mercredi 1 juillet 2020

Une spiritualité sans Ciel est-ce possible ?

Coloriage ludique des Six mondes. Bien colorier à l'intérieur des lignes.

J’ai écouté une partie de l’émission Philosophie de l'Inde, une pensée venue du ciel ? où Marc Ballanfant[1] est interviewé sur sa conception de la philosophie, la spiritualité et la religion de l’Inde ancienne. En l’écoutant parler, on mesure bien la distance entre le point de vue d’un philosophe contemporain français et celui qu’on pourrait imaginer être le point de vue d’un – comment le qualifier ? – adepte (philosophe/spirituel/religieux) d’une tradition de l’inde ancienne. Le point de vue de Marc Ballanfant intègre celui d’un adepte traditionnel, mais il n’est pas certain que ce dernier serait d’accord avec la façon de laquelle il est intégré.

Pour Ballanfant, « la philosophie c’est élaborer des discours rationnels pour parler du monde, et pour construire une réflexion sur le monde ». La spiritualité est le désir de se libérer. La philosophie a pour but de libérer des préjugés intellectuels, de la rigidité mentale par rapport aux opinions, à la stupidité. La spiritualité est un besoin d’ailleurs, pour répondre à une aspiration, qui ne sera jamais satisfaite, mais qu'il est important d'avoir. La spiritualité se distingue du développement personnel, qui s’occupe du moi, tandis que la spiritualité s’intéresse au soi. L’un reste au niveau du mental, l’autre de la conscience, l’un ne « libère » pas, l’autre est susceptible de « libérer ». Cela rejoint en quelque sorte les deux vérités du bouddhisme mahāyāna, à part que dans ce dernier cas, il ne s’agit pas de se « libérer » en ne s’investissant que dans « la conscience » ou dans la vérité absolue, mais d’allier les deux vérités.

La religion et les actes religieux sont le grand absent dans cet exposé. Un indien (même contemporain sous Narendra Modi) risque de ne pas se reconnaître en l’aspiration spirituelle telle qu’elle est décrite ici. Le "désir d’ailleurs" va très bien pour des assoiffés contemporains de spiritualité exotique en Occident. Il n’est pas certain qu’un indien ou un tibétain veuille être spirituellement ailleurs qu’il est. Son désir de se libérer est conforme à celui enseigné par sa religion. L’ailleurs auquel il aspire se trouve dans l’au-delà, dans le Ciel. Ce qui l’enchaîne ici-bas, sa religion le lui dit clairement. La voie est tracée, il ne reste plus qu’à la suivre, sous la direction d’un guide. La liberté est l’union avec « le soi », un dieu, ou un état bienheureux définitif. La « liberté » dont parle Ballanfant semble plutôt équivalent à une sensation ou une expérience où le corps s’efface temporairement, en écoutant un concert de musique indienne pendant une nuit etc. Il y a plusieurs voies. Il n’y a pas une seule voie, qui serait la voie religieuse, mais il n’y a qu’elle qui est susceptible de conduire à la véritable libération.

Même pour « les bouddhistes », l’au-delà est assez bien défini, ce n’est pas un « comme si ». Il est difficile de faire plus concret que les instructions d’un Livre des morts tibétains. Demandez à ceux qui les pratiquent, ou qui en parlent, s’ils font comme si… Pour eux la véritable liberté est l’absence du moi. Le moi ne peut pas être libre. Faire comme si, c’est bien trop de liberté … et de moi (ou ego). La religion et ses guides sont là pour protéger contre la liberté du moi, qui ne peut jamais conduire au soi. C’est en renonçant à la liberté du moi, en suivant conformément une religion et ses guides, que l’on avance sûrement sur la voie de la véritable liberté qu’est le soi. Pour un indien classique ou un tibétain pieux « la spiritualité » serait une impasse. Cela n’empêche pas que, depuis Vivekananda etc., les maîtres indiens et tibétains savent comment « parler spiritualité » (« désir de liberté ») avec les sympathisants occidentaux (transcendantalistes, romantiques, théosophes, anthroposophes, etc.), mais cela ne les arrête pas de continuer à pratiquer en privé leur religion respective conformément.

Les maîtres tibétains sont experts à « graduellement » amener leurs disciples occidentaux à la voie religieuse, en leur faisant passer par des « étapes spirituelles », en réinterprétant telle vérité religieuse de façon spirituelle, symbolique, psychologique, parascientifique, etc. Ils savent les rassurer en enseignant d’abord qu’il n’y a rien à enlever ni à ajouter à la nature de l’esprit, que la perfection est déjà là, qu’il suffit de mélanger la conscience avec l’espace, que tout le message du Bouddha tient en cela. Ceux qui restent plus longtemps ou s’engagent davantage découvriront que cela ne suffit pas. Ils diront même que cela peut être dangereux d’en rester là, sans aller plus loin. Que l’on risque de passer à côté du « moment crucial » après la mort, surtout si on ne s’est pas proprement entraîne de façon religieuse de son vivant. Il n’y a qu’à voir comment les maîtres tibétains passent leur temps. Peut-être que leurs pratiques religieuses sont, au fond, spirituelles. Comment le savoir ? Peut-être sont-ils totalement libres et libérés en officiant. Etant libérés, ils pourraient vivre comme il leur plairait, comme vous et moi, mais ils ne le font pas. Par choix, par liberté ? Sont-ils dans l’union parfaite de la religion et de la spiritualité ? On pourrait peut-être encore ajouter la philosophie à cette union. Quand la religion, la spiritualité, la pensée ou la philosophie « vient du Ciel », arrive-t-il un moment où l’on peut faire abstraction du « Ciel » ? Par liberté ? Ou serait-ce forcément un retour au « moi » ?

Question accessoire : les instructions du Bardo enséignées dans les écoles maternelles, primaires et de l'éducation secondaire de la fondation "Abiding Heart Education" sont-elles religieuses, spirituelles ou philosophiques ? Conduisent-elles à la liberté ?

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[1] « Professeur de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles, traducteur depuis le sanskrit et spécialiste des philosophes de l’Inde ancienne. »

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