Extrait Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick |
Christian K. Wedemeyer a publié un livre important sur le rôle des pratiques transgressives/antinoministes dans le bouddhisme tantrique, dans lequel il corrige des thèses d’autres spécialistes sur la question, notamment celles qu’on trouve dans Indo-Tibetan Buddhism de David Snellgrove (1987) et dans Indian Esoteric Buddhism de Ronald D. Davidson (2002). Il était généralement admis que les pratiques transgressives du « bouddhisme tantrique non-duel » (anutarrayogatantras) était initialement apparues en dehors des centres monastiques institutionnels dans les « milieux siddha », et qu’elles étaient progressivement intégrées, atténuées et adaptées dans le bouddhisme tantrique institutionnel, comme une pratique commune.
Wedemeyer est convaincant en proposant que ces pratiques transgressives, avaient été développées, dès leur origine, dans les centres monastiques institutionnels et par les membres de ces communautés. L’argument principal est l’érudition et la connaissance rituelle des tantras non-duels, qui s’appuie sur les « duels ». Les pratiques transgressives n’étaient pas destinées à tous les adeptes, mais seulement aux « plus avancés ». Ces derniers suivaient alors la « Pratique » (cārya) pendant une période limitée. Il est impossible que ces pratiques, telles qu’elles nous sont parvenues, aient pu naître dans des milieux tribaux, même si le « primitivisme » (de « bon sauvage » vivant selon la nature) était un thème important dans le discours sur les pratiques transgressives et leurs adeptes (siddha, mahāsiddha). Un des objectifs affichés étant le renoncement, ces pratiques s’adressaient plutôt à ceux qui était effectivement en mesure (social, matériel etc.) de renoncer. Je ne manquerai pas d’exploiter ces thèses de Wedemeyer dans des blogs à venir.
Selon Wedemeyer les pratiques transgressives étaient donc uniquement destinées aux pratiquants avancés, aux experts, aux « religieux professionnels », qu’ils soient d’ailleurs moines ou laics. Qui décide qu’un « pratiquant », voire « un débutant » (avec un potentiel et un passif de karma et/ou de pratique d’existences passées adéquats) est qualifié pour recevoir ces instructions avancées ? Qui est prêt à recevoir ces pratiques avancées ? Il semblerait que les élites, y compris des empereurs, des khans etc. furent des récipients conformes[1], sans forcément être des « religieux professionnels ». Les membres mâles des familles de riches marchands de Kathmandou reçurent les initiations les plus élevées avec les « pratiques yogasexuelles » associées, ou s’agissait-il peut-être d’autre chose ?[2]
La doctrine des instructions transgressives est une chose, la pratique, dans le sens commun du mot, en est une autre. Les pratiques transgressives ont-elles pu servir de marque d’estime, d’une sorte d’adoubement, de monnaie d’échange, de gratitude envers un bienfaiteur ? Les mudrā, même de basses castes mais dûment consacrées par un Vajrācārya, ont-elles pu servir comme une sorte d’escortes religieusement homologuées, comme des devadasī ? Nous savons qu’elles ont pu être échangés entre vajrācārya, ou présentées en cadeau, avec un cheval, une cote de mailles, une selle,…
Selon la théorie des tantras non-duels, et selon la thèse de Wedemeyer, ces pratiques transgressives ont pu servir de rituel d’inversion (skt. viparīta) temporaire, comme pendant le carnaval (« char naval ») ou les saturnales, servant de régulateur de tensions sociales, pour reprendre de plus belle l’ancien ordre hiérarchique à la fin de la fête.
« Durant cette fête très populaire, l'ordre hiérarchique des hommes et la logique des choses sont inversés de façon parodique et provisoire : l'autorité des maîtres sur les esclaves est suspendue. Ces derniers ont le droit de parler et d'agir sans contrainte, sont libres de critiquer les défauts de leur maître, de jouer contre eux, de se faire servir par eux. Les tribunaux et les écoles sont en vacances et les exécutions interdites, le travail cesse. » (wikipédia)On voit bien la transgression du brahmane, qui s’adonne à ces pratiques transgressives. On voit moins bien l’inversion des valeurs dans l’autre sens. Le petit copain hors caste de la ḍombī, coucherait-il avec la femme du brahmane ? Dans la pratique, ces « transgressions rituelles » à la fin du premier millénaire à Katmandou et au Tibet, comportent selon les comptes-rendus hagiographiques dont nous disposons, des références à l’ingestion d’alcool, le commerce avec les femmes, mais pas à l’ingestion des cinq nectars, ni le fait de manger et de boire tout ce que l’on recevait dans son bol d’aumône. Ce serait étonnant que ces brahmanes iraient mendier dans leur communauté à la vue de tous, d’autant plus que la pratique du vajrayāna était secrète. Il s’agit donc de rituels adaptés (par rapport à la doctrine officielle), organisés dans les lieux discrets.
