jeudi 26 février 2015

La liberté que procure l'arrêt


Mandala corporel de Chakrasamvara de la tradition Newar
Le terme niḥsaraṇa (en pāli nissaraṇa, en tibétain nges ‘byung) est souvent traduit par renoncement ou évasion, et ce à quoi on renonce ou ce dont on s’évade est alors le saṃsāra. Dans l’imaginaire bouddhiste le saṃsāra est souvent représenté par un ensemble de (six) mondes, dans lesquels les âmes naissent, meurent et renaissent sans cesse. Il est alors imaginé comme l’ensemble des lieux de souffrance, dont on pourrait s’échapper vers un au-délà de la souffrance (nirvāṇa), imaginé comme un ailleurs. Mais en fait le cycle infini du saṃsāra est plutôt le fonctionnement en boucle de l’attraction-aversion-aveuglement, et le terme niḥsaraṇa désigne la non-poursuite de ce fonctionnement. Le mot niḥsaraṇa est composé du préfixe de négation niḥ et du mot saraṇa, qui signifie course, mouvement rapide, poursuite et de araṇa  qui est dérivé de la racine verbale sṛ, qui signifie « couler, courir, aller rapidement, fuir en courant, etc. » Il ne désigne donc pas la sortie d’un lieu, pour aller ailleurs, mais la cessation d’un fonctionnement créateur de souffrance, alimenté par l’attraction-aversion-aveuglement. Le saṃsāra n’est donc pas un lieu, mais un fonctionnement, que l’on abandonne en ne le poursuivant plus.

Le « miracle » (iddhi) que produit l’Éveillé dans l’histoire du tueur en série Aṅgulimāla n’est autre que la non-poursuite de ce fonctionnement. Tant qu’Aṅgulimāla poursuit ce fonctionnement en voulant rattraper et tuer l’Éveillé, il n’arrive pas à l’attraper.
« Il s’arrêta et dit au Bienheureux :
Arrête-toi, ascète ! Arrête-toi !
Je suis arrêté, Aṅgulimāla. Mais toi, arrête-toi !
Alors le bandit Aṅgulimāla pensa : « Ces ascètes fils des Sakyas disent la vérité, ils reconnaissent la vérité. Pourtant, alors qu’il marche, cet ascète dit « je suis arrêté, Aṅgulimāla, mais toi, arrête-toi. » Il faut que je questionne cet ascète. Et le bandit adressa ce couplet au Bienheureux :
Ascète, tu dis en marchant « je suis arrêté »
Et de moi qui le suis, tu dis « pas arrêté »
Aussi je te pose cette question, ascète :
Comment es-tu arrêté ? Comment ne le suis-je pas ?

Je suis arrêté, Aṅgulimāla, car le bâton,
partout, toujours, pour tous les êtres, je l’ai posé
Toi, tu es sans compassion envers les vivants
Aussi suis-je arrêté, mais toi tu ne l’es pas

Enfin, je peux bénir un grand sage voyant,
Ascète qui est entré dans la grande forêt
Enfin, je vais pouvoir abandonner le mal
Car j’ai bien entendu ton chant de vérité

Puis le bandit jeta son épée et ses armes
Dans un gouffre escarpé profond comme l’enfer
Le bandit fit hommage aux pieds du Bienheureux
Et lui demanda ici-même l’admission
Le Sage compatissant, le Bouddha en personne
Lui le Maître du monde ainsi que de ses divinités
Lui dit à ce moment « Viens, moine ! »
Et cela lui donna l’état de moine
Puis le Bienheureux se mit en route vers Sāvatthi avec le Vénérable Aṅgulimāla comme suivant. Progressant par étapes, il rejoignit Sāvatthi et y séjourna dans le parc Anāthapiṇḍika du bois Jéta. »
C’est ainsi que Aṅgulimāla a arrêté sa poursuite (niḥsaraṇa), et que l’Éveillé en fit un moine en lui disant tout simplement « Viens, moine ! », comme il avait « ordonné » la nonne jaina Baddha en lui disant « Viens Baddha ! ».

Selon Djamgoeun Kongtrul, l’essence de la conduite du bodhisattva consiste en l’intention de trouver le parfait état d’éveil pour le bien des êtres, en développant les facteurs favorables et en s’abstenant des facteurs défavorables que sont les mauvais comportements physiques, verbaux et psychiques, le tout encadré par la discipline de la non-poursuite (niḥsaraṇa).[1]

D’autres auteurs comme Walpola Rahula on traduit niḥsaraṇa par liberté, libération, et sortie. Une discipline de « liberté » peut paraître contradictoire pour ceux qui ont grandi avec des slogans comme « il est interdit d’interdire » et la « jouissance sans enraves », mais ceux qui s’y sont essayés savent que la « discipline » peut être libératrice.

Le « je » devient « nous ».
« Mañjuśrī, ma maladie durera ce que dureront chez les êtres l'ignorance (S. avidyā) et la soif de l'existence (S. bhavatṛṣṇā). Ma maladie vient de loin, de la transmigration à son début (S. pūrvakoṭisaṃsāra). Tant que les êtres sont malades, moi aussi je serai malade ; quand les êtres guériront, moi aussi je serai guéri. Pourquoi ? Mañjuśrī, pour les Bodhisattva, la sphère de la transmigration (S. saṃsārasthāna), ce sont les êtres (S. sattva), et la maladie repose sur cette transmigration. Lorsque tous les êtres échapperont aux douleurs de cette maladie, alors les Bodhisattva, eux aussi, seront sans maladie. »[2]
« Qu'est-ce que l'égalité intégrale (S. samatā) ? – Celle qui va de l'égalité du Moi (S. ātmasamatā) à l'égalité du Nirvāṇa (S. nirvāṇasamatā). Pourquoi cela? – Parce que la transmigration et le nirvāṇa sont tous deux vides (S. śūnya). Pourquoi sont-ils vides tous les deux ? – En tant que simples désignations (S. nāmadhya T. ming tsam), ils sont, tous les deux, vides (S. śūnya) et irréels (S. apariniṣpanna).

Ainsi donc celui qui voit l'égalité intégrale (S. samatā) ne fait pas de distinction entre la maladie d'une part et la vacuité d'autre part : la maladie (S. vyādhi), c'est la vacuité (S. śūnyatā). »[3]
Il ne s’agit donc pas de renoncer à des lieux ou à des mondes, ni de s’en évader en s’enfuyant vers des mondes purs, ni même de renoncer à un style de vie (Vimalakīrti). Le niḥsaraṇa peut être une « liberté » même au milieu du monde. Un bodhisattva ne cherche pas à se mettre à l’abri dans un monde pur ou dans une extinction (paranibbana). En ne poursuivant plus l’attraction-aversion-aveuglement, il est déjà à l’arrêt, où qu’il soit, de préférence où se trouvent les êtres qui continuent de courir (tib. ‘gro ba), jusqu’à ce que eux aussi s’arrêtent.

Cet arrêt, même dans l’action, est possible à cause de l'égalité intégrale (S. samatā) « entre la maladie et la vacuité ».

***


[1] Gzhan don du rdzogs pa’i byang chub ‘thob par ‘dod pa’i blos kun nas bslangs pa’i dmigs pa khyad par can gang zhig/ de’i mthun phyogs sgrib cing mi mthun phyogs sgo gsum gyi nyes spyod spong ba’i sems pa mtshungs ldan dang bcas pa’i nges ‘byung gi tshul khrims te/ édition chinoise (bar cha), p. 100

[2] L’enseignement de Vimalakīrti, Lamotte, p. 224

[3] Lamotte, pp. 229-230

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