origine, ce mot signifie « simultané, spontané, inné, héréditaire, de naissance; naturel, facile ». Ainsi, il prend ce sens par exemple dans la Bhagavad-gītā 18 :48).
« Il ne faut pas, ô fils de Kuntī, se dérober à l’acte (sct. karma), même s’il apparaît coupable, qu’impose à chacun sa naissance (sct. sahajam) ; car comme le feu (sct. agni) se mêle de fumée, toute activité se mêle d’imperfections »[1].Tout est déjà là. L’agir est inné, spontané, naturel, même s’il se mêle d’imperfections. On dévine en arrière-fond des théories métaphysiques de type Ciel-Terre, Esprit-Matière, Puruṣa-Prakṛti, Dieu-Nature, Śiva-Śakti, la forme transcendante du Divin et sa puissance immanente, présente en toute chose. On dévine dans ce vers de la Bhagavad-gītā, que la descente du feu céleste (sct. agni) le fait inéluctablement se mêler « de fumée » etc., c’est-à-dire d’imperfections, la matière. Quand le feu céleste sort de son repos, naturel, et qu’il agit, qu’il se manifeste, il se mêle d’imperfections. Mais il ne peut s’empêcher d’agir, de se manifester, car cela lui est inné, naturel (sct. sahaja). De ce fait, on ne peut pas vraiment parler de « quand », car le feu céleste est à la fois en repos et en activité.
« L’esprit libre de tout attrait, maître de soi, affranchi de tout désir, s’élève par le détachement à la perfection suprême qu’est la suppression de l’acte (sct. naiṣkarmyasiddhim). »[2]Sénart semble traduire naiṣkarmyasiddhim par « suppression de l’acte », mais le naiṣkarmya (tib. byar med) n’est pas la suppression de l’acte, mais son dépassement sans le supprimer. L’esprit est à la fois en repos et en acte. Guy Maximilien traduit naiṣkarmyasiddhim, également le titre d’un traité attribué à Sureśvara, par « démonstration du non-agir ». Ici, démonstration, car il s’agit dans son cas d’un genre littéraire (« siddhi ») qui cherche à démontrer ou prouver des concepts métaphysiques. Mais il faudrait prendre ce mot ici dans un sens de réalisation, actualisation, détermination…
Progressivement, la pensée indienne s’est éloignée d’une conception dualiste du Divin ou du Réel. D’un absolu transcendant, bien isolé du « relatif », vers un absolu à la fois transcendant et immanent, en passant par toutes sortes de stades intermédiaires. D’abord un dualisme bien tranché. Car comment le feu céleste parfait pouvait-il être mêlé à une entreprise si imparfaite ? Et comment expliquer sa relation avec l’imperfection ? Plus le feu céleste est parfait, plus son ombre semble grand. Et plus il se prête à de la boxe de l’ombre (shadow-boxing). Le dualisme est comme une prophétie auto-accomplissante. Pour préserver la perfection/transcendance de l’absolu (sct. brahmā), il convient de l’isoler de l’imperfection (sct. māyā). En même temps, l’imperfection est une erreur de perception (sct. avidyā), car l’absolu ne peut pas donner lieu à de l’imperfection[3].
Implicitement, cela veut dire aussi que l’imperfection est dans l’œil du celui qui la perçoit. Le stade suivant semble avoir été l’idée que du point de vue de l’absolu, il n’y a pas d’imperfection. Et que sans celle-ci, ce que l’on devrait percevoir est la perfection. Seulement, l’absolu, l’Esprit, n’est pas perceptible quand il est en repos. Pour être perceptible, il doit se manifester, agir, se mêler à tout. Et celui qui voit sa manifestation, sans imperfection, sans avidyā, voit le "feu céleste" (autrement invisible) dans sa manifestation même. Sa manifestation est indissociable de lui-même. Elle est innée, naturelle, spontanée, co-émergante… sahaja. Il est présent en toute chose, mais en voyant toute chose distinctement, ce n’est pas lui que l’on voit.
Le mot sahaja, utilisé dans les tantras, bien qu’ayant des origines dualistes sert à désigner une réalité non-duelle. Il est le lien entre le "feu céleste" et sa manifestation, et signifie qu’ils partagent la même nature. Les représentations iconographiques de la nature spontanée, le Naturel, rappellent également les origines dualistes : un dieu et une déesse en union, où le dieu, le Père, représente le Ciel, l’Esprit, le Puruṣa, Dieu, Śiva, Heruka… etc. et où la déesse représente la Mère, la Terre, la Matière, la Prakṛti, la Nature, la Śakti, la Mudrā… Symbolisme fort utile dans les temps, où ces idées et ces cultes avaient encore cours, et pouvaient servir à guider vers une approche non-dualiste, comme une passerelle. Mais ces notions ont leurs propres associations, et leur propre histoire, également indissociable d’elles. Les passerelles peuvent, à tout moment, en toutes les époques, être prises dans un sens ou dans un autre, comme les intégrismes de tous bords le montrent. J’ai déjà parlé à plusieurs reprises de leurs implications pour les femmes et la position de la femme.
On lit souvent que les tantras et notamment les uttaratantras et yoginītantras etc. étaient très favorables à la femme, qui était au centre de leur système, mais il ne faut pas perdre de vue que c’était la femme en tant que symbole (sct. mudrā), comme moyen et comme passerelle vers la mahāmudrā. Le feu céleste mêlé, en acte. En dehors de cela, la position de la mudrā était souvent plus que précaire. Dans certains distiques de Tailopa et d’autres, on voit le mot sahaja au lieu de mahāmudrā. Selon les versions des distiques, le mot sahaja peut d’ailleurs être remplacé par mahāmudrā. Les deux termes semblent avoir été équivalents à une certaine époque, où l’on parlait de sahaja-mahāmudrā (tib. phyag rgya chen po lhan cig skyes sbyor).
Certains (SB Dasgupta en 1946 et d’autres) ont classé les auteurs de textes où le sahaja prend une place centrale dans une école appelée « Sahajiyā », naturaliste pourrait-on dire. Il s’agit d’une école qui suit des méthodes naturelles, en utilisant des fonctions naturelles, qui mène une vie naturelle, dans un cadre naturel etc., car l’objectif est de réaliser le Naturel (Sahaja) dans toutes ses manifestations, même, et quelquefois surtout, dans celles considérées comme les plus impures, ou les plus imparfaites. Un peu comme chez les cyniques grecs.
C’est pour toutes ces raisons, que j’ai choisi de traduire sahaja par naturel ou le Naturel, quand il s’agit de la nature spontanée ou innée du « feu céleste », quelle que soient les définitions culturelles de ce dernier.
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[1] Sahajam karma Kaunteya sadoṣam apī na tyajet/ Sarvārambhā hi doṣeṇa dhūmenāgnir ivāvṛtāh// 48 Traduction d’émile Sénart, éd. Les belles lettres, classiques en poche, p. 57
[2] Asaktabuddhiḥ sarvatra jitātma vigataspṛhaḥ/ Naiṣkarmyasiddhim paramāṃ sannyāsenādhigacchati// 49
[3] « Tout cet (univers) caractérisé par la connaissance empirique, ses moyens, ses objets et ses agents, qui van de Brahmā jusqu’à la touffe d’herbe, est une fausse surimposition seulement. » naiṣkarmyasiddhi, Guy maximilien, p. 67
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