Kṛṣṇācārya (détail), Himalayan Art 18650 |
Kṛṣṇācārya est connu pour son commentaire (Yoga-ratnamālā-nāma-hevajra-pañjikā (P.2313) du Hevajra-Tantra, est il est un des principaux apologistes de ce tantra. En tout, 64 œuvres lui sont attribués dans la Collection des traités canoniques tibétaine (bstan ‘gyur). Son maître aurait été le mahāsiddha Jālandhara, et il aurait eu six disciples principaux : Bhadrapāda[1] (alias Guhyapa), Mahila, Bhadala, Thesmbupa (Cimbupa), Dhamapa et Dhumapa .
Tāranātha fait grand cas du yogi kāpālika Kṛṣṇācārya, et ses écrits servent souvent de sources hagiographiques privilégiées en ce qui concerne ce mahāsiddha, bien que les sources à Tāranātha soient très incertaines, et les faits qui y sont relatés très improbables. Dans son texte Les sept lignées de transmission (tib. bka’ babs bdun ldan), il fait de Kṛṣṇācārya le détenteur de deux des sept lignées : karmamudrā et Luminosité. Tāranātha raconte même une rencontre entre la princesse Lakṣmīṅkārā et Kṛṣṇācārya[2]. La princesse l’aurait référé à son futur guru Jālandhara.
Kṛṣṇācārya (le mineur) est célèbre pour avoir désobéi à son guru. Cela fait un parallèle avec Réchungpa et Milarepa. A se demander si Tsangnyeun Heruka ne s’est pas laissé inspirer par les anecdotes sur Kṛṣṇācārya pour raconter la relation de Réchungpa et son maître. Dans sa propre hagiographie de Kṛṣṇācārya[3], Tāranātha raconte que gTsang pa rgya ras Ye shes rdo rje (1161-1212), une sorte de « terteun », serait la personne qui aurait « mis par écrit » les Distiques (dohākoṣa) transmis par Réchungpa[4].
Les trois traditions des dohākoṣa plus tardifs (Newar/Bal, Rechung, et Par) présentent dans leur dohākoṣa, ainsi que dans leurs interprétations de ceux-ci, une mahāmudrā tantrique, différente de celle présentée dans le Commentaire du Chant des distiques d’Advaya-Avadhūtipa.
Il est généralement assumé que les pratiques sexuelles rituelles que l’on trouve p.e. dans le Hevajra-Tantra et les Caryāgīti sont apparues en dehors des centres religieux orthodoxes et qu’elles ont été progressivement réintégrées, en atténuant et en réinterprétant leur côtés « sauvages » (dionysiaques) inacceptables. C’est ce qu’explique Ron Davidson dans Indian Esoteric Buddhism. On voit Kṛṣṇācārya à l’oeuvre dans son commentaire du Hevajra. En même temps, les textes tantriques utilisent un langage codé[5], car ils sont conscients de leur contenu provocateur.
« If the practitioner does not conceal the practice it causes misfortunes from snakes, thieves, fire and elemental earth spirits. »[6]On voit aussi Kṛṣṇācārya (et d’autres mahāsiddha) apparaître dans le Caryāgīti qui serait un texte datant du VIII-IXème siècle, et dont il existe un commentaire par Munidatta du XIIIème siècle, ce qui correspond mieux. Les 46 chants préservés en « vieux Bengali » ou une autre langue indique vernaculaire, redécouverts et publiés en 1916 par Śāstrī, avaient été traduits en tibétain par le sakyapa Grags pa rgyal mtshan (1147-1216)[7]. Par sécurité, je pars du principe que ce commentaire et les chants qu’il contient sont apparus au XIIIème siècle. C’est à peu près à la même époque qu’est apparu la littérature consacrée aux mahāsiddha en tant qu’un ensemble de 84 maîtres bouddhistes ésotériques indiens, à l’origine des doctrines et pratiques des lignées de transmission tibétaines.
Dans le contexte des Caryāgīti, Kṛṣṇācārya et d’autres mahāsiddha se montrent sous un autre jour. L’époque de la composition des tantras, des commentaires et des textes dans le genre de « démonstrations » (siddhi) semble loin, et pourtant nos mahāsiddha ont l’air en pleine forme et en pleine jeunesse. Ils vivent de façon insoucieuse loin des villes, dans une campagne idyllique, en passant leur journée à boire, à manger et à forniquer. Leur vie insouciante « selon la nature » les aurait donnés leur nom en tant que groupe : sahajayāna. A quoi bon questionner Hevajra, Cakrasamvara ou un autre heruka, pour apprendre tous les détails de la liturgie complexe de leurs maṇḍala et pratiques, si la vraie vie libre est ailleurs ? Au XIIIème siècle, on dira que ces mahāsiddha sont passé à l’Action (tib. spyod pa la gshegs pa), au bout d’une longue carrière monastique, d’expert ès tantras etc. Seulement, pour vivre ainsi d’amour, d'eau fraîche et d’alcool, il faut être en forme.
Quelle serait la chronologie correcte ? Kṛṣṇācārya et les autres furent d’abord des moines et/ou siddhas tantriques, et seulement ensuite ils auraient vécu en véritables libertins, ou bien ils étaient des siddhas libertins d’abord, et leurs pratiques ont été réintégrées dans les tantras par la suite ? Cette dernière thèse semble compromise, quand on voit Kṛṣṇācārya composer un commentaire du Hevajra Tantra. A titre personnel, je pencherais plutôt pour une thèse comme quoi les Caryāgīti et hagiographies associées seraient des créations Népalo-tibétaines, pour authentifier des formes de pratiques sexuelles plus tardives (populaires à Kathmandou, ou importées de la Chine), en tant que pratiques à part entière, et émancipées du rituel de consécration, prêtes à être pratiquées dans une garçonnière, et pour célébrer leur style de vie libertin.