« Après cela [Kor Nirūpa] fut envoyé dans une ville à la frontière indienne où l’on pratiqua le rituel secret (sct. guhyacārya). Il y avait un temple avec un grand thangka devant laquelle étaient exposées les cinq offrandes. Un jour, un moine lui demanda s’il était un disciple de Dashouchan/Karopa, et la nuit il enleva la thangka qui cacha une petite porte dérobée de laquelle sortirent de nombreuses mudrās qualifiées portant des ornements d’os. Le moine pratiqua des rituels tantriques secrets (tib. gsang sngags kyi spyod pa sna tshogs) en développant la félicité (tib. bde ba sbar nas). Le matin, il cacha les mudrās, ferma la porte et replaça la thangka devant. Il sortit alors pour mendier sa nourriture comme il est coutumier pour les moines bouddhistes. « Voilà comment nous pratiquons les rituels tantriques secrets en Inde » lui dit-il. »[3]Il y a donc d’un côté la doctrine officielle, y comprise vue et mise à jour (Bourdieu, Barthes, ...) par la thèse de Wedemeyer, et de l’autre la pratique (liturgique) commune des moines et yogis ordinaires, ainsi que « la Pratique » surtout destinée au « virtuoses », monacaux ou laïques, ou à des laïcs V.I.P. Les légendes qui entourent l’origine de la « Pratique » et les premiers adeptes (siddha, mahāsiddha) racontent comment seuls des ascètes extraordinaires en sont capables. En pratiquant « la Pratique », quel que soit son niveau, on participe donc un peu à la gloire légendaire des mahāsiddha du passé.
Wedemeyer explique bien que ces pratiques ne sont transgressives que pour ceux qui par leur statut sont engagés dans un chemin plus traditionnel. Dans les hagiographies tibétaines, on peut lire que les aspects abordés le plus souvent de « la Pratique » sont l’alcool et les femmes. Pour des religieux ce sont des pratiques transgressives, pour les élites elles n’ont rien de transgressif. Elles permettent tout au plus d’atteindre la libération « religieusement », sans avoir à renoncer à l’alcool et aux femmes, selon le vœu du roi Indrabhūti. En revanche, très peu d’hagiographies racontent leur ingestion des cinq nectars, la nudité publique, la mendicité, et autres comportements de yogi kāpālika (le comportement hagiographique de Tsangnyeun Heruka restait exceptionnel). Le modèle tibétain de l’adepte de « la Pratique » est plutôt celui d’un membre de l’élite séculier ou religieux, avec sa suite, et un bon niveau de vie. Celui-ci peut avoir une ou plusieurs femmes ou gsang yum officielles, et utiliser les services de « mudrā » pour sa « Pratique », et/ou pour sa longévité. Tantrisme non-duel et taoïsme peuvent se confondre…
Cette manière aristocratique de pratiquer « la Pratique » s’inscrit-elle toujours dans la doctrine, telle que Wedemeyer l’expose dans son livre (une courte période de vie "primitive" et transgressive) ? Cette doctrine ne se résume-t-elle pas à une simple théorie, ou un vœu pieux ? Si les moines dans les monastères bouddhistes tibétains ne sont pas des « religieux professionnels », qui pourrait bien l’être par rapport au tantrisme non-duel ? Pourtant combien de ces « religieux professionnels » (moines ordinaires), auront accès à « la Pratique » au cours de leur vie ? « La Pratique » est plutôt réservée aux membres de l’élite, qui peuvent avoir le statut d’un moine, d’un yogi, d’un bienfaiteur important etc. Ce statut d’élite (bon karma, bonne naissance, etc.) en lui-même peut parfois suffire, pour être qualifié de « bon récipient ».
Les anthropologues anti-Orientalistes et anti-modernistes rappellent régulièrement que le véritable bouddhisme est le bouddhisme, tel qu’il est vécu et pratiqué dans les communautés bouddhistes contemporaines, quelle que soit sa doctrine, son histoire, et quoi que disent ses écritures (lettres mortes). Regardons donc comment les « religieux professionnels », dûment titrés et qualifiés, pratiquent « la Pratique » transgressive du tantrisme non-duel. Commençons par les « religieux professionnels » à notre portée, actifs en Occident.
Leur « Pratique » est-elle conforme à celle décrite par Wedemeyer ? A-t-elle toujours la même fonction d’inversion de valeurs, de dépassement de la non-dualité, et par là de « renoncement » et de « libération » ? Ou est-elle devenue tout à fait autre chose ? Par rapport au tantrisme non-duel décrit par Wedemeyer certainement. Peut-être moins par rapport à la situation tibétaine post-Renaissance, si on peut en croire les témoignages des sources hagiographiques tibétaines. Espérons que Wedemeyer poursuivra ses recherches sur l'évolution de la Pratique au Tibet, et en Occident…
***
[1] Kublai Khan fut initié au Hevajra Tantra par Chogyal Phagpa, le neveu de Sakya Paṇḍita.
[2] Blue Annals, le passage sur Paiṇḍapātika (bsod nyoms pa), alias Jinadatta (pp. 391-394).
« Again the teacher was invited by ha mu dkar po and bestowed on him the complete initiation and secret precepts.
During {R 394} the initiation rite, five girls were compelled to attend the rite with the help of mantras and they were made invisible (in order that) the wife of Ha-mu might not see them. The wife saw only cups of wine suspended in the air and did not see the girls (who were holding the cups). She asked the teacher: "How could this be?" "I have blessed them!" replied the teacher. »
[3] Blue Annals, p. 852-853
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire