samedi 13 mars 2021

Le bouddhisme ne serait pas prosélytiste ?


Superheroes Lunch atop a Skyscraper

Quand j’avais écrit mon blog Le mythe fondateur du vajrayāna, où il était question de Cakrasaṃvara conquérant le sommet du Mont Meru en soumettant Rudreśvara, nous avions entrevu le projet bouddhiste mahāyāna, et par la suite vajrayāna, de remplacer les dieux hindous (et par la suite les dieux-démons tibétains), ou de les pénétrer et posséder (“dompter”)[1]. Mais déjà, dans la Concentration de la marche héroïque (IIème s.), nous lisons comment le bouddhiste Śakra Meruśikharadhara est une sorte de double immatériel de Śakra dans son palais au sommet du Mont Meru. C’est un lieu stratégique, celui qui tient ce sommet est le chef du saṃsāra, donc ce n’est pas une mince affaire. De là, tel un satellite, on peut tout voir et connaître ce qui se passe aux étages inférieurs de l’univers. C’est pourquoi les Bouddhas du mahāyāna ne vont pas vraiment au Nirvāṇa (Śūraṃgamasamādhi, Śgs, p. 185), pas folle la guêpe !

Le Śakra bouddhiste évolue en la marche héroïque et de ce fait, il se manifeste dans tous les palais du Śakra hindou. Ce dernier remarque cependant au Bouddha qu’il n’y a jamais perçu le Śakra bouddhiste. Le Śakra bouddhiste explique alors que c’est pour son propre bien, car s’il se montre sous son véritable aspect il en garderait des complexes pour le restant de sa vie. À la demande du Bouddha, le Śakra bouddhiste montre ce dont il est capable en brillant plus fort et en éclipsant les autres sauf bien sûr le Bouddha, qui brillait encore deux fois plus fortement. À la fin, on comprend que tout ce qui manquait au Śakra hindou c’était la bodhicitta… On peut s’attendre à ce que ce détail n’ait pas échappé aux destinataires du sūtra.

Un des aspects du Śgs est le dévoilement du grand nombre d’agents doubles bouddhistes occupant des places importantes dans des lieux stratégiques parmi les devaputras, un autre aspect consiste à montrer leurs immenses pouvoirs, comme ceux du Stakhanov des bodhisattvas, Matyabhimuka (Śgs p.178-182).

Le Śūraṃgamasamādhi raconte également en direct live la conversion de Māra par le bodhisattva Māragocarānupalipta, qui est l’agent double bouddhiste auprès de Māra. Tout comme le Śakra bouddhiste, ce bodhisattva peut fréquenter les domaines de Māra sans en être souillés. Pour la conversion de Māra, il va prendre celui par les sentiments, en convertissant d’abord les filles des dieux (devenkyā). En vidant le domaine de Māra de ses filles, femmes, entourage, il dérobe celui-ci de son pouvoir, et de peur de le perdre, Māra accepte de produire la bodhicitta (en croisant les doigts derrière son dos…).

On imagine bien que les bodhisattvas espions soient présents dans les “domaines” (gocarā) de tous les puissants. L’ubiquité ou la capacité de la multiple présence “distancielle” des Bouddhas et des bodhisattva dans le Śgs semble aussi avoir pour but, ou conséquence, de servir de justification à toutes sortes d’actes rituels. Il suffit d’invoquer le nom d’un Bouddha, ou d’y penser, pour que celui-ci soit réellement présent en tant que champ de mérite (p.218). C’est aussi de cette façon que Māragocarānupalipta peut fréquenter tous les lieux de Māra, sans jamais “quitter l’assemblée réunie autour du Bouddha” (p.222).

Le sūtra met également en exergue le rôle de Mañjuśrī, le supercommuniquant du bouddhisme mahāyāna, qui voyage dans toutes les galaxies pour y prêcher le Dharma et convertir les êtres. Pendant le kalpa Virocana, après la disparition du Dharma de Bouddha Puṣya, il n’y avait plus que la voie des pratyekabuddha pour convertir les êtres. Mañjuśrī part en mission, prétend d’être un pratyekabuddha, entre dans le nirvāṇa pour l’exemple, mais en sortit aussitôt, car il était au fond un bodhisattva. Les fidèles brûlèrent son corps. Et puis, Mañjuśrī, tel Buffalo Bill's Wild West Show, continua sa tournée de galaxie pour se produire ailleurs et pour y convertir les êtres. Pour faire tous ces exploits, Mañjuśrī se mettait en marche héroïque.

Mais Mañjuśrī n’a aucun mérite, tout mérite revient au Śūraṃgamasamādhi. Le plus grand méchant du monde “qui entend prêcher le Śgs est supérieur au saint entré dans la détermination et à l’Arhat qui a détruit les impuretés” (p. 253). C’est pourquoi il est recommandé de porter partout cette bonne nouvelle (p. 227). Et Mañjuśrī est l’élément le plus actif du bouddhisme mahāyāna dans ce domaine. Nous apprenons d’ailleurs, que Mañjuśrī est en fait un Bouddha (Nāgāvaṃśāgra) depuis longtemps (p. 261)... Les douze actes d’un Bouddha, et notamment l’entrée (et la sortie) du nirvāṇa, c’est le moindre de ses exploits. Dans l’espace d’un kalpa, un Bouddha ne peut pas tout faire, son temps est compté. Le potentiel et la promesse du Śgs lui sont nettement supérieurs.

C’est toujours dans ce même sūtra que nous apprenons que Śākyamuni est le Bouddha cosmique Vairocana, et tant que celui-ci enseigne dans son univers, Śākyamuni ne rejoindra pas le nirvāṇa final. Voilà que, dans les siècles après, toute l’attention du bouddhisme mahāyāna (et vajrayāna) se tourne vers Vairocana. Le bouddhisme vajrayāna continuera le projet du “grand remplacement” de tout ce qui est “impur”, “inauthentique” et “faux” par ce qui est “pur”, “authentique” et “vrai”. Cakrasaṃvara prend la place de Rudreśvara Mahābhairava au sommet du Mont Meru, Padmasambhava (Padma thang yig) soumettra Rudra/Thar pa nag po. Ici, c'est Rudra qui aura pris la place de Māra comme ennemi n° 1.

Donc avec tout ce beau monde virtuellement remplacé (et/ou possédé de l’intérieur), on ne sait jamais si l’on n’a pas affaire à un bodhisatta ou un vidyādhara en métamorphose, et il vaut mieux présumer que oui. Nous ne savons pas en quelle mesure notre monde “impur”, “inauthentique” et “faux” n’est pas déjà sous le contrôle secret des forces du bien. Et s’il ne l’est pas encore, il le sera sans doute bientôt.
l’homme ne doit pas juger l’homme, car il se blesse lui-même bien vite, ô Moines, l’homme qui juge l’homme. Moi-même ou qui me ressemble pouvons scruter l’homme”.

ô Kāśyapa, le bodhisatvva et le śrāvaka doivent considérer tous les êtres comme étant le Maître lui-même, et se demander prudemment si quelque individu appartenant au Véhicule des bodhisattva ne se trouve pas devant eux.” (Śgs, p. 208)
Le prosélytisme bouddhiste ne passe pas vraiment par des conquêtes réelles, mais suggère que tout est entre de bonnes mains, qu’il ne faut pas intervenir, et laisser agir les Bouddhas, bodhisattvas et leurs très nombreux agents doubles. Il faut soutenir les bodhisattvas et leurs projets dans l’imaginaire, en concevant des mondes parfaits, en faisant des prières à souhaits pour que ces mondes adviennent un jour, et que tous les êtres soient sauvés. On peut même mettre la main à la pâte, tout en restant bien assis sur son coussin, et imaginer (bhāvanā, sādhana) que ce qui est imaginé, récité, et rituellement accompli, aura des retombées réelles dans une réalité, qui n’est pas forcément du domaine de la māyā, mais qui n'exclut pas une influence dans ce domaine non plus.

Extérieurement, le bouddhisme n’encourage pas à intervenir dans un monde, qui est - qui sait ? - déjà le meilleur des mondes que nous puissions avoir (“if it ain’t totally broke, don’t make it worse”), qui est de toute façon le résultat du karma inéluctable des êtres, et sinon déjà géré au mieux par des Bouddhas et bodhisattvas métamorphosés dans la mesure que la situation le permette, tandis qu’intérieurement les fidèles peuvent se préparer à des temps meilleurs, tout en purifiant leurs esprits en les remplissant de belles choses[2], partout et toujours.

Les modèles de ces beaux mondes remplis de belles choses sont des théocraties idéalisées, des assemblées centrées autour d’un Bouddha, mais où tout le monde dans l’assemblée sait, qu’au fond il est indissociable de ce Bouddha et de son cercle, et qu’il aurait aussi bien pu être assis à la place centrale. Tout comme les grands bodhisattvas dans cette assemblée sont présents, mais accomplissent “ubiquitairement” toutes sortes de missions ailleurs, chacun de nous peut accomplir son devoir ici-bas, qui en gouvernant un pays, qui en commandant une armée, qui en découpant et brûlant des cadavres, et en servant les castes supérieures, tout en restant en la réalité vraie en compagnie de cette assemblée. Chacun peut participer au projet de la Grande Révolution Intérieure et devenir un agent double héroïque, en faisant ce qu’il fait déjà. Vous êtes parfaits, ne changez rien, continuez ainsi.


[1] Pour un exemple, voir le récit de la conversion de Rudra par Hayagrīva et Vajravārāhi, le cheval et le sanglier, “qui sont chargés de cette mission par la congrégation de bouddhas. Hayagrīva pénètre par la "porte du bas" de Rudra, jusqu’à ce que sa tête de cheval sorte par le sommet de la tête de Rudra. Les bras et les jambes de Rudra s’étendent. Vajravārāhi pénètre par le bhaga (vagin) de sa compagne (Umā), et sa tête de sanglier sort du sommet de la tête de la compagne. L’union (T. zhal sbyar) de "Cheval" (Hayagrīva) et de "Cochon" (Vajravārāhi) donne naissance à une manifestation de Vajrapāṇi portant le nom Bhurkumkuta (T. rta phag zhal sbyar dme ba brtsegs pa bskrun)”. Voir mon blog La promotion fulgurante de lambitieux yaksha Vajrapani

[2] Y compris des guerres justes, comme dans le Kalacaka Tantra.

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