mercredi 8 juillet 2020

Savons-nous réellement ce que pratiquait Milarepa ?


Réchungpa rencontre Milarepa (détail Himalayan Art 36588)

« Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje) est l'auteur de l'hagiographie la plus ancienne (env. 1258-66) de Réchungpa (ras chung rdo rje grags pa 1083/4-1161), un disciple de Milarepa. Celle-ci raconte comment Réchungpa voyage avec un groupe de gens parmi lesquels figure le maître Nyingma Kyis ston qui avait un grand nombre de disciples laïques. Quand le groupe loge dans la vallée de Katmandu, peut-être à Thamel Vihara, le maître donne une série d'enseignements sur le Dzogchen, que Réchungpa suit. Réchungpa aperçoit à cette occasion une jeune femme newar, qui est initialement intéressée par les propos du lama, puis qui commence à s'ennuyer et ne l'écoute plus. Elle dit alors à Réchungpa que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis… ou alternativement de tous les ennuis.

Réchungpa demande alors à Bharima, car c'est son nom, quelle est sa propre pratique secrète. Elle est choquée qu'il ose même la lui demander et refuse de répondre. Réchungpa se tourne alors vers sa servante qui lui donne une indication en mimant Vajrayoginī. Ladite Bharima s'avérera plus tard être une disciple de Tipupa, un ancien élève de Nāropa, qui transmettra à Réchungpa le Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (T. lus med mkha' 'gro skor dgu S. ḍāka-niṣkāya-dharma). Il s'agit des instructions que Tilopa/Tillipa aurait reçu directement de Vajravarāhī. Il les aurait ensuite transmis à Nāropa, qui en aurait transmis quatre à Marpa et le cycle entier à Tipupa. C'est grâce à Réchungpa que le cycle a pu être (ré)intégré dans son intégralité dans la lignée Kagyupa. »[1]

Il s’avère de ce passage d’une hagiographie écrite entre 1258 et 1266, que Réchungpa, disciple principal de Milarepa, pour ce qui concerne la transmission des pouvoirs occultes (siddhis) des lignées kagyupa, ne connaissait pas le culte de Vajrayoginī/Vajravārahī. Milarepa ne lui aurait pas transmis cette pratique ? Milarepa lui-même connaissait-il Vajrayoginī/Vajravārahī ? Si oui, pourquoi ne l’aurait-il pas transmise à Réchungpa ? Surtout, vu l’importance de la déesse dans la pratique de la Caṇḍalī (tib. gtum mo), emblématique de la lignée kagyupa et de Milarepa. Jusqu’à son (premier ?) voyage au Népal, Réchungpa semble avoir pratiqué une sorte de « dzogchen » avec Milarepa, et n’aurait pas fait des pratiques, où les dieux et les non-dieux sont mis à l’honneur en vue de l’obtention de pouvoirs occultes (siddhi) ? C’est peut-être accorder beaucoup de poids à ce passage, mais sinon quel serait le message qu'il voudrait faire passer ? Gyadangpa est d’ailleurs tout à fait d’accord avec cette nouvelle (?) tournure en faveur des siddhi.

Les hagiographes, en bons scénaristes, s’appuyent sur les hagiographies existantes en utilisant les informations qui s’y trouvent, pour construire de nouveaux développements, ou pour y corriger ce qui ne leur convenait pas. Le voyage au Népal de Réchungpa est confirmé par l’hagiographe de Ra lotsāwa[2]. L’auteur de cette hagiographie s’en prend au maître dzogchen de Réchungpa, pour avoir conduit ses disciples sur une fausse piste quiétiste[3].

C’est à cause de la maladie de Réchungpa (lèpre ou une maladie psychosomatique appelée btsan ‘dze), que Réchungpa partira « en Inde » avec un yogi indien, puis en compagnie du maître dzogchen sKyi ston. Selon un de ces multiples hagiographes, Götsang Repa (XV-XVIème s.), disciple de Tsangnyön Heruka, c’est à l’âge de 37 ans, en 1234, que Réchungpa serait arrivé à Mithila. Selon Gö Lotsawa, Réchungpa, âgé de 10 ans, aurait rencontré Milarepa, âgé de 54 ans, en 1094 (source : Roberts). C’est donc âgé d’environ 37 ans, après avoir vécu 27 ans en compagnie de Milarepa, que Réchungpa, selon Gyadangpa, découvre l’existence de Vajravārahī à Kathmandou. Götsangpa Repa a pour mission de réparer les pots lignagers cassés[4]. Selon ce disciple de Tsangnyön, Réchungpa aurait reçu la consécration de Vajravārahī de Milarepa, qui aurait donné à Réchungpa son nom (rdo rje grags pa) par la même occasion. Pour comparaison, selon Tsalpa Zhang, Gampopa aurait rencontré Milarepa en 1110 (source : Roberts), et serait resté avec lui pendant un an.

