Le fameux Livre des mutations (yi jing), sans vouloir donner de système explicatif de l’univers, a sans doute un prédécesseur dans les divinations que faisaient pratiquer les souverains de l’Antiquité chinoise. « Avant de prendre des décisions importantes [ils] interrogeaient leurs ancêtres défunts par le truchement de carapaces de tortues sur lesquelles on appliquait en certains points des stylets chauffés. Les réponses des esprits interrogés étaient déduites des formes des fendillements que la chaleur provoquait dans les carapaces. »[1] Le Yi jing est devenu le grand classique chinois de divination.
Quand le bouddhisme arriva en Chine, avec sa doctrine du karma et de la réincarnation, les raisons derrière les coups du Destin pointaient vers une responsabilité transexistentielle individuelle.
« Sous les Han, l’intérêt pour le bouddhisme se concentre de prime abord sur l’immortalité de l’âme ainsi que sur le cycle renaissances et le karma. Ces notions sont d’abord comprises dans le contexte de la mentalité religieuse taoïste en termes de « transmission du fardeau » : le bien ou le mal commis par les ancêtres étant susceptible d’influencer la destinée des descendants, l’individu est passible de sanctions pour des s commises par ses ascendants. Mais alors que les taoïstes s’attachent au caractère collectif de la sanction, la responsabilité individuelle introduite par la conception bouddhique du karma apparaît comme une nouveauté.Désormais on mérite ce qui nous arriva - « Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ? » - et on avait la possibilité d’intervenir sur son destin par des actes (karma) ou des rituels réparatoires. La pratique chinoise de la divination de certains adeptes bouddhistes prenait acte de la nouvelle donne et s’adapta. Au sixième siècle apparut le Livre de divination de la récompense du bien et du mal (Chan-ch’a shan-o yeh-pao ching, 占察善惡業報經, CCC), en deux parties : une partie pratique suivie d’une partie théorique, qui semble s’apparenter du Traité de la naissance de la foi dans le grand véhicule (Ta-sheng ch’ii-hsin-lun)[2].
Les Chinois éprouvent d’abord quelque difficulté à concevoir les réincarnations successives sans supposer l’existence d’une entité permanente pour les sous-tendre. D’où l'idée d’une âme spirituelle » et immortelle (shenling) qui transmigre à travers le cycle des renaissances, alors que le corps matériel se désintègre à la mort. Cette idée ne fait que reprendre la croyance taoïste en un au-delà spirituel – voire physique – du corps. » (Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng, p. 357-8).
Egalement, au VIème siècle, est apparu à Canton, ou Guangzhou, une secte de pénitents, se réclamant de ce manuel de divination karmique. La secte dérangea et après investigation par le préfet en 593, puis le trône, il s’avéra que le texte dont se réclamait la secte était un faux, l’équipe de Fa-ching ne le retrouvant pas dans ses catalogues, le lieu d’origine (« en dehors de la Chine ») n’étant pas spécifié, et la pratique du rituel n’étant pas conforme au mahāyāna. En quoi la secte dérangea-t-elle ?
Un moine à Canton avait organisé un rituel de confession devant un stūpa bouddhiste. Il utilisa deux types de lanières de cuir, les unes portant la mention « bien » et les autres « mal ». Les pratiquants devaient les lancer dans l’air par lots. A ceux qui tombaient sur « bien », on prédisait un avenir faste et à ceux qui tombaient sur « mal » des épreuves. Pour purger le mal qui les attendait, le moine proposa un rituel de pénitence. Il s’agissait de se jeter à terre de tout son corps (tzu-p’u), se prosterner[3], afin d’éviter la punition qui les attendait (mieh-tsui). Le moine réussit à rassembler un certain nombre d’hommes et de femmes, dont la libre mixtion dérangea. Il faut peut-être s’imaginer des groupes d’hommes et de femmes se jetant par terre en public, sans doute devant le stūpa. Une perturbation de l'ordre public ?[4]
La prosternation était décrite comme « l’écroulement du mont T’ai ». Le mont T’ai est la principale des cinq montagnes sacrées de Chine, et représente le lever du soleil, la naissance et le renouveau. L’idée du tsu-p’u est de se jeter par terre, « en jetant les quatre t’i (?) par terre » qui est l’expression chinoise consacrée, en guise de demande de pardon.
Le rituel décrit dans le Livre de divination de la récompense du bien et du mal (CCC), s’adresse au bodhisatva Kṣitigarbha, dont le culte était plus important en Chine qu’en Inde, à cause de son « rôle pour secourir les morts dans le monde des enfers, car les chinois étaient particulièrement préoccupés du sort de leurs ancêtres ».
« D’après le Soutra des vœux originels du bodhisattva Kṣitigarbha, il est considéré comme le grand modèle de la piété filiale, parce que c’est pour sauver sa mère des souffrances infernales qu’il a prononcé solennellement le vœu immense de ne pas devenir bouddha tant que l’enfer ne sera pas vide. » (wikipédia)[5].Le rituel se pratiquait en retraite. Les séries de pénitence étaient suivies de sessions de divination, pour vérifier le degré de purification du mauvais karma. Selon le texte, cette phase de pénitence correspond à l’entraînement éthique (śīla), qui doit précéder les entraînements (T. lhag pa’i brlabs pa gsum P. tisikkhā) respectivement en la méditation (samādhi) et en la sagesse (prajñā). Et évidemment, le degré de purification obtenue dans cette vie restera acquise pour la suivante, la pratique de la divination au cours de la suivante le prouvera sans doute… Si l’on n’a pas le temps dans cette vie-ci, pour aborder la méditation et la sagesse, ce ne sera que partie remise. On pouvait passer une vie entière à faire pénitence. Le phénomène des pénitents existait également en occident pendant l’Antiquité et le moyen-âge (wikipedia).
