mercredi 4 février 2015

Le début des tantras ?


Maṇḍala de Vajradhātu, Tibet central 14ème siècle

Selon Weinberger, le Sarvatathāgata-tattvasaṃgraha-kalpa ou Tattvasaṃgraha tantra, est apparu vers la fin du VIIème siècle[1] et marque la maturité du tantrisme bouddhiste. Le tantra avec ses textes associés était transmis à la Chine au début du VIIIème siècle, et a été partiellement traduit à partir de cette époque. Mais la version la plus extensive du tantra date du XIème siècle, quand il fut traduit par le moine indien Dānapāla. La version sanscrite correspondante ainsi que la version tibétaine (traduite par Rinchen Zangpo et Śraddhākaravarman) datent de la même époque. Comme les tantras sont très souvent des « bricolages » dans le sens où l'entend Levi-Strauss[2], amendés au cours des siècles, on pourrait dire que certains textes qui feront partie du Tattvasaṃgraha tantra datent peut-être de la fin du VIIème siècle, mais que le tantra dans sa version extensive date plutôt du XIème siècle.

Dans sa thèse, Weinberger cite Yukei Matsunaga[3] qui suit l’évolution historique des tantras indiens en se basant sur l’apparition de nouveaux concepts et techniques dans les traductions chinoises de versions primitives et ultérieures dans des textes individuels. Il commence par l’utilisation d’incantations (dhāraṇī) dans divers sūtras du mahāyāna, qui aboutissent en la phase la plus ancienne des tantras et se rapportent à des rituels à toutes fins utiles[4]. Il découvre alors que l’on trouve des éléments tantriques dans des sūtras du mahāyāna qui datent du VIème siècle et que des (kriyā)tantras[5], sans se distinguer clairement des autres sūtras du mahāyāna, commencèrent à se développer à partir du premier quart du VIIème siècle.

Ce type de tantra était suivi, toujours selon Weinberger, par des caryā-tantra comme le Mahāvairocana Tantra, et rapidement suivi des tantras du troisième type, les yoga tantra (ou « mahāyoga »), comme le Tattvasaṃgraha tantra, que Weinberger et Hodge situent au dernier quart du VIIème siècle. Cette hypothèse est basée sur la biographie chinoise de Vajrabodhi (641-741) et sur sa production du Recitation Sūtra Extracted from the Vajraśekhara Yoga (Chin kang ting yü ch’ieh chung lia ch’u pien sung ching , T. vol. 18, No. 866) en 723. Selon cette biographie, Vajrabodhi aurait reçu des enseignements sur le Tattvasaṃgraha tantra dans le sud de l’Inde en 700 de Nāgabodhi, un des élèves directs du siddha Nāgārjuna (selon la tradition Shingon et Shinnyo), à son tour un disciple de Saraha selon le cycle de Guhyasamāja. Selon les sources tibétaines, le lieu dans le sud de l’Inde où séjournaient Nāgārjuna et ses disciples est Śrī Parvata[6].

Amoghavajra (705–774), un disciple de Vajrabodhi, traduit en 753 ce qui sera ultérieurement le premier chapitre du Tattvasaṃgraha tantra, en utilisant un manuscrit qu’il aurait trouvé dans le sud de l’Inde lors de son voyage entre 743 et 746. Il est précisé qu’il s’agit d’une version différente que celle reçue par son maître Vajrabodhi au début du VIIIème siècle. Amoghavajra écrit entre 746 et 771 les Indications of the Goals of the Eighteen Assemblies of the Yoga of the Adamantine Pinnacle (Vajraśekhara) Scripture (Chin-kang-ting ching yü-ch’ieh shih-pa-hui chih-kuei , T. Vol. 18, No. 869), qui est un résumé des dix-huit textes dont est composé le cycle du Vajraśekhara Yoga. Les parties les plus anciennes du Tattvasaṃgraha tantra, remontant au VIIIème siècle, semblent être les textes se rapportant au Vajraśekhara (au sinon au maṇḍala de Vajradḥatu, qui semblerait par ailleurs être le noyau le plus ancien du tantra). Ils ont par la suite été intégrés dans le Tattvasaṃgraha tantra, tel qu’il est apparu au XIème siècle dans ses versions chinoise, sanscrite et tibétaine. Il faut d’ailleurs rester prudent avec les attributions à Amoghavajra, car comme le souligne Michel Strickmann[7], pas moins de 175 traductions furent attribuées à lui et son équipe de traducteurs, parmi lesquels de nombreux apocryphes.

Le premier chapitre du Tattvasaṃgraha tantra du XIème siècle, correspondrait donc à celui traduit par Amoghavajra et qui s’inscrit dans le cycle du Vajraśekhara Yoga. Ce premier chapitre raconte l’histoire du bodhisattva Sarvārthasiddhi qui cherche l’éveil. Dans le champ pur d’Akaniṣṭha, il reçoit des instructions de tous les tathāgatas les guidant à travers les cinq stades de l’éveil (sct. pañcasambodhi tib. mngon byang lnga[8]), au bout desquels il se manifeste comme un Bouddha parfait, qui a pour nom Vajradhātu, et qui se manifesta entre autres comme le Bouddha historique Śākyamuni. Pendant le lapse de temps entre son parfait éveil et sa manifestation comme Bouddha Śākyamuni, il descendit au sommet du mont Sumeru pour enseigner les tantras (devant Vajrapāṇi, le maître ésotérique récipiendaire de tous les tantras bouddhistes). Il y est rejoint par les quatre tathāgata et chefs des quatre familles (sct. kula) Akṣobhya, Ratnasambhava, Lokeśvararāja (Amitāyus) et Amoghasiddhi, et s’appelle désormais Vairocana. Le nom Vajradhātu ne sera plus mentionné dans la suite du tantra[9].

Hypothèse.
En descendant d’Akaniṣṭha (la huitième sphère ou l’Ogdoade, Vajradhātu se prépare à se manifester dans la septième sphère à travers les cinq stades de l’éveil manifeste. En descendant jusqu’au sommet de la septième sphère, c’est-à-dire au sommet du Mont Meru, il « se revetit » des quatre éléments, qui s’autoconsacrent en les quatre tathāgata[10], et il change de nom, Vairocana, le Lumineux (le solaire). Tout en restant ancré dans la huitième sphère, qu’il ne quitte pas en réalité. L’adepte terrestre qui est initié à son mystère, son tantra, fait le chemin inverse. Il passe également par les cinq stades de l’éveil manifeste et s’identifie à Vairocana avec les quatre éléments consacrés en les quatre tathāgatas, et quand il est indissociable de celui-ci, il a accès à la huitième sphère.

Cela suggère bien l’existence d’un plérôme au niveau d’Akaniṣṭha. Le Bouddha qui y réside, Vajradhātu, se dédouble, se manifeste. Étant Lumière invisible, il doit pour se manifester « revêtir » des lumières visibles que sont les quatre éléments. Ou bien en descendant d’Akaniṣṭha, la huitième sphère, la Lumière invisible « se mélange » avec les éléments et devient visible. Quand il est Lumière visible, revêtu des quatre éléments, qui sont en essence les quatre tathāgatas, il devient « le lumineux » (Vairocana). Un corps imaginal (sambhogakāya). Ceux qui sont initiés au mystère accèdent d’abord à la vacuité, c’est-à-dire qu’ils voient « que les cinq agrégats sont tous vides et se libèrent de toutes les souffrances » (sūtra du cœur). A partir de là, ils s’éveillent manifestement (sambodhi) à travers les cinq stades de l’éveil manifeste en le maṇḍala du corps imaginal de Vairocana, qui est indissociable de Vajradhātu à Akaniṣṭha. Ils deviennent ainsi indissociables du corps imaginal (Vairocana) de Vajradhātu.