En 1981, Lee Siegel avait publié l’article « Bengal Blackie and the Sacred Slut: A Sahajayāna Buddhist Song », dans lequel il avait adapté un chant attribué à Kṛṣṇācārya, pour rendre son aspect choquant et provocateur. Au lieu de réintégrer et d’atténuer le vocabulaire, Siegel y avait remis une couche, en conformité du bouddhisme américain des années 1980 ?
« Outside the town you go toward your tattered hut,« Slut » est ici la traduction de la « ḍombhī » de caste inférieure. Certes, on est loin de la signification d’une jeune femme (12-16 ans) en tant que « mahāmudrā relative » conformément au Hevajra Tantra et le commentaire de « Blackie », mais est-on si loin de l’idée que les élites népalaises et tibétaines se faisaient des mudrā ? Ou de l’idée que se faisaient les élites de la ville de Puri (ou ailleurs) en Inde des devadasī. Quand on regarde les différentes affaires dans le bouddhisme tibétain en Occident (Trungpa, Sogyal, Sakyong Mipham, …), est-ce que leurs partenaires sexuels (femmes et hommes confondus) étaient plutôt traitées comme des « mahāmudrā relative » ou comme des ḍombhī jetables ?
You go touching priests and touching monks, you slut.
I'll fuck you, slut, I Blackie, so full of lust,
I naked skullbearer, so far beyond disgust. »[8]
Reginald Rey (lui-même impliqué dans une affaire d’abus), un disciple de Chogyam Trungpa, avait écrit une réponse à l’article de Siegel, allant dans le sens d’une interprétation vajrayāna symbolique du chant de Kṛṣṇācārya, et de ne pas le prendre au premier degré. D’ailleurs, pourquoi passe-t-on si souvent et si facilement à côté du sens symbolique, et si cela est en effet le cas, pourquoi ne pas changer de stratégie ? Reginald Rey est aussi l’auteur de l’article « The Tantric Consort: Awakening Through Relationship ». Le/la partenaire n’est plus une « ḍombhī » ou une « salope », mais le/la « significant other » avec qui l’on partage la vie. La « ḍombhī » du Hevajra Tantra n’était pourtant pas la femme avec laquelle on vivait. Il fallait qu’elle ait certaines caractéristiques, parmi lesquelles un âge très jeune. Elle était une partenaire de pratique de yoga sexuel. Elle pouvait être congédiée, ou passée à un autre tantrika. En dehors de cet usage, elle n’était pas très « significant ». Ces « partenaires de pratique » très jeunes devaient être cachées des femmes des élites népalais (p.e. du clan Bharo) qui pratiquaient le cycle de Vajravārahī. Les « partenaires de pratique » devaient passer par des portes dérobées. La vie d’une « mahāmudrā relative » n’avait rien de glorieux. Il semblerait que les choses n’aient pas beaucoup changé.
Lire aussi :
La filière newar
Controverse sur la trilogie de Saraha
La filière hagiographique de Pharpupa
Pour ceux qui pensent que tout cela est surtout très symbolique : De la violence fondatrice comme "initiation"
***
[1] On peut se demander si c’est le Bhadrapāda que Kuddāla/Koṭalipa mentionne comme son maître dans Instructions de la méthode progressive de l'inconcevable (skt. Acintyādvayakramopadeśa tib. bSam gyis mi khyab pa'i rim pa'i man ngag (D2228).
[2] Seven Instruction Lineages, David Templeman , p. 7.
[3] Life of Kṛṣṇācārya/Kāṇha, David Templeman
[4] Life of Kṛṣṇācārya/Kāṇha, David Templeman, p.83. Basé sur Blue Annals, p. 664. Tsangpa Gyaré aurait « découvert » un texte intitulé ro snyoms skor drug, caché par Réchungpa à lCags phur can (p. 668). Les six cycles sont : rnam rtog lam 'khyer, nyon mongs lam 'khyer, na tsha lam 'khyer, lha 'dre lam 'khyer, sdug bsngal lam 'khyer, 'chi ba lam 'khyer bcas drug.
Sinon, en ce qui concerne la transmission des Distiques par le biais de Réchungpa, on lit dans « Dreaming the Great Brahmin: Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha » de Kurtis R. Schaeffer :
« Karma Trinlaypa again provides us with the most detailed summary of these traditions: “Balpo Asu heard [the Dohās] from him [Vajrapāṇi], and thereupon what developed from him came to be known as the Bal Approach to the Dohās. Lord Rechungpa heard them from him [Balpo] and Tibupa, and thereupon this successive tradition came to be known as the Rechung Approach to the Dohās. Ngari Jodan heard them, and the tradition [passing] through [his student] Drushulwa was known as the Par Approach to the Dohas.” Three traditions are enumerated here by Karma Trinlaypa: the Bal, Rechung, and Par Approaches. It appears that the Bal Approach did not continue as a teaching tradition of its own but was to become the Rechung Approach. »
[5] The Concealed Essence, p. 42, 51, I, VII, p. 71 etc.
[6] The Concealed Essence, p. 51
[7] Voir :
Les chemins des Paramita et des Vidyadhara
L'Inconcevable bipartite
Pratiquer le cheval et d'autres sports
[8] Alternativement :
« Outside the city, O Dom woman, is your hut; You go touching the Brahmin, touching the shaven-headed. Oh Ḍom woman, I shall perform copulation with you; I am without aversion, Kāṇha (the Black One), a naked Kāpālika. »
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