J’aimerais encore soulever deux choses dans l’article de Whalen Lai. Il compare la façon de faire des prosternations en Inde avec celle expliquée ici. En Inde, on ne se jette pas par terre avec tout son corps, mais l’on se met à genoux devant le Bouddha, les cinq cakra touchant la terre, à savoir les genoux, les coudes et le front, les deux bras levés et les paumes tournés vers le haut. En Chine, les paumes sont tournées vers le bas et les bras allongés par terre. La façon de se prosterner des tibétains ressemble à un mélange des deux.
La deuxième observation concerne la rédaction des écrits apocryphes, que l’on trouverait plutôt dans le nord de la Chine selon Whalen Lai.[6] Voir aussi mon blog sur l'écriture automatique.
Pour conclure, au Tibet, Sakya Pandita avait au XIIIème siècle développé le « Jeu du karma et de la Réincarnation » (tib. sa gnon rnam bzhags), qui était « considéré comme un divertissement éducatif, inculquant aux enfants la représentation bouddhique de l’univers et les mécanismes de la loi du karma ». Le jeu est encore joué dans les régions de culture tibétaine du Sikkim et du Bhoutan ainsi que par les réfugiés tibétains.[7]
Le jeu célèbre "Snakes and Ladders" serait à l'origine un jeu de société indienne (mokshapatam) sur le karma, inventé au XIIIème siècle par le poète et saint Gyandev.
MàJ06022015 Article de Jens Schlieter, Simulating Liberation: The Tibetan Buddhist Game “Ascending the [Spiritual] Levels”
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[1] Yi Jing. : Le livre des changements (2002), Pierre Faure etCyrille J-D Javary, p. 2
[2] Extrait de Chinese Buddhist Apocrypha, Robert E. Buswell, « The Chan-ch’a ching: Religion and Magic in Medieval China » de Whalen Lai
[3] Se coucher, s'incliner très profondément, le front touchant terre ou se rapprochant de la terre en signe de respect, d'adoration, de supplication. (Atilf)
[4] « The CCC: In two fascicles; no listing in the various catalogues. The colophon says that it was translated by P’u-t’i-teng [Bodhidipa?; d.u.]4 outside China, but it seems to be a spurious work of recent origin. It now appears in several canonical collections, and is being copied and circulated.
There was a monk in Canton who sponsored a confessional [performed] before a stupa [representing the Buddha-jewel]. He made use of two strips of leather, and on one he had written “good” and on the other “evil.” The practitioners were told to throw these [like lots]. Those who came up with “good” were told that they would be blessed with good fortunes. Those who came up with “evil” were told that misfortune awaited them.
The monk also urged the people to smite themselves (izu-p’u) so as to offset punishment otherwise due (mieh-tsui). He succeeded in gathering around him a following of males and females who mingled together [too freely]. In Ch’ing-chou [Shan-tung], a layman also sponsored a similar confessional.
In the thirteenth year of the K’ai-huang era (593), someone reported [the cultj to the Canton magistrate, charging that it was bewitching the people.
Upon being investigated, [defenders said] that the stupa-confessional was based on the CCC and that the method of Uu-p’u was based on common canonical instructions on [how to do penance by throwing oneself on the ground] “as if Mt. T’ai were crumbling.”
The Canton Prefect (Ssu-ma) Kuo I [d.u.] went to the capital and personally reported the affair in some detail to the Chih-chou Office. The throne doubted this defense [of the cult as based on] the CCC, and ordered the Vice President of Religious Records (Nei-shih shih-lang), Li Yuan-ts’ao [d.u.], to accompany Kuo I to the Pao-ch’ang Temple so as to consult [the sutra-cataloguer] Fa-ching and the other learned monks. They submitted that the CCC was not found listed in prior catalogues, and pointed out that no specific site where the translation took place had been given. Furthermore, they noted that the manner in which the stupa-confessional was practiced was unlike any [other such formula] found in the various sutras. They advised that the cult not be followed. A memorial was then issued banning these practices. Later, however, a Brahman a came and said that such rites were in fact found in India. » Source
[5] « Les trois sutras chinois qui parlent de Ksitigarbha, en particulier le Soutra des vœux originels du bodhisattva Kṣitigarbha (en) sont supposés avoir été traduits du sanskrit au viie siècle par un moine de Hotan, maître Shikshânanda, mais les spécialistes s'accordent pour dire qu'ils ont été écrits directement en chinois aux viiie et ixe siècles. »
[6] « The North is the source of many other fabricated sutras during this period.8 The reason for this geographical distribution is that northern China did not nurse the “recipient mentality” toward the words of the Buddha that was prevalent in the South. Being in many ways an extension of the Central Asian Saipgha, the northern Saipgha instead developed a “progeny mentality.” This distinction means that whereas monks in the South would more often compile sutra-catalogucs to keep track of what had been received from outside China, the northern Saipgha would instead generate its own sutras, just as Buddhists had done previously in Central Asia.
The northern Saipgha was larger than its southern counterpart, and had a broader socio-economic base. It also demonstrated greater expediency when it came to populist concerns. Thus, for example, after the first persecution of Buddhism in the North (446-452), the architects of the Buddhist revival did not follow the usual course of collecting books and compiling catalogues in order to salvage their tradition. Instead, it appears that these leaders were more actively involved in translating new sutras, writing new texts, including such indigenous scriptures as the T’i-wei Po-liching{Book ofTrapu$a and Bhallika), and actively proselytizing among the masses. The CCC therefore reflects to me more of this northern agenda. » Source
[7] Le jeu du karma et de la réincarnation, Mark Tatz et Jodi Kent, Claire Lumière, p. 7
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