Du même coup, ce tantra suggère, ce que d’autres tantras déclarent plus explicitement : les tantras (tout comme les sūtras du mahāyāna) sont enseignés en permanence dans le monde imaginal par des corps imaginaux. Ceux qui ont accès au monde imaginal, les virā, les vidhyādhara etc. peuvent y rencontre des corps imaginaux, recevoir des tantras et les diffuser ici bas.

Au moment de la mort, ils s’identifient au corps imaginal de Vairocana ou d’un autre tathāgata, rejoignent du même coup le maṇḍala du corps imaginal en haut de la septième sphère, pour devenir un Bouddha parfait comme le bodhisattva Sarvārthasiddhi, et être envoyé en mission par le plérôme.

Tout cela est-ce purement symbolique ?

***

[1] « David Snellgrove and John Brough discovered an Indian palm-leaf manuscript that they identified as a ninth or tenth-century work from Bihar, India. »
« The earliest extant translations of the Compendium of Principles are eighth-century Chinese works. In 723 CE the Indian master Vajrabodhi (641-741) produced the

Recitation Sūtra Extracted from the Vajraśekhara Yoga. This text, in four fascicles, is not a translation proper; rather, it is Vajrabodhi’s introduction to the Compendium of Principles and a larger system of eighteen tantras, of which the Compendium of Principles was the most prominent member. »
« Vajrabodhi’s disciple Amoghavajra (705-774) in 754 translated the first chapter of the tantra. The Indian monk Prajña (Chi: Hannya, 744-810) also produced a partial translation. A complete translation was not made until the beginning of the eleventh century, when the Indian monk D›nap›la (Chi: Shih-hu) produced a thirty-fascicle translation of the Compendium of Principles between 1012 and 1015. This text corresponds closely to the extant Sanskrit manuscripts and also the Tibetan translation. » Thèse p. 9

[2] Pensée sauvage, 1962, p. 26-33

[3] “A History of Tantric Buddhism,” pp. 173-174.

[4] « controlling nature (avoiding storms, causing rain), warding off evil (robbers, poisonous snakes and the like), and so forth. »

[5] Selon la classification bien connue attribuée à Buddhaguhya que Weiberger situe au milieu du VIIIème siècle.

[6] Dans la vallée Nagarjunakonda de la rivière Krishna.

[7] Mantras et mandarins, p.80

[8] Five aspects of visualization of a deity in the development stage: moon disc, sun disc, seed syllable, symbolic attribute and the complete form of the deity bskyed rim gyi lha sku'i sgom tsul zhig ste, zla ba las byang chub pa dang, nyi ma las byang chub pa dang, sa bon las byang chub pa dang, phyag mtsan las byang chub pa dang, sku rdzogs pa las byang chub pa ste lnga 1) gdan, thabs shes. 2) sku, skye mched 3) gsung, ming gi rnams 4) thugs, rigs kyi sangs rgyas 5) rnam ye shes sems dpa', chos nyid [RY]

[9] Weinberger, thèse p. 60

[10] « Having blessed themselves as all Tathāgatas, Akṣobhya, Ratnasambhava, Lokeśvararāja and Amoghasiddhi then observe or contemplate the equality of all directions before seating themselves in the four directions. This observation or contemplation is made “by way of (or due to) the Supramundane Victor Śākyamuni’s realization of the sameness of all Tathāgatas. »
bcom ldan ’das shākya thub pa de bzhin gshegs pa thams cad mnyam pa nyid du rab tu rtogs pa’i phyir phyogs thams cad mnyam pa nyid du dmigs nas phyogs bzhir bzhugs so/ (P112, vol. 4, 220.3.2-220.3.3); bhagavata¯ Śākyamunes tathāgatasya sarvasamatāsuprativedhatvāt sarvadiksamatām abhyālaṃbya catasṛṣu dikṣu niṣāṇṇāḥ.

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