J’ai écrit plusieurs blogs sur la problématique du culte de Vajravārahī[5] (et de la série des six yogas de Nāropa) dans l’école Kagyupa. Pour résumer, selon moi, ce genre de pratiques n’est pas apparu au Tibet, avant leur apparition en Inde (ou au Népal). Une fois présentes au Tibet, il fallait combler plusieurs siècles de vide, afin de rattacher ces pratiques à des « détenteurs de lignée » qui ne les avaient pas connues. C’est le rôle des hagiographies. Le projet principal de Tsangnyön Heruka et de ses cercles était la production littéraire en série de hagiographies. Projet totalement réussi. Nous ne savons pas ce que pratiquaient en réalité Marpa, Milarepa, Gampopa, Réchungpa etc.

***

[1] Blog Dans le sillage d’Advayavajra : Réchungpa et la réhabilitation des dieux et démons

[2] The All-Pervading Melodious Drumbeat: The Life of Ra Lotsawa [1016-1128?], par Ra Yeshe Senge (XII-XIIIème s.) et Bryan J. Cuevas. Ra Lotsawa est célèbre pour la transmission de Vajrabhairava, reçu du Maître du clan Bharo. Il y a des doutes concernant la date de composition de l’hagiographie et de son attribution, comme il ressort de l’introduction de Bryan J. Cuevas.
« The Tibetan text translated here, The All-Pervading Melodious Drumbeat, is the only surviving complete and autonomous biography of Ra Lotsawa. It is one of the longest hagiographical narratives of the Tibetan renaissance translators and early yogic virtuosi, ascribed by tradition to Ralo’s grandnephew, Ra Yeshe Senge, who flourished sometime in the late twelfth and early thirteenth centuries. That being noted, the exact date of composition of the present text is unknown and there are sound reasons for calling its antiquity and even its authorship into question. But no matter its actual provenance, The All-Pervading Melodious Drumbeat represents the version of Ra I.otsawa’s life that is most popular among Tibetans, the one that paints the most recognizable portrait of him, and the singular one that endures to this day in the Tibetan imagination. » Introduction

[3] « Rechungpa’s traveling companion from before, the one called Kyiton, had gotten into a drunken brawl and killed a man. As a result of his crime, he was being held in a prison in Yambu and it had been decided that he was to be executed. The Lama paid sixteen ounces of gold for his release. Kyiton, with firm devotion, asked the Great Lama Ra for dharma teachings. The Lama said to him, “You’re a genuine dharma practitioner, but you’re requesting dharma from me? The one who’s puffed up with pride, like he’s some big man?
Kyiton was remorseful and broke down in tears. “I am so sorry,” he cried. ‘‘Since I’ve accumulated bad karma with words like that, their fruits will ripen quickly in this lifetime. Now that I’m offering my apologies, by all means you must grant me the instructions.” He remained there in the Lama’s presence prostrating himself to him multiple times. It is said that when Ralo bestowed the initiation and instructions, Kyiton was able to gain spiritual attainments in the bardo after death, and that in his next life he emerged as someone capable of benefitting living beings. »

[4] « Götsang Repa states that, at this time, Milarepa gave Rechungpa vows, the abhiṣeka of Vajravārahī and the practice of caṇḍalī which, as in the Tsangnyon version, he masters at this time. Milarepa also gives him the name Rechung Dorje Drak (Ras-chung rDo-rje Grags). As described earlier, this contradicts the account from a few pages earlier in which he received the name Dorje Drakpa shortly after his birth. » source : Roberts

[5] Vajrayogini et ses origines
Cherchez la femme de sagesse
Celui qui déclina les avances de Vajrayoginī (trois fois !)
Milarepa, cet illustre inconnu
De châteaux de cartes et de leurs fondations
L’invention de la "Lignée de Nāropa"
Sur la transmission aurale de Cakrasamvara

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire